De Grotowski vers Stanislavski

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De Grotowski vers Stanislavski

Le 27 Déc 2001
Anatoli Vassiliev. Photo Laure Vasconi.
Anatoli Vassiliev. Photo Laure Vasconi.
Anatoli Vassiliev. Photo Laure Vasconi.
Anatoli Vassiliev. Photo Laure Vasconi.
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
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IL Y A DANS LA LANGUE le mot mémoire. Et puis, il y a le mot sou­venir. Mais on peut aus­si dire : la réminis­cence. Celle-ci est située en pro­fondeur, si pro­fond qu’on ne peut même pas l’at­tein­dre par l’ex­péri­ence de la con­nais­sance. En fait, Stanislavs­ki a eu la réminis­cence de quelque chose. S’il n’en avait pas été ain­si, les paroles par lesquelles il a défi­ni le théâtre n’au­raient pas eu cet impact, cette force.

(…)

J’avais le trac en venant ici, car le thème pro­posé est quand même impres­sion­nant : la péd­a­gogie. Libel­lée « les penseurs de l’en­seigne­ment ». Mais je ne peux pas, comme cela, de but en blanc, m’au­to­proclamer « penseur de l’en­seigne­ment » !

Je com­mencerai par Jerzy Gro­tows­ki. Il racon­te qu’il a vu, dans un doc­u­men­taire, l’acte d’un bonze s’im­molant par le feu à Saigon. Quand j’ai décou­vert ce texte, j’ai été ter­ri­ble­ment impres­sion­né ; je n’avais pas vu le film, mais le réc­it de Gro­tows­ki en don­nait une représen­ta­tion très claire : le frémisse­ment du feu, le silence ; les bonzes, autour, et une tierce per­son­ne… C’est là qu’ il explique com­ment com­pren­dre le mot « témoin », — ce que c’est qu’un témoin, et non un sim­ple spec­ta­teur. Et il par­le de ce bonze qui accom­plit l’acte rit­uel de l’im­mo­la­tion par le feu.

Main­tenant, je vais vous par­ler de Stanislavs­ki. Et d’une autre impres­sion très forte. Son réc­it de la mort d’un acteur1, — un homme très dis­tin­gué, que Stanislavs­ki respec­tait, un bon père de famille, généreux, très cul­tivé. Stanislavs­ki a assisté à sa mort, et il dit que le regarder lui don­nait la nausée. Gro­tows­ki racon­te qu’il a été le témoin d’un acte fixé par la pel­licule d’un film. Au début du XXe siè­cle, Stanislavs­ki assiste à la mort d’un acteur ; et comme dans une con­fes­sion, il avoue que voir cela lui répugne. Il dit que cet acteur ne meurt pas : il joue sa mort et il la joue avec emphase. Il était acteur, et tous les clichés de l’ac­teur lui ont col­lé à la peau ; c’est devenu une par­tie de sa vie. Et clans l’acte réel du pas­sage de la vie à la mort, cet homme sub­lime n’est pas beau à voir ; il meurt clans les règles de l’art, d’une mort arti­fi­cielle et empha­tique.

Ces deux his­toires ont pro­duit sur moi une très grande impres­sion, parce qu’elles par­lent de la dif­férence entre l’homme-acteur et l’homme-moine. Je me sou­viens encore du réc­it d’un prêtre sur la mort de Pouchkine. Pouchkine a été griève­ment blessé en duel ; sa blessure érait atroce. Son ago­nie a duré plusieurs jours. Comme il avait péché, — c’é­tait un pécheur‑, on a fait venir le prêtre, très hum­ble, de la paroisse voi­sine. Ce prêtre a racon­té ensuite qu’il aurait aimé avoir la même mort que ce poète. C’est un aveu tout à fait extra­or­di­naire : quelque chose dif­féren­cie rad­i­cale­ment les gens de théâtre des autres, et cette dif­férence-là est trag­ique. Il y a donc quelque chose qui ne va pas.

