L’entreprise comme personnage

Théâtre
Réflexion

L’entreprise comme personnage

Le 1 Jan 2009
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 100 - Poétique et politiqueCouverture du numéro 100 - Poétique et politique - Festival de Liège
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DEPUIS ses orig­ines grec­ques antiques jusqu’à une péri­ode rel­a­tive­ment récente – fin du XIXe début du XXe siè­cle –, et si l’on excepte les ridi­culi­sa­tions comiques et grotesques de l’esclave, de l’artisan ou du valet, la représen­ta­tion du tra­vail sur la scène occi­den­tale, comme celle du sexe et de la mort, sem­ble frap­pée d’un tabou dont les enjeux, à la dif­férence des deux autres, ne font l’objet d’une inter­ro­ga­tion que depuis très peu de temps : le théâtre de Brecht dans les années 30 – 50, peut-être, et les théâtres “mil­i­tants” de l’a­vant et après 68.

Faut-il rat­tach­er l’effroi qui le rend « obscène » – lit­térale­ment : indigne de fig­ur­er sur la scène, ou qui doit demeur­er hors-scène – à son éty­molo­gie latine de « tri­pal­i­um », instru­ment de tor­ture com­posé de trois pals ou trois pieux sur lequel on empalait les sup­pli­ciés ? On com­prendrait dans ce cas que la douleur, la souf­france et le sac­ri­fice liés à cette hor­ri­fique orig­ine métaphorique aient pu dis­suad­er les poètes, et avec eux toute une société, durant des siè­cles, de représen­ter une telle damna­tion. Il faut bien dire que dans les sociétés oli­garchiques et aris­to­cra­tiques qui se suc­cè­dent de l’Antiquité à l’Ancien Régime, le tra­vail reste une activ­ité vul­gaire, puisque la part d’effort et de sac­ri­fice incom­bant au peu­ple. Il pro­duit la richesse dont jouis­sent les élites, mais doit demeur­er occulte et hon­teux.

Il fau­dra donc atten­dre la péri­ode pré-révo­lu­tion­naire et le drame bour­geois (LA BROUETTE DU VINAIGRIER de L. S. Merci­er en 1774), puis la révo­lu­tion indus­trielle et le drame nat­u­ral­iste (LES TISSERANDS de G. Haupt­mann en 1892) pour que pro­gres­sive­ment, presque timide- ment, le tra­vail d’abord arti­sanal et marc­hand, puis indus­triel et ouvri­er, accède enfin, en deux temps, et non sans audace, au droit à la représen­ta­tion scénique.

Une dramaturgie du jetable

C’est Michel Vinaver, le pre­mier, qui dans les années 70, fort de son expéri­ence de cadre supérieur puis de PDG au sein de la société Gillette Europe, osa situer quelques-unes de ses pre­mières pièces – PAR-DESSUS BORD, immé­di­ate­ment suiv­ie de LA DEMANDE D’EMPLOI – dans le con­texte déter­mi­nant de l’entreprise. L’Entreprise, avec lui, deve­nait une sorte de pro­tag­o­niste thé­ma­tique, comme naguère la cri­tique avait pu le sug­gér­er du Peu­ple chez Vic­tor Hugo ou de l’Argent dans la Comédie humaine de Balzac. Avec ces deux pre­mières pièces, rapi­de­ment suiv­ies de LES TRAVAUX ET LES JOURS, À LA RENVERSE, L’ORDINAIRE, LES VOISINS et L’ÉMISSION DE TÉLÉVISION, se révélaient à la dra­maturgie con­tem­po­raine les images con­crètes et les mécan­ismes de la con­cur­rence de la fail­lite, de la restruc­tura­tion, des licen­ciements économiques et col­lec­tifs, du chô­mage, du désœu­vre­ment, de la demande d’emploi. Lui-même impliqué dans l’évolution d’une con­som­ma­tion de plus en plus aliénée au jetable (les rasoirs, les bri­quets, les sty­los…), Michel Vinaver décou­vrait ain­si, avec les yeux d’un obser­va­teur aigu voire d’un vision­naire, que l’homme lui-même, à tra­vers la « réi­fi­ca­tion » (ou si l’on préfère la « chosi­fi­ca­tion ») dont il fait l’objet dans le mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste, subi­rait bien­tôt à son tour les con­séquences cru­elles de cette logique du jetable qui aujourd’hui, de restruc­tura­tion en licen­ciement, le dis­qual­i­fie et le pousse bru­tale­ment vers la sor­tie, jusqu’à l’exclusion défini­tive.

