Territoires — Le risque, le tragique, le poison

Territoires — Le risque, le tragique, le poison

Le 16 Avr 2005
LE PALAIS À QUATRE HEURES DU MATIN..., A.G., mise en scène de Jan Fabre. Photo Ute Schendel.
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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Présence

LE THÉÂTRE de Jan Fab­re est rad­i­cale­ment présent et pour­tant, il vient de loin. Ain­si ses travaux sem­blent être, à la fois, entière­ment ancrés dans le temps et hors du temps, archaïques et extrême­ment mod­ernes – un peu comme les per­son­nages de Gia­comet­ti (à qui Jan Fab­re a emprun­té le titre d’une œuvre, LE PALAIS À QUATRE HEURES DU MATIN, pour une de ses pièces) qui sem­blent être libres de toute empreinte du temps : la forme en est antique, sem­ble par­fois venue de l’ancienne Égypte, et en même temps tout à fait mod­erne. Le théâtre de Jan Fab­re com­porte des élé­ments de la tragédie grecque, de l’imagerie du Moyen Âge, des spec­ta­cles et des pein­tures san­guino­lents du XVIe siè­cle, de Bosch et de Breughel, des nains et des mal­for­més de Vélasquez, des ago­ras des spec­ta­cles baro­ques de la Pas­sion et de leur deuil allé­gorique. Mais Fab­re est en même temps con­tem­po­rain, il cite tout cela sur scène, comme une réflex­ion sur lui-même, d’une façon métathéa­trale, qu’il a fait pass­er à tra­vers toutes les eaux du post­mod­ernisme. Le fait d’avoir débuté avec l’art de la per­for­mance est resté présent dans la rad­i­cal­ité de son tra­vail théâ­tral postérieur. Depuis que Fab­re a com­mencé son tra­vail théâ­tral en 1980, il a pour­suivi sa tra­jec­toire avec une logique implaca­ble pen­dant un quart de siè­cle, créant de grandes fresques théâ­trales et d’impressionnants soli, mêlant théâtre et danse d’une façon tout à fait unique. La pre­mière phase était con­sacrée essen­tielle­ment au tra­vail en pro­fondeur sur l’agression, qui était exposée et pro­posée à la réflex­ion. La dialec­tique entre une forme dis­ci­plinée et l’irruption chao­tique du corps ont con­duit à un « théâtre con­cret ». Plus tard, Fab­re fit pass­er à l’avant plan l’introspection auto-destruc­tive du corps, il plongea dans l’éphémère et la van­ité du corps sen­suel, tor­turé et attiré par le plaisir de la bête en nous. Mais la ten­sion élé­men­taire entre corps et forme restait tou­jours présente d’une façon ou d’une autre.

Risque

Le mot qui exprime l’esprit, la pro­fondeur, les con­tra­dic­tions de ce tra­vail théâ­tral, c’est le mot « risque ». Le risque fait par­tie d’une caté­gorie esthé­tique. Car l’expérience esthé­tique s’occupe juste­ment de ce qui est en marge du dis­cours, de ce qui ne cadre pas dans la norme et la règle, ni même dans la norme de la rai­son morale. Il n’y a pas de grand théâtre si l’on ne dépasse pas les lim­ites de ce que la con­science accepte. Aris­tote était le pre­mier à con­cevoir la tragédie comme une attaque con­tre le spec­ta­teur : guéri­son, cathar­sis par une fièvre affec­tive tem­po­raire qui désta­bilise le sujet. Pas d’art sans cass­er les tabous. Sans le risque de faire mal, de bless­er, il n’y a que du diver­tisse­ment. La pornogra­phie ou les real­i­ty shows de la télévi­sion n’en sont que des par­o­dies cyniques. Ils ne présen­tent pas la vérité d’un retour de ce qui a été refoulé, mais le men­songe de la sen­sa­tion et du malin plaisir que l’on peut acheter. L’art est impens­able sans que l’on dépasse (momen­tané­ment) une fron­tière. C’est l’envie de dépass­er les lim­ites qui car­ac­térise l’homme. De façon à ce que le risque soit inévitable. Dans l’exercice de l’art, ce risque anthro­pologique devient très prag­ma­tique : on court le risque que cette démarche soit con­fon­due de prime abord avec la provo­ca­tion, le risque que la cathar­sis soit ratée et qu’il ne reste que l’indignation.

Depuis Artaud, l’idée du théâtre rad­i­cal était de retrou­ver une nou­velle spir­i­tu­al­ité à tra­vers la méta­physique du cor­porel. Et l’art de la per­for­mance essayait de faire éclater le car­can du refoule­ment cul­turel en met­tant son pro­pre corps en dan­ger. Le risque : le ridicule, la perte du sens, la muti­la­tion du corps et de l’âme. S’il y a tant de sexe dans l’œuvre de Fab­re, ce n’est jamais une sim­ple image du plaisir, et encore moins de la pornogra­phie, il s’agit plutôt de l’incarnation du dés­espoir de la créa­ture. La scène sem­ble devenir, comme dans la Bible, un lieu de dés­espoir, le lieu d’une quête grotesque et drôle du bon­heur, d’une rédemp­tion inac­ces­si­ble. On y trou­ve juste­ment des élé­ments ironiques et tragi­co-comiques qui sont insé­para­bles aujourd’hui de l’expérience trag­ique.

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Hans-Thies Lehman
Hans-Thies Lehmann, professeur d’études théâtrales à l’Université de Francfort-sur-le-Main, est l’auteur de THÉÂTRE POSTDRAMATIQUE (L’Arche,...Plus d'info
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