Gisèle Vienne — Le risque et la pulsion de mort

Gisèle Vienne — Le risque et la pulsion de mort

Entretien avec Sylvie Martin-Lahmani

Le 26 Avr 2005
Anja Röttgerkamp dans I APOLOGIZE de Gisèle Vienne et Dennis Cooper. - Photo Mathilde Darel / UBEB, 2005.
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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SYLVIE MARTIN-LAHMANI : La notion de risque vous sem­ble-t-elle présente ou non sur la scène européenne ?

Gisèle Vienne : Le risque me sem­ble présent sur la scène européenne à con­di­tion de com­pren­dre dans la notion de risque celle de l’expérimentation, et cela par­ti­c­ulière­ment dans le champ choré­graphique.

S. M.-L.: Est-ce que la notion de risque occupe un rôle par­ti­c­uli­er dans votre pra­tique ?

G. V.: En assim­i­lant le risque à une action libre, oui. J’ai l’impression de pren­dre le risque de l’expérience et de la lib­erté, d’avoir le type de lib­erté que l’on peut s’accorder dans le tra­vail lui-même, sans doute parce que je con­sid­ère chaque pièce comme la « dernière ». S’il y a apparem­ment quelque chose de som­bre dans cette pos­ture, elle agit en réal­ité comme moteur, cela me donne l’impression que je peux tout faire et que je dois tout faire.

S. M.-L. : Est-ce que pour vous la prise de risque s’inscrit d’emblée dans l’élaboration et la pro­duc­tion du spec­ta­cle ?

G. V.: Bien sûr, le risque de l’entière lib­erté se joue d’abord là.

S. M.-L.: En prenant des risques, de quoi se libère t‑on : par rap­port à soi et son image ? Par rap­port au pub­lic ? Par rap­port à l’institution ?

G. V.: Ma pre­mière réac­tion serait de dire que je ne me préoc­cupe pas de mon image, ce qui me per­met d’exposer ma sen­si­bil­ité. Je peux tenir compte des lec­tures faites par les publics – et si vous me posez la ques­tion de l’institution, son statut est le même –, mais ces lec­tures ne con­di­tion­nent pas mes choix dans l’élaboration d’un spec­ta­cle. Ces lec­tures per­me­t­tent le dia­logue, mais ne sont pas un audi­mat, il n’en résulte donc pas for­cé­ment une entente. D’ailleurs, c’est bien plus la com­préhen­sion qui m’importe. En prenant des risques, j’espère inviter au dia­logue et ne pas me soumet­tre à des désirs préétab­lis.

S. M.-L.: Par la prise de risque, que voulez-vous bris­er ? Que voulez-vous attein­dre ?

G. V.: Je cherche seule­ment à vivre et à tra­vailler le plus libre­ment pos­si­ble. C’est déli­cat d’éprouver sa lib­erté, d’exposer ses opin­ions et sa sen­si­bil­ité. Pren­dre des risques sur scène sup­pose ou entraîne une fragilité d’exposition. Je cherche à inter­roger ce que nous sommes le plus hon­nête­ment pos­si­ble, avec la plus grande sincérité, et je crois que c’est ce qui peut car­ac­téris­er égale­ment ce qui me lie à mes col­lab­o­ra­teurs artis­tiques. Si la ques­tion est de savoir ce que je veux bris­er – c’est peut-être ce qui me brise –, la mau­vaise foi.

S. M.-L.: Le risque est-il un acte de rup­ture ?

G. V.: Le risque est un acte de rup­ture qui s’inscrit néan­moins dans une con­ti­nu­ité his­torique, comme dans l’Histoire du théâtre, de l’art. Peut-on vrai­ment par­ler de rup­ture quand la créa­tion a depuis tou­jours procédé par rup­tures suc­ces­sives ?

S. M.-L.: Est-ce que la prise de risque répond à une pul­sion ?

G. V.: Dans le tra­vail même, il me sem­ble que la prise de risque répond à une intu­ition, qui sera ensuite con­fir­mée ou infir­mée par la réflex­ion. Il y a quelque chose de l’ordre de l’expression sen­si­ble qui est exposé et qui répond à une pul­sion. L’intuition suit une pul­sion, et cela m’intéresse de l’exposer si elle me sem­ble intéres­sante dans la réflex­ion qui l’accompagne. Dans ce qui motive le tra­vail et le risque qu’il per­met, il me sem­ble qu’effectivement la prise de risque est pour moi liée à cette pul­sion de mort, comme je le men­tion­nais en par­lant de « dernier spec­ta­cle ».

S. M.-L.: La prise de risque s’opère-t-elle de manière dif­férente dans un art col­lec­tif ?

G. V.: Dans le cadre d’un tra­vail col­lec­tif, c’est l’autre qui vous aide ou vous oblige à définir les fron­tières de votre lib­erté que j’assimile à la pos­si­bil­ité de la prise de risque. Mais il n’y a peut-être pas de dif­férence, si l’on con­sid­ère que les lim­ites de la lib­erté s’éprouvent de toute façon grâce à l’autre, même dans son absence.

S. M.-L.: Quelle dif­férence faites-vous entre risque et provo­ca­tion ?

G. V.: Si l’on prend des risques, c’est avant tout pour soi, si l’on cherche la provo­ca­tion, c’est à l’égard des autres. Dans mon tra­vail, je ne cherche absol­u­ment pas à provo­quer, au con­traire nous avons plutôt le souci de pou­voir inviter le spec­ta­teur. Dans notre cas, la provo­ca­tion pour­rait réduire le pro­pos et cacher ce qu’il y a d’essentiel dans le tra­vail. Je crois que l’idée d’invitation dans un sujet déli­cat peut s’avérer bien plus provo­cante. J’espère ren­dre la com­préhen­sion pos­si­ble par l’invitation, et s’il y a provo­ca­tion dans notre tra­vail, c’est à ce niveau. C’est, par exem­ple, la com­préhen­sion des textes de Den­nis Coop­er qui est réelle­ment provo­cante, l’acceptation que l’on peut en avoir, il s’agit alors d’une provo­ca­tion de soi par rap­port à soi. Il sem­ble que les sujets qui heur­tent soient sou­vent liés à l’humain, à son corps, ses désirs et ses aspects les moins accept­a­bles juste­ment. Il m’importe d’inviter le spec­ta­teur à essay­er de com­pren­dre.

S. M.-L.: Quelle dif­férence faites-vous entre « pren­dre des risques » et « être en révolte » ?

G. V.: Si « pren­dre des risques » est une exten­sion ou une expres­sion de la lib­erté, alors « être en révolte » sig­ni­fie être en refus par rap­port à une norme établie. Les deux sont com­pat­i­bles, on peut pren­dre des risques et être en révolte par rap­port à des codes ou à des normes. Mais ce n’est pas l’essence de la démarche, et encore moins le but.

S. M.-L.: Le risque est-il for­cé­ment vis­i­ble ?

G. V.: Je ne pense pas. Dans son tra­vail, on peut en effet ris­quer d’exposer sa pro­pre sen­si­bil­ité. C’est un risque majeur pour soi, par rap­port à soi, et qui peut rester invis­i­ble au pub­lic. Le risque de la forme, celui que peut repér­er le pub­lic, n’est cer­taine­ment pas le plus dan­gereux.

S. M.-L.: Aujourd’hui, com­ment un risque peut-il rester un risque ?

G. V.: L’expression de la lib­erté reste tou­jours risquée, même si les formes évolu­ent. Quelles que soient ces formes, c’est l’intégrité des artistes qui est essen­tielle, et il me sem­ble que c’est cette intégrité qui fait per­dur­er le risque.

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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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