La vérité n’a pas de face
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La vérité n’a pas de face

JE TREMBLE 1 et 2 écrit et mis en scène par Joël Pommerat

Le 12 Jan 2009
Jean-Claude Perrin, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Saadia Bentaïeb, Hervé Blanc, Agnès Berthon dans JE TREMBLE (1) de Joël Pommerat. Photo Élisabeth Carecchio.
Jean-Claude Perrin, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Saadia Bentaïeb, Hervé Blanc, Agnès Berthon dans JE TREMBLE (1) de Joël Pommerat. Photo Élisabeth Carecchio.

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Jean-Claude Perrin, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Saadia Bentaïeb, Hervé Blanc, Agnès Berthon dans JE TREMBLE (1) de Joël Pommerat. Photo Élisabeth Carecchio.
Jean-Claude Perrin, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Saadia Bentaïeb, Hervé Blanc, Agnès Berthon dans JE TREMBLE (1) de Joël Pommerat. Photo Élisabeth Carecchio.
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100

JE TREMBLE (1)

Noir, ça com­mence dans le noir. On entend des pas. Arrive un homme en cos­tume gris et crâne rasé. Il est le Mon­sieur Loy­al d’un étrange cabaret. Il s’appelle Le présen­ta­teur dans le texte imprimé et il prévient d’emblée :
«Nous voilà au com­mence­ment de cette soirée, inti­t­ulée « Je trem­ble », soirée au cours de laque­lle il est peu prob­a­ble que vous soyez amenés à trem­bler vrai­ment ce titre étant en réal­ité un titre comme ça – presque un titre par hasard. »1 Il dit aus­si qu’à la fin de la soirée, au tout dernier instant, il mour­ra. Il se doit de nous aver­tir car il mour­ra devant nous, devant nos yeux.

Des raisons de trembler

Quand on demande à Joël Pom­mer­at si ce titre est le fruit du hasard, il répond sim­ple­ment que les titres ne sont pas sig­nifi­ants, et aus­si : « C’est beau le trem­ble­ment. Mais moi, je ne trem­ble pas. » Il ajoute que c’est vrai­ment, comme le dit le per­son­nage, un titre par hasard.
Mais qu’est-ce qui vac­ille dans le théâtre de Joël Pom­mer­at ? Qu’est-ce qui vac­ille dans ce théâtre apparem­ment immo­bile ? Je crois que ça a à voir avec les « fris­sons de la pen­sée. 2 »

« Ce soir, c’est la fête. Nous allons trem­bler, de joie, et pleur­er, de rire, ensem­ble mes amis…»3, annonce Le présen­ta­teur – qui n’a pas peur de se con­tredire. Dans la vie, il y a bien des raisons de trem­bler. Pour cer­tains penseurs de l’âme, ça s’explique sci­en­tifique­ment. Selon Descartes : « Les trem­ble­ments ont deux divers­es caus­es : l’une est qu’il vient quelque­fois trop peu d’esprits du cerveau dans les nerfs et l’autre qu’il y en vient quelque­fois trop pour pou­voir fer­mer bien juste­ment les petits pas­sages des mus­cles, qui […] doivent être fer­més pour déter­min­er les mou­ve­ments des mem­bres. »4 Il pré­cise qu’on peut trem­bler de tristesse, de peur et de froid, mais aus­si de colère et d’ivresse : les pas­sions et le vin feraient par­fois aller tant d’esprits dans le cerveau qu’ils ne peu­vent être con­duits de là dans les mus­cles…

Pour définir le trem­ble­ment, Kierkegaard s’appuie sur le cas d’Abraham, le Père de la foi. Dieu lui a dit de pren­dre son fils unique, Isaac, et d’aller au pays de Mori­ah pour l’offrir en holo­causte. Mal­gré l’absurdité de l’injonction, Abra­ham se con­forme à cette Loi de Dieu. N’ayant plus, en guise de cer­ti­tude, qu’une effrayante angoisse… Il est prêt à tuer son fils aimé – et c’est ce qui lui per­me­t­tra de le recou­vr­er. C’est dans ce rap­port intime avec le divin que l’individu est saisi par la crainte et le trem­ble­ment.