Vinaver et après

Avec cette inven­tion d’une dra­maturgie de l’entreprise qui décli­nait toutes sortes de sit­u­a­tions
et de pro­duits – du papi­er toi­lette au cuiv­re chilien en pas­sant par les moulins à café –, et toutes sortes d’approches et de tonal­ités, de la choral­ité sym­phonique la plus épique à l’intimité presque con­fi­den­tielle d’un « théâtre de cham­bre », Vinaver ouvrait une voie que toutes les dra­matur­gies du monde allaient bien­tôt adopter pour la déploy­er à leur tour dans d’autres sen­si­bil­ités cul­turelles et généra­tionnelles. Avec TOP DOGS du Suisse Urs Wid­mer, puis avec A.D.A. : L’ARGENT DES AUTRES de l’Américain Jer­ry Stern­er, Daniel Benoin inter­ro­geait les thérapies de recon­ver­sion et de recy­clage des cadres supérieurs, puis les OPA lancées par les liq­ui­da­teurs de Wall Street sur les entre­pris­es famil­iales les plus frag­iles des États éloignés de NewYork. À l’autre bout de la chaîne, dans OHNE, le jeune auteur belge Dominique Wit­torsky pousse quant à lui jusqu’à l’absurde la vaine répéti­tiv­ité des vis­ites d’un tra­vailleur immi­gré à l’ANPE (Agence Nationale pour l’Emploi). Et dans L’ENTRETIEN, Philippe Mal­one dis­sèque au féminin la rhé­torique de l’entretien d’embauche comme « poste fron­tière de l’entreprise ». On pour­rait mul­ti­pli­er les exem­ples de ces écri­t­ures nou­velles post-vinavéri­ennes, qui toutes artic­u­lent avec une grande acuité cri­tique les rouages économiques et intimes de nos vie quo­ti­di­ennes. D’autres esthé­tiques plus chorales, plus musi­cales et plus bur­lesques, comme celle de Christoph Marthaler, ont égale­ment inter­rogé jusqu’à l’absurde la logique de la spé­cial­i­sa­tion, du recy­clage et de la restruc­tura­tion dans des spec­ta­cles comme LES SPÉCIALISTES, STUNDE NULL (L’Heure Zéro) ou plus récem­ment GROUNDINGS, un spec­ta­cle apoc­a­lyp­tique et « réjouis­sant » inspiré de la fail­lite de la com­pag­nie Swis­sair, emblé­ma­tique fleu­ron de la qual­ité de ser­vice à l’helvétique.

Économie politique

La dra­maturgie fon­da­trice de Vinaver peut être mise en per­spec­tive par des dis­cours et des esthé­tiques scéniques plus récents comme ceux de Joël Pom­mer­at et Falk Richter. Le pre­mier, dans AU MONDE, met­tait en scène une famille d’industriels et de financiers à l’heure de la pas­sa­tion généra­tionnelle avec toutes les dérives psy­chodra­ma­tiques, exprimées ou secrètes, qu’un tel rit­uel peut entraîn­er avec lui. Puis dans LES MARCHANDS, dernier volet d’une trilo­gie à laque­lle appar­tient égale­ment D’UNE SEULE MAIN, Pom­mer­at nous livre à pro­pos de l’attachement de toute une hum­ble pop­u­la­tion à son usine – une usine chim­ique, pour­tant, à forte col­oration « Seveso » – une remar­quable leçon d’économie poli­tique, comme on n’ose plus en exprimer depuis Marx, Engels et Brecht, sur la nature même du tra­vail comme vente par­tielle ou totale de son corps et de son « temps de vie », et pour que cela soit encore plus con­cret, c’est, con­tre toute attente, une pros­ti­tuée qui l’exprime au nom de tous les ouvri­ers salariés.

De l’économie poli­tique, il en est aus­si ques­tion chez Falk Richter, dans UNTER EIS (Sous la glace) dont le titre évoque égale­ment une forte image de la mytholo­gie marx­iste, celle des « eaux glacées du cal­cul égoïste », inscrite en bonne place dans LE MANIFESTE COMMUNISTE. À l’heure des tech­niques sophis­tiquées d’engineering et de man­age­ment, et à l’échelle de la mon­di­al­i­sa­tion, UNTER EIS décrit avec féroc­ité l’univers des con­sul­tants, « arroseurs, arrosés » à leur tour vic­times des logiques de l’âge et du jetable. Dépos­sédés de leur iden­tité par l’anonymat inter­change­able des halls d’aéroport et des cham­bres d’hôtel pour hommes d’affaires, ils sont à leur tour, comme jadis la classe ouvrière, vic­times d’une irré­para­ble « alié­na­tion ». Et le théâtre nous aide à com­pren­dre l’enjeu d’un tel proces­sus : le per­son­nage en tant qu’individu s’y dis­sout dans l’anonymat indif­féren­cié d’un per­son­nage abstrait – l’entreprise dans son évo­lu­tion la plus incern­able : multi­na­tionale et mon­di­al­isée.

Ce texte légère­ment remanié a paru une pre­mière fois dans le jour­nal du Théâtre Nation­al du Nord (Lille) Scènes de vie, avril 2008. É

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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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