L’acteur, manipulateur et manipulé

L’acteur, manipulateur et manipulé

Entretien avec Neville Tranter

Le 15 Nov 2000
SALOMÉ, mise en scène Neville Tranter, 1997. Photo Marcus.
SALOMÉ, mise en scène Neville Tranter, 1997. Photo Marcus.

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SALOMÉ, mise en scène Neville Tranter, 1997. Photo Marcus.
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Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Alter­na­tives Théâ­trales : Com­ment avez vous décou­vert la mar­i­on­nette ?


Neville Tran­ter : Au cours de ma for­ma­tion d’acteur, mon pro­fesseur Robert Gist a invité à l’université une com­pag­nie de mar­i­on­nettes. Le spec­ta­cle se pas­sait dans le bus util­isé aus­si pour tourn­er dans le pays. Ils n’étaient que deux mar­i­on­net­tistes : un ancien jour­nal­iste-reporter et sa femme. Ce n’était qu’un spec­ta­cle pour enfants, mais en le voy­ant j’ai eu une révéla­tion : j’ai su ce qu’il me fal­lait faire. Et je suis devenu l’assistant de cet homme. J’ai eu deux men­tors dans ma vie. Le pre­mier fut Robert Gist ; le sec­ond la femme de ce mar­i­on­net­tiste. Elle était ter­ri­ble­ment stricte et m’a for­cé à trou­ver mon pro­pre style. Car mes pre­mières mar­i­on­nettes, sculp­tées dans du bois, ressem­blaient beau­coup à celles de son mari. C’est dans ces années 1976 – 77, en faisant mon pre­mier spec­ta­cle THE FOUR PINTS, que j’ai réelle­ment trou­vé un lan­gage per­son­nel. Après ma for­ma­tion à leurs côtés, je suis allé à Mel­bourne où j’ai fondé ma pro­pre com­pag­nie Stuffed Pup­pet. Et j’ai aus­si décidé de créer des spec­ta­cles pour les adultes et non plus pour les enfants. J’ai com­mencé à tra­vailler avec un acteur et un musi­cien. Je me suis alors ren­du compte que les musi­ciens com­pre­naient mieux com­ment manip­uler une mar­i­on­nette. Tous les acteurs n’en sont pas capa­bles. C’est une ques­tion de rythme, de tem­po… Nous nous pro­dui­sions dans un théâtre alter­natif qui s’appelait la Maia comme cet autre lieu fameux à New-York. J’ai ensuite tra­vail­lé dans des cabarets, c’était for­ma­teur : il fal­lait faire preuve d’une grande dis­ci­pline. Car si on n’avait pas réus­si à racon­ter son his­toire en deux ou trois min­utes, on per­dait l’attention du pub­lic. Il fal­lait enlever tout ce qui n’était pas stricte­ment néces­saire, sans état d’âme. J’ai essayé de rester fidèle à cette façon de faire depuis. Car une des ques­tions fon­da­men­tales quand on tra­vaille avec des mar­i­on­nettes est celle du texte : si on les fait par­ler, com­ment com­bin­er textes et paroles ? Car par­fois un mou­ve­ment en dit plus qu’une longue tirade.

Et puis, au bout d’un an, j’ai eu l’opportunité d’aller en Hol­lande. C’était en 1979, au Fes­ti­val of Fools à Ams­ter­dam. C’était à cette époque le plus impor­tant des fes­ti­vals alter­nat­ifs au monde. Nous avons joué trois mois en tournée en Hol­lande, puis nous nous sommes séparés. La plu­part sont retournés en Aus­tralie, et je suis resté seul en Europe. Mon pre­mier spec­ta­cle solo STUDIES IN FANTASY a été présen­té à Charleville, en 1982.