Peut-être un tel début est-il pour vous inat­ten­du. Mais cela fait main­tenant plus de trente ans que je fais du théâtre, et j’ob­serve la vie des gens qui sont en face de moi. Quand je les regarde, je me dis : com­ment cela se fait-il ? Com­ment se fait-il qu’un jeune être aus­si beau, aus­si lumineux soit devenu un tel mon­stre ; C’est sou­vent, très sou­vent, la vérité. Je me sou­viens par exem­ple d’une actrice qui a tra­vail­lé très longtemps avec moi. Nous nous sommes séparés il y a un an et demi. Elle n’a pas sup­porté ce tra­vail fer­mé, cet her­métisme. Pour moi, c’é­tait une très grande actrice ; elle jouait les rôles prin­ci­paux, et elle savait très bien le faire. Elle avait une mal­adie, et pour­tant elle était tou­jours en bonne san­té, tou­jours très belle aux répéti­tions, mais le théâtre lui pesait ter­ri­ble­ment. Après quinze ans de tra­vail avec moi, le théâtre était devenu un fardeau — c’est naturel ! Elle a com­mencé à décrocher, puis finale­ment elle a quit­té le théâtre ; et quand elle est par­tie défini­tive­ment, elle est tombée grave­ment malade : elle a la tuber­cu­lose. Quand elle tra­vail­lait chaque jour, qu’elle accom­plis­sait le proces­sus de la créa­tion, elle n’é­tait pas malade …

Il se passe quelque chose, et peut-être en sommes­nous en grande par­tie nous-mêmes respon­s­ables. Peut-être cela remonte-t-il à la péd­a­gogie, au pre­mier jour où le pro­fesseur ren­con­tre son élève… Je ne sais pas com­ment cela se passe en Europe, bien que j’y ren­con­tre de nom­breux jeunes acteurs. Je con­nais bien en revanche la sit­u­a­tion de la Russie. Ces derniers temps je refuse de par­ler de l’é­cole ou de l’en­seigne­ment ; peut-être faudraitil plutôt par­ler de médecine ? Peut-être ne s’ag­it-il pas d’é­cole, ou d’en­seigne­ment, mais de l’ac­com­plisse­ment d’un acte médi­cal, si bien que le pro­fesseur, qui se donne le nom de maître, qui entre par effrac­tion clans la vie d’un autre, qui la brise, lui fait accom­plir une muta­tion ; il lui greffe quelque chose, et l’élève, après qua­tre ans d’en­seigne­ment, devient infirme. Et il est très con­tent de son infir­mité : il par­ticipe à la vie, il peut jouer pour le ciné­ma, la télé …

Le réc­it de Stanislavs­ki con­corde par­faite­ment avec celui de Gro­tows­ki tout en s’y opposant. Il y a longtemps main­tenant que j’ai pris mes dis­tances avec le théâtre psy­chologique, parce que l’art de ce théâtre est fondé sur l’i­den­ti­fi­ca­tion. On dit que le réal­isme psy­chologique, c’est l’é­cole du théâtre russe, que son principe fon­da­men­tal, c’est l’i­den­ti­fi­ca­tion. Il me sem­ble que si l’homme, l’ac­teur, com­mence à tir­er vers lui le per­son­nage, à le faire s’i­den­ti­fi­er à sa per­son­ne, cela peut devenir, à un moment, très périlleux ; tout dépend du per­son­nage. Je ne pense pas que ce soit per­mis. Mais il se peut que je me trompe. Peut-être est-ce moi qui ai cette impres­sion, parce que je con­nais bien le théâtre russe, sovié­tique. Quand, donc, je me suis aperçu que cela deve­nait très dan­gereux pour ma vie, j’ai pris mes dis­tances.

Anatoli Vassiliev. Photo Laure Vasconi.
Ana­toli Vas­siliev. Pho­to Lau­re Vas­coni.

Donc, la pre­mière chose à rap­pel­er, c’est que c’est le principe de l’é­cole. Je ne peux pas dire que ce soient les principes de Stanislavs­ki bien com­pris ; non, au con­traire, c’en est la per­ver­sion. Et pour­tant, c’est une école où chaque jour, con­scien­cieuse­ment, on apprend à l’ac­teur l’art de l’i­den­ti­fi­ca­tion. Si, au moins, on le fai­sait avec un min­i­mum de com­pé­tence ! Mais ce n’est pas le cas, et, du coup, le pro­fesseur ressem­ble à un chirurgien qui s’ap­proche de son patient, et … coupe dans le vif. Tout cela est joyeux, finale­ment. La jeunesse a tou­jours rai­son, la jeunesse est géniale !… Mais dix ans, vingt ans après, quand l’ac­teur atteint l’âge de 40 ou 50 ans, appa­rais­sent les stig­mates de la mal­adie. C’est si évi­dent qu’il ne peut quit­ter la vie sans pathos, sans effets de manche. Il y en a com­bi­en comme cela ? De grands acteurs… Toutes ces con­tor­sions. Mais quand se réalise le proces­sus de l’i­den­ti­fi­ca­tion, le pub­lic est con­tent. Je pense que c’est ce qu’il désire, le pub­lic, — tout pub­lic ; ce qu’il cherche avant tout, c’est le nar­ratif, la copie de la vie. C’est ce qu’il désire en secret, il peut ne pas le dire, mais c’est ce qu’il veut.