Devant Dieu ou parce qu’il boit trop de vin, l’homme trem­ble. Pour des motifs mécaniques et / ou spir­ituels, l’homme trem­ble, vac­ille, titube, hésite, tombe et par­fois se relève. Il en va de même sur les scènes de Pom­mer­at où les per­son­nages peu­vent tomber mort ou d’épuisement, s’écrouler, un temps. Et se relever par­fois. Des sortes de vague à l’âme affectent leurs corps et leurs esprits. Ils peu­vent être sai­sis de con­vul­sions. Mais plus sou­vent, ils trem­blent au-dedans et ça ne se voit pas. Ain­si, la jeune femme en tee-shirt qui relate l’effroyable his­toire de sa mère ( scène 5, page 11 ), ne bronche pas : sa mère est entrée à l’usine, han­tée par l’idée de porter le mal­heur et la souf­france des ouvri­ers, habitée par cette pen­sée jusqu’à se faire rogn­er dans sa chair, couper les doigts, les mains, et finir par ressem­bler aux machines coupantes qui l’ont mutilée. Pour dire ce réc­it d’une vio­lence inouïe, la comé­di­enne prête une voix sans émo­tion, un corps presque immo­bile ; seules ses mains dont les paumes sont tournées vers le ciel, don­nent l’illusion de la prière. Dans la scène suiv­ante, sa mère dit qu’elle s’est trompée, qu’il y aura tou­jours du mal­heur et qu’elle n’y peut rien. Elle en a fini avec son idéolo­gie chris­tique, mais entre- temps, elle a aban­don­né son enfant. Ver­tige de l’horreur et comble de l’absurde sont présen­tés ici en toute sim­plic­ité. La fille san­glote et titube.

Pom­mer­at a décidé­ment le sens du sac­ri­fice. C’est frap­pant dans LES MARCHANDS où une mère tue son unique enfant pour sauver l’usine men­acée de fer­me­ture. Ses par­ents morts lui ont souf­flé de le faire. Dans JE TREMBLE, L’homme qui n’existait pas (Scène 7,
p. 16) sac­ri­fie L’homme le plus riche du monde. L’homme qui n’existait pas était un chef d’entreprise effi­cace jusqu’au jour où il s’est ren­du compte que tout fonc­tion­nait bien sans lui. Con­scient de son inutil­ité, vic­time d’un « vide sans fond que rien ne peut combler »5 , il se sent devenir « rien ». Curieuse­ment, un autre homme extrême­ment riche et puis­sant, éprou­ve le besoin de le ren­con­tr­er et de lui offrir un fusil (ce dernier offre des cadeaux pour se sen­tir exis­ter). En dette main­tenant, L’homme qui n’existait pas appuie sur la gâchette… Sur scène, le noir envahit l’espace et accom­pa­gne sa dis­pari­tion. On ne voit que son vis­age éclairé par un halo de lumière.

Mais quel est ce monde où l’on tue si facile­ment ? Pour Joël Pom­mer­at, il n’y a rien de trag­ique ou de mys­tique là-dedans. Il y a le monde tel qu’il s’offre à son regard : « J’aime avoir un regard sur les choses, un regard en dehors, un regard qui nous sort du sen­ti­men­tal­isme, une représen­ta­tion débar­rassée de la croy­ance. Je cherche une posi­tion anthro­pologique6 , je cherche à restituer ce que je vois, sans juge­ments ni préjugés – ni trop d’irrespect…»