NT. : Je suis un mar­i­on­net­tiste, mais je suis d’abord un acteur. Je suis un acteur avec des mar­i­on­nettes. Et je ne l’ai pas tou­jours été. Au départ je ne me mon­trais pas sur scène. Les mar­i­on­nettes étaient très fortes, et je n’osais pas. Je ne pen­sais pas faire le poids. Et puis, petit à petit, j’ai passé le pas. Ce ne fut pas sans me faire vio­lence. Et j’utilise aujourd’hui à la fois mes capac­ités d’acteur et celles de mar­i­on­net­tiste. Je joue aus­si moi- même des per­son­nages. Le spec­ta­cle qui a mar­qué ce tour­nant, était LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX en 1983. Je jouais avec un masque le rôle de Mephis­to et Faust était une mar­i­on­nette nue, assise au pre­mier rang dans le pub­lic. Les autres per­son­nages étaient tous des mar­i­on- nettes. Les sept péchés étaient cha­cun une mar­i­on­nette, et il y avait aus­si le dia­ble. C’était mon pre­mier spec­ta­cle entière­ment avec des mar­i­on­nettes. À cette époque je tra­vail­lais seul : je n’avais pas de musi­ciens avec moi. Je pas­sais des morceaux de musique préex­is­tants. Il n’y a que main­tenant que je fais faire des musiques sur mesure.

J’ai tout de suite eu l’intuition qu’il ne fal­lait pas s’enfermer dans le monde des fes­ti­vals de mar­i­on­nettes : qu’il fal­lait sor­tir et se pro­duire égale­ment dans les théâtres « nor­maux ». C’était aus­si une ques­tion de survie. En Hol­lande la plu­part des com­pag­nies sont sans lieu et elles doivent régulière­ment tourn­er dans une série de théâtres.

Pour UNDERDOG, je devais réus­sir à faire quelque chose d’encore plus fort que LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX. Je ne savais pas com­ment. Je me sers tou­jours de mes pro­pres peurs, de ce que je ressens, pour trou­ver la fable de mes spec­ta­cles. J’avais saisi que le spec­ta­cle de mar­i­on- nettes était la forme la plus prim­i­tive et essen­tielle de théâtre qui puisse exis­ter. Les bonnes mar­i­on­nettes nous ramè­nent tout de suite à l’essence de ce qu’est l’homme. Parce qu’elles sont des fig­ures, des arché­types, extrême­ment purs, et que les spec­ta­teurs peu­vent s’identifier à elles. Pour moi les mar­i­on­nettes sont aus­si des acteurs, elles ont à jouer. Je n’avais pas à chercher un autre dis­posi­tif : les mar­i­on­nettes sont tou­jours très proches de moi, puisque je les manip­ule directe­ment. Et cette prox­im­ité physique rend d’emblée la sit­u­a­tion dra­ma­tique : elle instau­re une rela­tion très intime avec la mar­i­on­nette. Si par exem­ple un per­son­nage est en colère, celui qui est à côté est per­cuté vio­lem­ment. Et quand il se passe quelque chose d’intime, c’est alors encore plus intime.

AT. : Pourquoi ressen­tez-vous la néces­sité de vous mas­quer, de met­tre par exem­ple dans MOLIÈRE, un faux nez ? Est-ce une façon de vous pro­téger ?

NT. : J’ai changé mon cos­tume la veille de la pre­mière. Je joue le per­son- nage de Toinette, une ser­vante sou­vent présente dans les pièces de Molière. Je por­tais un cos­tume mi-homme mi- femme. Mais j’ai pris con­science qu’il n’était pas néces­saire, et je l’ai sim­pli­fié. Toinette est dev­enue une sorte de maître d’hôtel anglais. Je porte une chemise mauve en soie bouf­fante – qui donne une touche baroque au cos­tume –, des pan­tou­fles ros­es, un pan­talon noir, un petit tabli­er de femme de ménage, et ce faux nez à lunettes. Je porte cette sorte de masque en référence à la com­me­dia dell’arte. J’ai d’abord essayé avec juste les lunettes, mais il man­quait quelque chose. Et quand j’ai mis ce nez, c’est devenu juste. Molière s’est beau­coup inspiré de la com­me­dia dell’arte. Et je voulais aus­si le mon­tr­er dans ce spec­ta­cle. Quoi de mieux que de met­tre moi-même un faux nez ? Au début de la pièce, j’arrive sur scène et je suis moi. Et puis je m’apprête : j’attache mon tabli­er et je chausse mon nez à lunettes, je deviens alors Toinette et le spec­ta­cle com­mence. Je fais savoir au pub­lic que ce à quoi il assiste est un jeu. J’aime bien bris­er ain­si le qua­trième mur.