Être ici ce soir est très impor­tant pour moi, et j’ai pen­sé qu’il fal­lait que de temps en temps je lise des écrits de Stanislavs­ki et de Gro­tows­ki. Je le ferai donc régulière­ment. Stanislavs­ki écrit : « Il y a un autre théâtre. Vous êtes venus, vous avez pris place dans le fau­teuil du spec­ta­teur, mais le met­teur en scène vous a mis à votre insu dans le fau­teuil de celui qui par­ticipe à la vie qui se déroule sur scène. Il vous est arrivé quelque chose. Vous avez per­du votre place de spec­ta­teur. Le rideau se lève. Vous dites:« ( … ) j’y crois … voici ma mère, je la recon­nais. ( … ) Vous n’avez plus envie d’ap­plaudir. Com­ment applaudir ma mère ? Ça fait bizarre, quand même ? »2. Cela, c’est l’idéal de Stanislavs­ki. Il se bat con­tre les clichés, con­tre cette théâ­tral­ité-là. Il est per­suadé que le plus impor­tant, le plus juste est là.

Gro­tows­ki, main­tenant : « Quand nous voulons don­ner au spec­ta­teur la pos­si­bil­ité d’une par­tic­i­pa­tion émo­tion­nelle, c’est-à-dire la pos­si­bil­ité de s’i­den­ti­fi­er à quelqu’un, alors il faut éloign­er le spec­ta­teur des acteurs. Le spec­ta­teur éloigné, mis en posi­tion d’ob­ser­va­teur, est alors capa­ble de par­ticiper émo­tion­nelle­ment, car il peut recon­naître en lui une voca­tion très anci­enne, la voca­tion du spec­ta­teur : être obser­va­teur. Obser­va­teur et témoin. Le témoin se tient à dis­tance. Il veut garder dans sa mémoire l’im­age de l’événe­ment pour tou­jours ». Je pense que ces deux textes sont très proches. Dis­tants dans le temps, mais très proches, et très éloignés en même temps. Stanislavs­ki par­le du qua­trième mur. Il con­sid­ère que le qua­trième mur sépare la salle de la scène. Il pro­pose de don­ner toute la pièce aux acteurs. Gro­tows­ki par­le du mon­tage. Où se situe le mon­tage de la représen­ta­tion ? Est-ce qu’il se passe au sein du spec­ta­teur, ou au sein de l’ac­teur ? Quand il y a un qua­trième mur, le mon­tage psy­chologique, pour Stanislavs­ki, est au sein de l’ac­teur, et alors le spec­ta­teur peut partager l’é­mo­tion de ce qui se passe sur le plateau. Mais, hélas, tout som­bre dans le « pathos ». La théorie mag­nifique cède la place à une pra­tique et une réal­ité exécrable. Au cliché.