Il y a des hauts, il y a des bas

Sa vision du monde n’est ni borgne ni désen­chan­tée. Il est donc inutile de racon­ter des his­toires à dormir debout : « Moi, j’ai une âme de sci­en­tifique. Mais pour décrire le monde, par faib­lesse ou par ambi­tion artis­tique, j’ai choisi d’aller vers la créa­tion. Je crois qu’il est bien plus posi­tif et opti­miste de le mon­tr­er tel qu’il est. Je pense qu’on sous-estime l’importance des déter­mi- nismes. Beau­coup de gens ont besoin de penser qu’ils
ont un pou­voir de créa­tion sur leur exis­tence alors que majori­taire­ment ils ne l’ont pas. » Si cet état des choses est trag­ique pour la plu­part d’entre eux, lui com­pris, ça ne le rend pas pes­simiste d’en avoir con­science : il sait que le trag­ique recèle ses parts de beauté, de mer­veilleux et de grâce. Dans le trag­ique, il y a l’idée des som­mets et des gouf­fres, la notion de très grande ampli­tude. Ce qu’il résume en toute sim­plic­ité : « Comme on dit, dans la vie, il y a des hauts, il y a des bas. »

Dans la qua­trième scène, une fille très mai­gre, sans âge, vêtue d’un petit short rose et per­chée sur de gigan­tesques talons, tâche de tenir debout. Comme droguée, elle arrive à peine à par­ler : « Il y a ceux qui veu­lent s’en sor­tir et puis les autres et c’est tout. Mon Dieu, j’aimerais telle­ment y arriv­er. »

Mais elle n’y arrive vrai­ment pas. Elle s’écroule. Comme abattue, à terre, La Femme très mal en point demande com­ment s’en sor­tir si tout l’argent que les plus auda­cieux rap­por­tent à la société sert à encour­ager les pau­vres dans leur pau­vreté… Comble de la cru­auté, de l’ironie, du para­doxe ? Joël Pom­mer­at aime jouer avec les super­lat­ifs et pouss­er les sit­u­a­tions à leur comble, au-delà de la doxa.

On la retrou­ve plus tard dans une autre tranche de vie (Scène 9, p. 26). Elle est tou­jours dans un état de grande faib­lesse, de grande mai­greur, d’immense fragilité. « Son état est encore plus pathé­tique. Elle ne tient plus son équili­bre », pré­cise la didas­calie. Sa famille la regarde appa­raître. Elle s’approche d’eux, et ils en ont peur. Ils dis­ent qu’ils se sont bat­tus pour un monde meilleur, qu’elle les opprime. La fille mai­gre chan­celle. Les par­ents n’en revi­en­nent pas qu’elle ait pu en arriv­er là. La femme très mal en point attrape les bras de sa mère et les place autour de sa taille, lui prend ses mains pour se caress­er le vis­age. Elle tombe et enfin, ils l’aident à se relever.

Sur les plateaux de Pom­mer­at, il y a des hauts, il y a des bas, comme pour les cheva­liers de la foi kierkegaar­di­ens – la com­para­i­son est osée… Cer­tains per­son­nages « pom­merassiens » « chan­cel­lent un instant et ce fla­geole­ment mon­tre qu’ils sont des étrangers en ce monde…», « ils sont des danseurs qui pos­sè­dent de l’élévation »7. D’ailleurs cer­tains morts, après s’être fait hara-kiri sous nos yeux, se relèvent bien vivants.

Il y a des chutes qui finis­sent dans l’effroi et d’autres qui font rire.

L’humour de Joël Pommerat

Il est clair que Pom­mer­at n’use guère des chutes et autres ressorts habituels du comique pour nous faire rire ou sourire. Selon lui, dans JE TREMBLE, il n’y a pas une page sans humour. S’il ne craint pas de par­ler de la grav­ité des choses, de la vio­lence, il choisit pour touch­er au mieux la réal­ité, de mélanger la grav­ité, le sérieux avec la déri­sion, le dérisoire… Tout par­ti­c­ulière­ment dans JE TREMBLE. C’est d’ailleurs annon­cé dans le pro­logue de la pièce : « Dans un lieu qui pour­rait s’appeler cabaret ou théâtre, où le sérieux et la légèreté, la grav­ité et la déri­sion pour un soir ne s’opposeraient plus, quelques spéci­mens de l’humanité vien­nent se racon­ter ou se chercher une vérité sous la con­duite d’un présen­ta­teur plutôt décon­cer­tant. »

Le chapitre « Légèreté » des LEÇONS AMÉRICAINES de Calvi­no, per­met de pré­cis­er le con­cept chez Pom­mer­at et sug­gér­er qu’il y a une légèreté du pen­sif et une légèreté du friv­o­le… Et encore que la mélan­col­ie est la tristesse dev­enue légère.