AT. : Vos mains ani­ment les mar­i­on­nettes, vous êtes acteur et jouez Toinette, vous prêtez votre voix aux dif­férentes mar­i­on­nettes, qui sont aus­si des acteurs … Votre dis­posi­tif est com­plexe.

NT.: Oui. Même si ce que je fais à l’air très sim­ple. On ne peut pas faire de théâtre sans établir des réseaux de com­mu­ni­ca­tion entre ce qui se passe sur scène et le pub­lic. Ce que m’ont appris les mar­i­on­nettes, c’est à être très con­scient de ce que je mon­tre au pub­lic quand Toinette par exem­ple dia­logue avec la mar­i­on­nette Molière. La rela­tion de Toinette et de Molière est l’une des his­toires de la pièce. C’est un spec­ta­cle sur le thème de la loy­auté. Loy­auté du servi­teur au maître, du maître au roi, de Molière à Louis XIV, de l’auteur à sa troupe, de l’auteur à son œuvre. Molière doit écrire sa dernière pièce. Nous faisons comme si sa dernière pièce était TARTUFFE. ( C’est en vérité LE MALADE IMAGINAIRE, mais pour servir la pièce, nous avons un peu changé la vérité his­torique.) Et pour le forcer à écrire, sur­git un mon­strueux per­son­nage, le Médecin. Je l’ai con­stru­it à par­tir de la fig­ure de Mis­ter Punch qui est pure énergie. Une mar­i­on­nette, comme un dessin ani­mé peut être, pure énergie. Pas un acteur. Les mar­i­on­nettes peu­vent aller jusqu’à l’extrême, et le pub­lic l’accepte. Mis­ter Punch est très vio­lent et c’est crédi­ble. Il représente la créa­tiv­ité de Molière mais aus­si sa part néga­tive.

AT. : Com­ment écrivez-vous vos spec­ta­cles ?

NT. : Au début j’écrivais moi- même les his­toires de mes spec­ta­cles. Je fab­ri­quais d’abord mes mar­i­on­nettes, et l’histoire venait après, des rap­ports qui s’instauraient entre elles. Mais aujourd’hui je tra­vaille avec un auteur et dra­maturge Luk van Meer­beke. Après quoi je fab­rique les mar­i­on­nettes et Luk écrit les textes. Et puis nous nous réu­nis­sons à nou­veau et nous assem­blons les pièces du puz­zle au fur et à mesure. Il nous faut ensuite trou­ver la musique, les lumières, etc.

Pen­dant le tra­vail des répéti­tions Luk van Meer­beke joue par­fois le rôle d’œil extérieur. Mais en vérité je me dirige aus­si beau­coup moi-même. C’est une ques­tion d’expérience. Mais son aide est pré­cieuse. Nous sommes donc deux met­teurs en scène.

MOLIÈRE, mise en scène Neville Tranter, septembre 2000. Photo Brigitte Pougeoise.
MOLIÈRE, mise en scène Neville Tran­ter, sep­tem­bre 2000. Pho­to Brigitte Pougeoise.

AT. : Quelle dif­férence faites-vous entre le masque et la mar­i­on­nette. Pourquoi jouer tel per­son­nage plutôt que de créer une mar­i­on­nette ?

NT. : Les mar­i­on­nettes sont aus­si des masques. Un bon masque pos­sède une âme. Et le but, masque ou mar­i­on­nette, est de mon­tr­er l’âme qu’il ou elle recèle. En tant qu’humain, en tant qu’acteur, il me faut jouer un per­son­nage. Un per­son­nage fort, qui puisse faire le poids face à une mar­i­on­nette forte comme celle de Molière dans ce spec­ta­cle. Il était donc évi­dent qu’il me fal­lait jouer Toinette.

Pro­pos recueil­lis et traduits par Julie Bir­mant.

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