Alternatives Théâtrales : Comment avez vous découvert la marionnette ?
Neville Tranter : Au cours de ma formation d’acteur, mon professeur Robert Gist a invité à l’université une compagnie de marionnettes. Le spectacle se passait dans le bus utilisé aussi pour tourner dans le pays. Ils n’étaient que deux marionnettistes : un ancien journaliste-reporter et sa femme. Ce n’était qu’un spectacle pour enfants, mais en le voyant j’ai eu une révélation : j’ai su ce qu’il me fallait faire. Et je suis devenu l’assistant de cet homme. J’ai eu deux mentors dans ma vie. Le premier fut Robert Gist ; le second la femme de ce marionnettiste. Elle était terriblement stricte et m’a forcé à trouver mon propre style. Car mes premières marionnettes, sculptées dans du bois, ressemblaient beaucoup à celles de son mari. C’est dans ces années 1976 – 77, en faisant mon premier spectacle THE FOUR PINTS, que j’ai réellement trouvé un langage personnel. Après ma formation à leurs côtés, je suis allé à Melbourne où j’ai fondé ma propre compagnie Stuffed Puppet. Et j’ai aussi décidé de créer des spectacles pour les adultes et non plus pour les enfants. J’ai commencé à travailler avec un acteur et un musicien. Je me suis alors rendu compte que les musiciens comprenaient mieux comment manipuler une marionnette. Tous les acteurs n’en sont pas capables. C’est une question de rythme, de tempo… Nous nous produisions dans un théâtre alternatif qui s’appelait la Maia comme cet autre lieu fameux à New-York. J’ai ensuite travaillé dans des cabarets, c’était formateur : il fallait faire preuve d’une grande discipline. Car si on n’avait pas réussi à raconter son histoire en deux ou trois minutes, on perdait l’attention du public. Il fallait enlever tout ce qui n’était pas strictement nécessaire, sans état d’âme. J’ai essayé de rester fidèle à cette façon de faire depuis. Car une des questions fondamentales quand on travaille avec des marionnettes est celle du texte : si on les fait parler, comment combiner textes et paroles ? Car parfois un mouvement en dit plus qu’une longue tirade.
Et puis, au bout d’un an, j’ai eu l’opportunité d’aller en Hollande. C’était en 1979, au Festival of Fools à Amsterdam. C’était à cette époque le plus important des festivals alternatifs au monde. Nous avons joué trois mois en tournée en Hollande, puis nous nous sommes séparés. La plupart sont retournés en Australie, et je suis resté seul en Europe. Mon premier spectacle solo STUDIES IN FANTASY a été présenté à Charleville, en 1982.
N. T. : Je suis un marionnettiste, mais je suis d’abord un acteur. Je suis un acteur avec des marionnettes. Et je ne l’ai pas toujours été. Au départ je ne me montrais pas sur scène. Les marionnettes étaient très fortes, et je n’osais pas. Je ne pensais pas faire le poids. Et puis, petit à petit, j’ai passé le pas. Ce ne fut pas sans me faire violence. Et j’utilise aujourd’hui à la fois mes capacités d’acteur et celles de marionnettiste. Je joue aussi moi- même des personnages. Le spectacle qui a marqué ce tournant, était LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX en 1983. Je jouais avec un masque le rôle de Mephisto et Faust était une marionnette nue, assise au premier rang dans le public. Les autres personnages étaient tous des marion- nettes. Les sept péchés étaient chacun une marionnette, et il y avait aussi le diable. C’était mon premier spectacle entièrement avec des marionnettes. À cette époque je travaillais seul : je n’avais pas de musiciens avec moi. Je passais des morceaux de musique préexistants. Il n’y a que maintenant que je fais faire des musiques sur mesure.
J’ai tout de suite eu l’intuition qu’il ne fallait pas s’enfermer dans le monde des festivals de marionnettes : qu’il fallait sortir et se produire également dans les théâtres « normaux ». C’était aussi une question de survie. En Hollande la plupart des compagnies sont sans lieu et elles doivent régulièrement tourner dans une série de théâtres.