Quand j’ai com­mencé mes études théâ­trales, on m’a enseigné l’analyse du texte dra­ma­tique, et je suis très heureux d’avoir eu de très grands péd­a­gogues. Ils m’ont appris à com­par­er. Pour analyser un texte dra­ma­tique, il faut le faire selon deux vecteurs, ou, comme le dit Gro­tows­ki, dans deux pos­si­bil­ités de mon­tage. On peut l’analyser à par­tir du coeur de la salle, ou de celui du plateau : on obtien­dra deux spec­ta­cles dif­férents. On peut par­ler du qua­trième mur, mais il faut analyser le texte à par­tir du coeur de la salle. Quand je ren­con­trais des acteurs et quand je tra­vail­lais avec eux — des acteurs célèbres, de vrais acteurs‑, j’é­tais tou­jours frap­pé de les enten­dre à chaque fois me deman­der : que dira la salle ? Com­ment va-t-elle réa­gir ? Est-ce qu’ils vont com­pren­dre ? Est-ce que cela ressem­ble au com­porte­ment d’un homme de la salle ? Inten­tion­nelle­ment ou non, les acteurs et le met­teur en scène analy­saient le texte selon un vecteur qui venait de la salle. Dans ces con­di­tions il est impos­si­ble d’at­tein­dre la vérité du proces­sus émo­tion­nel. À ce moment-là, l’ac­teur, dans son tra­vail, com­mence à illus­tr­er ce que veut la salle. C’est ce qui est fait con­stam­ment, et ce dès le début du pre­mier cours de l’é­cole, dès la pre­mière année d’é­tudes. Je l’ai bien con­staté dans l’é­cole russe : dès le départ, le pro­fesseur apprend à l’ac­teur à penser à par­tir du mon­tage de la salle. Mais quel rap­port a‑t-elle avec lui, — ses qual­ités, sa per­son­nal­ité, ce qu’il ressent ? C’est là que com­mence l’acte de l’opéra­tion chirur­gi­cale. Com­ment peut-on com­pren­dre ce qu’il y a eu il y a longtemps ? Qui nous aide à le faire, sinon ceux qui vivent main­tenant ? Ils ont la pos­si­bil­ité d’ac­com­plir un chemin, et de mon­tr­er par leur exem­ple ce passé.

Stanislavs­ki est un met­teur en scène russe. C’est clair, il écrivait en russe. Sa théorie est faite pour les pièces russ­es, et il le recon­naît lui-même : c’est ce qu’il a le mieux réus­si dans son tra­vail. Ou des pièces proches du style russe. C’est un homme de la Russie. Mais là, je suis sur scène en France. Vous m’é­coutez, mais vous ne par­lez pas russe. Et je ne suis pas sûr qu’en Russie je pour­rais réu­nir tant de monde. Là-bas, per­son­ne n’en a besoin. La Russie s’est engagée sur un tout autre chemin. De ce chemin, lais­sez-moi vous lire ce qu’a dit Stanislavs­ki. D’abord Stanislavs­ki, et ensuite Gro­tows­ki, mais vous ver­rez que c’est le même texte. Stanislavs­ki : « Le théâtre est une arme d’une puis­sance inouïe, mais comme toutes les armes, elle est à dou­ble tran­chant. Il peut faire un grand bien aux hommes, mais il peut être le pire des maux. Pour moi, le théâtre mod­erne est un grand mal dépra­vant3 ». C’est comme s’il l’avait écrit main­tenant. Mais quand, il y a cent ans, Stanislavs­ki a organ­isé son théâtre, c’é­tait pour pro­test­er con­tre cela. Gro­tows­ki : « Ces derniers temps, j’évite de par­ler des arts liés à la représen­ta­tion. De ces arts comme d’arts spec­tac­u­laires. Je préfère appel­er cela per­form­ing arts. L’ex­pres­sion anglaise trans­met une idée d’ac­tion — j’agis, et non de con­tem­pla­tion. Cepen­dant, entre les deux aspects de cette activ­ité, il y a un lien. Actuelle­ment ce lien est indis­pens­able, surtout quand le théâtre comme spec­ta­cle est men­acé de stéril­ité. Les con­di­tions marchan­des sont implaca­bles, et elles peu­vent con­duire le théâtre directe­ment à la pros­ti­tu­tion ».

