« DE L’IDÉE de composer un texte à deux, Jean Michel Bruyère (l’interviewé) et Jean-Paul Curnier (l’interviewer) nous proposent des questions aux réponses silencieuses. Outre le caractère ludique de la situation, Jean Michel Bruyère nous a dit avoir particulièrement apprécié l’attitude de celui qu’il a lui même choisi pour engager cette “discussion” autour du risque et de la révolte. C’est ainsi qu’à la parole prolixe de l’“interviewer”, répondent les silences de l’“interviewé”»
Jean-Paul Curnier : La révolte aujourd’hui ? Ce qu’il faut entendre par là ? Un métier, un salaire sans doute, un savoir-faire de jeune apprenti mondain, voilà ce qu’il en reste. Le risque encouru ? Celui, avec un peu de talent pour ça, beaucoup de calcul et d’entregent, d’une situation d’artiste dans la société, voilà ! Ce que cela suggère : une désolante vocation de bête décervelée soumise à une loi qu’elle ignore et, paradoxalement– pour ne pas dire comiquement, étant donné la circonstance –, convaincue de sa dignité, la clamant partout. Un conformisme désarmant dans l’adaptation à la dégradation de toute chose et se vivant comme absolument innocent de son infamie par-dessus le marché.
Jean Michel Bruyère : …
J.-P. C.: Est-il imaginable de rencontrer parmi les jeunes aspirants bourgeois d’aujourd’hui quelqu’un qui ne se dise pas révolté contre l’injustice, la violence, qui ne se dise pas engagé ? Est-il envisageable, même parmi les célébrités les plus déprimantes de bêtise appointée, de trouver quelqu’un qui ne se déclare pas révolté par une chose ou une autre ? Quand ce n’est pas, comme la plupart du temps, par le peu d’espace qui est donné à sa pensée – cette pensée qu’il s’obstine à croire sienne alors qu’elle n’est que le hoquet en lui du monde qui l’a accueilli, l’a éduqué et réconforté, habillé et nourri et qui maintenant l’exhibe comme son héritier parfait, ignare, indocile et destructeur comme lui et, en toute chose, mille fois méritant. En d’autres termes : la révolte, l’insoumission sont pour ce système l’expression de la continuité de quelque chose que sa domination s’emploie par ailleurs à éradiquer au prix fort, c’est-à-dire au prix de la mise en œuvre jusque dans ses moindres recoins et à grand renfort de manœuvres militaires de la loi de jungle du marché sur la vie à échelle planétaire. La question à laquelle répond sans le savoir l’éloge de la révolte comme trait moderne de caractère et signe de sensibilité convenue est donc plutôt celle-ci : comment se faire plus obéissant encore à la loi de survie élémentaire, à cette nouvelle sélection darwinienne dans l’espèce qu’impose la société marchande planétaire, aux impératifs de la production et de la domination sans affect qui l’accompagne ? Comment ne plus la voir au point de croire s’y opposer ? Ou l’inverse, tout aussi évident : comment se croire rebelle en dépit de toute réalité, au point de ne plus voir que l’asservissement baigne cette soi-disant révolte. À commencer par cette forme de consentement apathique à la destruction de tout ce qui est, se fait et advient ?
J. M. B.: …
J.-P. C.: Quand cessera-t-on, dans ce pays, de se satisfaire, avec des gestes de gourmets culturels bien éduqués, du gémissement sans honneur de vaincus convertis en victimes procédurières, ignobles et exemplaires ? Et quand vomira-t-on enfin l’innocence besogneusement travaillée de ces pitoyables bouffons déguisés en rebelles qui assurent, dans la consternation générale, le rôle de faux indignés, de faux témoins, de faux jetons, de faux héros, de minables appointés, de déchus volontaires et consentants proposés comme exemple aux autres, à tous les autres et, dans un même élan, au divertissement de tous ces mêmes autres ? Ces autres déjà si atrocement semblables, sur ce point-là précisément.
J. M. B. : …
J.-P. C.: Il faut le dire ici comme ailleurs et une bonne fois pour toutes : la révolte, étant donné l’usage qui en est massivement fait du côté des industries de la distraction, n’est plus qu’un hochet ridicule de carnaval en regard des forces de répression triomphantes disséminées sur toute la planète et jusque dans les moindres interstices de l’existence humaine. Car les forces de répression, qui sont d’abord des forces de corruption par la marchandise c’est-à-dire par l’habitude que donne la marchandise de tout mépriser comme marchandise, comme dignité prostituée, de tout jeter, la mode une fois dépassée, de tout déconsidérer par avance de ce à quoi on est prêt à s’attacher pour un temps ; bref de savoir de toute chose qu’elle est sans aucune valeur autre que celle d’être avilie et mise à la portée de tous moyennant argent.