Présence
LE THÉÂTRE de Jan Fabre est radicalement présent et pourtant, il vient de loin. Ainsi ses travaux semblent être, à la fois, entièrement ancrés dans le temps et hors du temps, archaïques et extrêmement modernes – un peu comme les personnages de Giacometti (à qui Jan Fabre a emprunté le titre d’une œuvre, LE PALAIS À QUATRE HEURES DU MATIN, pour une de ses pièces) qui semblent être libres de toute empreinte du temps : la forme en est antique, semble parfois venue de l’ancienne Égypte, et en même temps tout à fait moderne. Le théâtre de Jan Fabre comporte des éléments de la tragédie grecque, de l’imagerie du Moyen Âge, des spectacles et des peintures sanguinolents du XVIe siècle, de Bosch et de Breughel, des nains et des malformés de Vélasquez, des agoras des spectacles baroques de la Passion et de leur deuil allégorique. Mais Fabre est en même temps contemporain, il cite tout cela sur scène, comme une réflexion sur lui-même, d’une façon métathéatrale, qu’il a fait passer à travers toutes les eaux du postmodernisme. Le fait d’avoir débuté avec l’art de la performance est resté présent dans la radicalité de son travail théâtral postérieur. Depuis que Fabre a commencé son travail théâtral en 1980, il a poursuivi sa trajectoire avec une logique implacable pendant un quart de siècle, créant de grandes fresques théâtrales et d’impressionnants soli, mêlant théâtre et danse d’une façon tout à fait unique. La première phase était consacrée essentiellement au travail en profondeur sur l’agression, qui était exposée et proposée à la réflexion. La dialectique entre une forme disciplinée et l’irruption chaotique du corps ont conduit à un « théâtre concret ». Plus tard, Fabre fit passer à l’avant plan l’introspection auto-destructive du corps, il plongea dans l’éphémère et la vanité du corps sensuel, torturé et attiré par le plaisir de la bête en nous. Mais la tension élémentaire entre corps et forme restait toujours présente d’une façon ou d’une autre.
Risque
Le mot qui exprime l’esprit, la profondeur, les contradictions de ce travail théâtral, c’est le mot « risque ». Le risque fait partie d’une catégorie esthétique. Car l’expérience esthétique s’occupe justement de ce qui est en marge du discours, de ce qui ne cadre pas dans la norme et la règle, ni même dans la norme de la raison morale. Il n’y a pas de grand théâtre si l’on ne dépasse pas les limites de ce que la conscience accepte. Aristote était le premier à concevoir la tragédie comme une attaque contre le spectateur : guérison, catharsis par une fièvre affective temporaire qui déstabilise le sujet. Pas d’art sans casser les tabous. Sans le risque de faire mal, de blesser, il n’y a que du divertissement. La pornographie ou les reality shows de la télévision n’en sont que des parodies cyniques. Ils ne présentent pas la vérité d’un retour de ce qui a été refoulé, mais le mensonge de la sensation et du malin plaisir que l’on peut acheter. L’art est impensable sans que l’on dépasse (momentanément) une frontière. C’est l’envie de dépasser les limites qui caractérise l’homme. De façon à ce que le risque soit inévitable. Dans l’exercice de l’art, ce risque anthropologique devient très pragmatique : on court le risque que cette démarche soit confondue de prime abord avec la provocation, le risque que la catharsis soit ratée et qu’il ne reste que l’indignation.
Depuis Artaud, l’idée du théâtre radical était de retrouver une nouvelle spiritualité à travers la métaphysique du corporel. Et l’art de la performance essayait de faire éclater le carcan du refoulement culturel en mettant son propre corps en danger. Le risque : le ridicule, la perte du sens, la mutilation du corps et de l’âme. S’il y a tant de sexe dans l’œuvre de Fabre, ce n’est jamais une simple image du plaisir, et encore moins de la pornographie, il s’agit plutôt de l’incarnation du désespoir de la créature. La scène semble devenir, comme dans la Bible, un lieu de désespoir, le lieu d’une quête grotesque et drôle du bonheur, d’une rédemption inaccessible. On y trouve justement des éléments ironiques et tragico-comiques qui sont inséparables aujourd’hui de l’expérience tragique.