Dans mon école, je ne prends jamais d’ac­teurs jeunes. J’ai peur des jeunes, parce que j’ai peur que la com­plex­ité ne les détru­ise. Un jeune de 18 ans est très infan­tile. Tout en lui est insta­ble, con­fus … J’ai peur de l’a­gress­er, sim­ple­ment par le tra­vail que je pra­tique. Je préfère pren­dre les gens à par­tir de 24 ans, ayant une for­ma­tion de base ; il faut qu’ils aient été con­fron­tés à la réal­ité du théâtre, de l’en­seigne­ment, des spec­ta­cles, des répéti­tions. Parce que tout ce que je fais est fondé sur ces bases, mais avec la force de la néga­tion. L’homme doit savoir ce qu’il nie, il ne peut pas sim­ple­ment nier pour nier, il doit être lucide. Si on com­prend à quoi on dit non, on peut aller vers ce « oui » qui nous illu­mine. C’est pour cela que je prends les gens après vingt ans, mais c’est dif­fi­cile, vrai­ment très dur. Il faut tout recom­mencer à zéro. Je com­mence d’habi­tude avec un sys­tème assez com­plexe de con­nais­sances et un tra­vail fondé sur les textes philosophiques de Pla­ton. Je vais par­ler claire­ment : dans l’his­toire de l’hu­man­ité, il y a l’Ex­ode-. il est décrit. Et puis, il y a la Bonne Nou­velle, qui est aus­si décrite : c’est Jésus. Je pour­rais dire que c’est sur ces deux men­tal­ités qu’est fondé le monde. Et ces men­tal­ités se réalisent à tra­vers la per­spec­tive. S’il s’ag­it de l’Ex­ode — qui est aus­si l’« issue » en russe -, nous par­lons tou­jours d’une per­spec­tive directe : l’homme va du passé vers l’avenir. L’art d’é­tudi­er le passé, c’est l’art du réal­isme psy­chologique. Mais il y a aus­si l’art de s’in­téress­er à l’avenir. Parce que la Bonne Nou­velle, c’est la per­spec­tive à l’en­vers : de l’avenir vers le passé. Cela va dans l’autre sens. L’art de la Bonne Nou­velle, c’est faire une per­for­mance, être un être qui agit. Faire l’Ex­ode, c’est dépen­dre du passé, en être l’esclave. Et il faut un très grand savoir-faire pour, étant l’esclave du passé, de l’in­con­scient, le trans­former en oeu­vre d’art.

Dès qu’un jeune arrive chez moi, je lui apprends à tra­vailler dans la per­spec­tive inverse. Je tra­vaille cela à par­tir des traités philosophiques de Pla­ton. Quel est l’ob­sta­cle pre­mier ? L’in­cul­ture : il n’est absol­u­ment pas oblig­a­toire, dans la Russie actuelle, de lire les textes de Pla­ton. Mais quand un jeune homme com­mence à lire, il faut bien, au bout d’une semaine, qu’il y com­prenne quelque chose … Mais com­ment com­pren­dre ? Il ne con­naît pas la mytholo­gie. Et pour avoir quelques notions de mytholo­gie, il doit aus­si con­naître la cul­ture chré­ti­enne, parce que chez Pla­ton tout n’ex­iste que dans les reflets, les com­para­isons. C’est là que com­mence le chemin com­plexe de l’ap­pren­tis­sage, de l’ac­cul­tur­a­tion. Mais ce n’est pas assez, ensuite com­mence le chemin com­plexe de l’ap­pren­tis­sage de l’art dra­ma­tique. Et ça, on ne le trou­ve pas dans les livres, mais dans l’ac­tion : on fait. Deux­ième obsta­cle : le psy­chisme est un bâti­ment ; comme toute con­struc­tion, il a son archi­tec­ture, et là je me heurte à un phénomène absol­u­ment incroy­able : plus loin que le bout de son nez, un jeune ne voit rien. La seule chose dont il ait quelques notions, c’est sa vie. Mais est-ce qu’une vie peut être riche quand on a 18 ans et qu’on a mené une vie infan­tile, insou­ciante ? Son expéri­ence du passé est donc min­ime, min­ime… C’est le prob­lème de la péd­a­gogie. On attend du jeune une cer­taine expéri­ence : de l’amour, de la sépa­ra­tion, de l’amour pour son père ou pour sa mère, de l’ami­tié, de la trahi­son… Mais il n’en a aucune, ou très peu. Et il a encore moins d’ex­péri­ence de l’avenir. Tout ce qui est à l’ex­térieur de lui, il l’ig­nore. Qu’a-t-il fait, alors, pen­dant ses études de théâtre ? On lui a gref­fé le « méti­er ». Son maître s’est gref­fé lui-même à lui. Si l’élève était un cep de vigne alors que son péd­a­gogue serait un chêne, ce maître aurait pris une branche de chêne et l’au­rait gref­fée sur le cep de vigne. Qu’est-ce que ça donne, tout ça ?

Tout recom­mence à zéro : le long chemin de l’élève. Et je con­state que les acteurs y pren­nent un grand plaisir. Devant eux s’ou­vre le monde mag­nifique des mythes, de la joie, et d’une sorte de lumière. Ils décou­vrent une planète incon­nue ; ils com­men­cent à maîtris­er l’e­space qui les entoure, et non ce qui est à l’in­térieur d’eux. C’est un chemin qui com­mence, et ce chemin dure 4 ou 5 ans. Donc, pour for­mer un acteur, il faut au moins dix ans.