Mais la légèreté ne suf­fit pas encore à car­ac­téris­er son humour, dont le sens est aus­si à chercher auprès d’auteurs comme Bern­hard ou Ben­jamin. Pour eux, l’humour
et la mélan­col­ie ne sont jamais loin de l’humour noir, il peut naître de l’inconscient et du monde onirique, et l’Histoire peut trou­ver refuge dans l’humour. L’humour a ses racines dans l’ancienne doc­trine des humeurs ( humores ), dont la mélan­col­ie fait par­tie, et qui peut con­duire au scep­ti­cisme comme atti­tude philosophique8. Selon Freud, l’humour peut tri­om­pher de l’échec, grâce à sa capac­ité de trans­for­ma­tion d’un sen­ti­ment de déplaisir en plaisir. C’est grâce à lui qu’il nous est per­mis d’assister, mal­gré tout, au trag­ique du monde. Dans JE TREMBLE (scène 11, p. 35), on apprend que Le présen­ta­teur a tué et égorgé des petits enfants. Les per­son­nages féminins, deux Femmes enceintes, sont fascinés par cet homme qui dit qu’il a fait sa peine, qu’il n’est plus le même. Les deux femmes enceintes lui par­lent d’une seule voix et tombent à l’unisson dans ses bras. Elles s’y sen­tent telle­ment en sécu­rité… La scène est désopi­lante – pas de quoi rire à gorge déployée – et ten­dre à la fois.

Signe d’utopie artis­tique selon Pom­mer­at, L’homme bru­tal a changé. C’est qu’on peut se trans­former dans le théâtre de Joël Pom­mer­at9 ; on peut aus­si s’y aimer et l’amour fig­ure par­mi les moyens de la méta­mor­phose. On peut s’aimer à deux – Le présen­ta­teur amoureux depuis plusieurs mois d’une femme qui avait plusieurs fois son âge –; on peut s’aimer à trois – les deux femmes enceintes dans les bras du tueur adouci ; on s’aime aus­si à plusieurs – mêlée d’amour famil­ial. Mais on n’aime jamais vrai­ment comme il faut… – scènes sus-citées.

Le théâtre de Pom­mer­at nous touche au cœur en mon­trant des pans d’humanité. Si dans la vie, on dit sou­vent qu’il faut regarder la vérité en face, en art, selon Pom­mer­at, on peut approcher toutes les vérités, et toutes les mon­tr­er. La vérité est plurielle : elle est dans le pile et dans la face. Sur scène, elle est à cour et à jardin, der­rière le rideau pail­leté d’un cabaret… La vérité n’a pas de face. On peut l’attraper de biais, ou bien n’en présen­ter que des détails, qui seront ensuite dilatés, ou « floutés ». Pour exem­ple, la scène pour le moins bizarre de la femme coupée en morceaux : deux per­son­nes lui coupent bras et jambes, puis la tête, avant qu’on entende les applau- disse­ments. Ce tableau fait penser à un numéro de music-hall, mais joué à l’abri d’un voile qui en accentue l’étrangeté et rend la scène improb­a­ble. Joël Pom­mer­at aime jouer avec les effets de grossisse­ment du réel, d’amplification des détails. Il pense que la beauté est dans les choses com­pliquées, et que la vie, l’humanité, se don­nent à voir dans ses moments les plus forts. Il dit qu’il ne faut avoir peur de rien, en art, qu’il n’y a rien à cacher ni à enjo­liv­er. Dans JE TREMBLE, il prend tout par­ti­c­ulière­ment le risque d’être dans l’indétermination, le flou, l’incertitude des choses. Dans le doute.

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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Pro­fesseure asso­ciée à la Sor­bonne Nou­velle, Sylvie Mar­tin-Lah­mani s’intéresse à toutes les formes scéniques con­tem­po­raines. Par­ti­c­ulière­ment atten­tive aux...Plus d'info
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