Je ne mens pas lorsque je dis que je suis très ému. Cette année, en févri­er, j’ai présen­té mon tra­vail, je crois, le plus impor­tant : la tragédie de Pouchkine MOZART ET SALIERI. Il m’a fal­lu du temps pour l’abor­der. La théorie que j’ai mise au point, ma philoso­phie, mes con­nais­sances, mon tra­vail, — un long tra­vail de dix ans -, j’ai tout mis dans cette oeu­vre. Il me sem­ble que c’est une réus­site. J’ai éloigné la salle de la scène — la salle était à côté, l’ac­teur n’est qu’à deux mètres, mais il est très loin de la salle, et de même la salle est loin de lui, parce que c’est un mys­tère. Dans les lois de ce que Stanislavs­ki appelle le qua­trième mur et Gro­tows­ki le mon­tage au sein de l’ac­teur. J’ai trou­vé cela bien. Mais j’ai encore été descen­du en flèche. Aucun cri­tique n’a rien écrit de posi­tif sur ce thème. J’ai même dû subir leurs griefs : pourquoi ce mépris du pub­lic, de la salle ? Pourquoi mon manque de con­fi­ance dans le plaisir d’une his­toire qu’on racon­te ? Pourquoi cette atti­tude envers les gens ? Pourquoi est-ce que je ne leur ouvre pas grandes mes portes ? etc. Bref. J’ai mis au point une théorie, une pra­tique de l’ac­tion ver­bale. Mes acteurs n’ont pas un par­ler banal, quo­ti­di­en, « de la rue » ; ils ont une into­na­tion spé­ciale, arti­fi­cielle­ment rit­u­al­isée. C’est moi qui l’ai décou­verte, j’y ai décou­vert les racines de l’in­to­na­tion. Il me sem­ble que dans le son de l’homme est caché quelque chose qui touche aux orig­ines, quelque chose d’an­cien, d’ou­blié. Un son ancien qui lui a été don­né et qu’il entend comme un bruit dans le ven­tre de sa mère. J’ai par­cou­ru ce chemin, je l’ai fait et l’on m’a dit : « Pourquoi par­lent-ils comme ça ? Les gens ne par­lent pas comme ça ! » Certes, on ne par­le pas comme cela ; mais ce ne sont pas des scènes de la vie, c’est un mys­tère. Le spec­ta­teur qui est dans la salle, qui est venu voir mon spec­ta­cle, ne parvient pas à se libér­er des clichés. Il ne peut pas rester cinq min­utes tran­quille. Pour­tant, je fais des efforts, je fais tout ce qu’il demande : j’éteins les lumières, je fais le silence, tous les murs sont blancs, comme dans une église, il ne reste plus qu’à prier. On peut se dire que tout est prêt. Mais voilà que les acteurs entrent en scène, et la per­son­ne qui est dans la salle veut qu’ils par­lent sa langue. Et où cela se passe-t-il ? En Russie, où ont été écrits les livres de Stanislavs­ki, où sont con­servés les pré­ceptes de Stanislavs­ki. Et ce sont des spé­cial­istes de théâtre qui me font tous ces reproches ! Et où vont leurs com­pli­ments ? À tout ce qui est beau et facile : à la lumière, aux cos­tumes, au décor. Mais ce qui est dif­fi­cile, c’est le mon­tage dans le cen­tre de l’homme. Tout cela a duré quelques mois et, insi­dieuse­ment, cela s’est infil­tré en moi. Je me suis sen­ti abat­tu. On me dit : « Qu’est-ce que tu as ? Tu as fait une oeu­vre mag­nifique, et puis, que t’im­porte ? Tu t’es tou­jours moqué de la salle… » Oui c’est vrai, la salle… mais à la cul­ture, je m’y intéresse… Et la cul­ture, elle est dans les gens…

Je voudrais lire à ce pro­pos deux textes. Gro­tows­ki : « Une des pos­si­bil­ités d’en­tr­er sur le chemin de la créa­tion est de décou­vrir en soi des cor­poréités anci­ennes ». J’ai tou­jours une deux­ième lec­ture de ce texte : au cor­porel, j’a­joute le ver­bal, auquel nous sommes liés par un héritage très ancien, très fort… « À par­tir d’un détail, d’un élé­ment acci­den­tel, on peut se trou­ver une autre cor­poréité. La mère… Une pho­togra­phie… le sou­venir de rid­ules… L’é­cho loin­tain des vibra­tions par­ti­c­ulières d’une voix, et l’on peut recon­stituer la cor­poréité de la mère. D’abord la cor­poréité de ceux qu’on con­naît bien, puis la cor­poréité de ceux que l’on ne con­naît pas du tout, par exem­ple un trisaïeul ; on peut remon­ter très loin, comme cela, en arrière, dans la pro­fondeur, comme si se réac­ti­vait la mémoire, comme si on avait la réminis­cence, la réminis­cence de soi-même en action, comme l’exé­cu­tant d’un rit­uel très ancien. À chaque fois que je décou­vre quelque chose, j’ai le sen­ti­ment d’en avoir la réminis­cence ». Stanislavs­ki, main­tenant : « La phys­i­olo­gie habituelle du réveil. Tant que la tête n’est pas réveil­lée, les mains sont inertes. Ensuite se réveille une par­tie de la con­science, puis la vue. La vue réveille la mémoire et petit à petit c’est le corps qui vient à la vie. Et enfin on com­prend qu’on est près de la lumière, qu’on est revenu à sa mère »4. Cela a été écrit lors d’une répéti­tion d’une pièce de Maeter­linck, L’OISEAU BLEU. Stanislavs­ki : « Avant de com­mencer le cours, nous devons nous met­tre d’ac­cord sur ce que vous voulez appren­dre. Sinon il risque d’y avoir un malen­ten­du »5 . Gro­tows­ki : « Qu’est-ce qu’un véri­ta­ble pro­fesseur pour un élève ? Celui qui dit à l’élève : fais cela ». La con­nais­sance est le prob­lème du faire. Il me sem­ble que l’époque — et l’époque au sens le plus restreint : le jour, l’heure présente‑, que tra­verse actuelle­ment le théâtre n’est pas la meilleure. J’ai maintes fois écouté Gro­tows­ki, mais beau­coup moins que d’autres. Je ne l’ai jamais enten­du en Russie par exem­ple. On a traduit ses livres beau­coup trop tard. J’avais déjà fait beau­coup de choses au théâtre, et ce n’est qu’après que je l’ai lu. Il y a encore cer­tains textes que je n’ai pas lus, parce qu’ils ne sont pas traduits, mais Gro­tows­ki a beau­coup par­lé en Europe. Et alors ? Ici, sur cette scène, on a joué LE PRINCE CONSTANT. Gro­tows­ki a été révélé à Paris. Il a été une révéla­tion, une appari­tion. C’est à Paris, au Col­lège de France, que Gro­tows­ki a lu sa dernière leçon. Mais — c’est triste‑, pra­tique­ment, le théâtre ne peut pas suiv­re la voie de Gro­tows­ki, parce que le théâtre est pris par des pro­duc­tions. Les délais sont très courts, on n’a pas le temps de répéter ; alors que la répéti­tion, c’est un proces­sus, c’est un tra­vail. Et l’é­cole ? Com­ment peut-on com­pren­dre un enseigne­ment où l’ac­teur qui vient juste d’ar­riv­er à l’é­cole, se met aus­sitôt à appren­dre un rôle, et six mois après le présente au pub­lic ? Dès la pre­mière année, il doit présen­ter qua­tre travaux, et c’est la même chose en deux­ième, en troisième, en qua­trième année… Qu’est-ce qu’il peut faire, le mal­heureux ? Qu’est-ce qui se passe dans sa tête ? Per­son­ne ne le pren­dra nulle part. Il va se présen­ter, se mon­tr­er… Très rarement, on lui don­nera sa chance : il sera fig­u­rant quelque part et touchera un salaire. Pourquoi alors était-il venu écouter les leçons de Gro­tows­ki ? Elles n’ont pas éveil­lé en lui l’homme, l’être vivant. Il n’a pas dit : « non, je ne veux plus appren­dre l’art dra­ma­tique ». Mais il me sem­ble que, quand on écoute une leçon de Gro­tows­ki, la pre­mière chose qui vient à l’e­sprit, c’est de ne plus met­tre les pieds dans un théâtre. C’est la même chose si on lit très atten­tive­ment les livres de Stanislavs­ki, et que l’on étudie la vie de ce mar­tyr : il ne faut surtout pas faire de théâtre. Bien sùr, il y a des opti­mistes — il y en a tou­jours : le monde a été fait par les opti­mistes ! Mais moi, je tra­vaille de 10 heures d’un matin à 2 heures d’un autre matin, tous les jours. Et j’ob­serve en moi des proces­sus tout à fait étranges. À force de fatigue, je me mords la langue ; je n’ose plus dire ce que j’ai à dire, vous com­prenez ? Et pour­tant, je con­tin­ue à tra­vailler — oui, j’aime le théâtre. Je suis con­damné au théâtre, je ne peux plus m’en pass­er. Mais moi, j’ai de l’ex­péri­ence, j’ai un nom, ce n’est pas si dif­fi­cile pour moi, alors que pour les jeunes…

En con­clu­sion, je vais vous lire une cita­tion — une petite mer­veille ! — de Stanislavs­ki sur la répéti­tion : « Pour être acteur, il faut oblig­a­toire­ment de la pra­tique. Pour avoir une pra­tique, il faut oblig­a­toire­ment un théâtre. Pour avoir un théâtre, il faut oblig­a­toire­ment avoir du suc­cès. Pour avoir du suc­cès, il faut être acteur, et pour être acteur, il faut de la pra­tique, etc. »6 — et cela se répète en boucle sans s’ar­rêter, comme un cer­cle vicieux. C’est pourquoi Stanislavs­ki écrit : « Au théâtre, ce je que je déteste le plus, c’est le théâtre ». C’est vrai. Et celui qui n’aime pas le théâtre, peut dire qu’il l’aime vrai­ment, parce qu’il peut deman­der des comptes à la pro­fes­sion. La péd­a­gogie est une chose ter­ri­fi­ante. Elle est la seule pro­fes­sion où le sen­ti­ment du sac­ri­fice, de la vic­time est si net. Car il ne doit pas y avoir de péd­a­gogue, mais un témoin, le témoin unique de l’élève, le témoin le plus effacé. Il doit atten­dre. Il ne doit pas gref­fer, sinon il forme un mutant. Il doit atten­dre le moment où l’élève lui-même com­mencera à grandir. S’il sait atten­dre, il arrivera à ses fins. Mais il doit savoir qu’une fois qu’il aura gran­di, l’élève quit­tera son pro­fesseur. Si c’est un mau­vais élève, il l’imit­era. Mal. Mais si c’est un bon élève, il l’a­ban­don­nera. Il essaiera d’être plus grand que lui, de l’écras­er pour être lui-même un maître. Et quand il devien­dra un maître, il appellera un élève ; un élève vien­dra, et il com­pren­dra alors qu’il doit s’ef­fac­er. Et ce n’est qu’à ce moment-là que maître et élève se retrou­veront. Mais tant que cela ne sera pas réal­isé, ils seront séparés. Il est plus facile de ne pas être maître, il est plus facile de venir au théâtre voir les acteurs et de faire du théâtre comme représen­ta­tion, de pro­duire des oeu­vres. Mais il faut savoir qu’alors jamais on n’at­tein­dra la sub­stance, l’essence … Jamais. Pour pénétr­er l’essence, il faut aban­don­ner le théâtre comme spec­ta­cle. Mais quand on aban­donne le théâtre pour le lab­o­ra­toire, il faut savoir que quand vien­dra un spec­ta­teur, il dira : « Je ne veux pas voir ça. C’est un tra­vail ‘pour soi’ ». Qu’on lira des titres comme : « Ana­toli Vas­siliev met en scène un spec­ta­cle sur Ana­toli Vas­siliev ». Cela, il faut le savoir. Pour­tant, quand le rideau se lève, — comme ici, au théâtre de l’Odéon‑, que les lumières s’al­lu­ment, que la salle est pleine, c’est mag­ique. Et c’est la tragédie de cette pro­fes­sion. Mer­ci.

  1. Tous les textes de Stanislavs­ki sont extraits du tome V (livre 1) de ses oeu­vres com­plètes, Moscou, Iskusst­vo, 1993. On peut lire le réc­it de la mort d’un acteur auquel il est fait allu­sion ici p. 157. ↩︎
  2. op. cit., p.153. ↩︎
  3. op. cir., pp. 154 – 1 55. ↩︎
  4. op. cir., p. 363. ↩︎
  5. op. cit., p. 152. ↩︎
  6. op. cit., p. 139. ↩︎
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Marc Fumaroli
Marc Fumaroli est professeur au Collège de France.Plus d'info
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