Pour UNDERDOG, je devais réussir à faire quelque chose d’encore plus fort que LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX. Je ne savais pas comment. Je me sers toujours de mes propres peurs, de ce que je ressens, pour trouver la fable de mes spectacles. J’avais saisi que le spectacle de marion- nettes était la forme la plus primitive et essentielle de théâtre qui puisse exister. Les bonnes marionnettes nous ramènent tout de suite à l’essence de ce qu’est l’homme. Parce qu’elles sont des figures, des archétypes, extrêmement purs, et que les spectateurs peuvent s’identifier à elles. Pour moi les marionnettes sont aussi des acteurs, elles ont à jouer. Je n’avais pas à chercher un autre dispositif : les marionnettes sont toujours très proches de moi, puisque je les manipule directement. Et cette proximité physique rend d’emblée la situation dramatique : elle instaure une relation très intime avec la marionnette. Si par exemple un personnage est en colère, celui qui est à côté est percuté violemment. Et quand il se passe quelque chose d’intime, c’est alors encore plus intime.
A. T. : Pourquoi ressentez-vous la nécessité de vous masquer, de mettre par exemple dans MOLIÈRE, un faux nez ? Est-ce une façon de vous protéger ?
N. T. : J’ai changé mon costume la veille de la première. Je joue le person- nage de Toinette, une servante souvent présente dans les pièces de Molière. Je portais un costume mi-homme mi- femme. Mais j’ai pris conscience qu’il n’était pas nécessaire, et je l’ai simplifié. Toinette est devenue une sorte de maître d’hôtel anglais. Je porte une chemise mauve en soie bouffante – qui donne une touche baroque au costume –, des pantoufles roses, un pantalon noir, un petit tablier de femme de ménage, et ce faux nez à lunettes. Je porte cette sorte de masque en référence à la commedia dell’arte. J’ai d’abord essayé avec juste les lunettes, mais il manquait quelque chose. Et quand j’ai mis ce nez, c’est devenu juste. Molière s’est beaucoup inspiré de la commedia dell’arte. Et je voulais aussi le montrer dans ce spectacle. Quoi de mieux que de mettre moi-même un faux nez ? Au début de la pièce, j’arrive sur scène et je suis moi. Et puis je m’apprête : j’attache mon tablier et je chausse mon nez à lunettes, je deviens alors Toinette et le spectacle commence. Je fais savoir au public que ce à quoi il assiste est un jeu. J’aime bien briser ainsi le quatrième mur.
A. T. : Vos mains animent les marionnettes, vous êtes acteur et jouez Toinette, vous prêtez votre voix aux différentes marionnettes, qui sont aussi des acteurs … Votre dispositif est complexe.
N. T.: Oui. Même si ce que je fais à l’air très simple. On ne peut pas faire de théâtre sans établir des réseaux de communication entre ce qui se passe sur scène et le public. Ce que m’ont appris les marionnettes, c’est à être très conscient de ce que je montre au public quand Toinette par exemple dialogue avec la marionnette Molière. La relation de Toinette et de Molière est l’une des histoires de la pièce. C’est un spectacle sur le thème de la loyauté. Loyauté du serviteur au maître, du maître au roi, de Molière à Louis XIV, de l’auteur à sa troupe, de l’auteur à son œuvre. Molière doit écrire sa dernière pièce. Nous faisons comme si sa dernière pièce était TARTUFFE. ( C’est en vérité LE MALADE IMAGINAIRE, mais pour servir la pièce, nous avons un peu changé la vérité historique.) Et pour le forcer à écrire, surgit un monstrueux personnage, le Médecin. Je l’ai construit à partir de la figure de Mister Punch qui est pure énergie. Une marionnette, comme un dessin animé peut être, pure énergie. Pas un acteur. Les marionnettes peuvent aller jusqu’à l’extrême, et le public l’accepte. Mister Punch est très violent et c’est crédible. Il représente la créativité de Molière mais aussi sa part négative.
A. T. : Comment écrivez-vous vos spectacles ?
N. T. : Au début j’écrivais moi- même les histoires de mes spectacles. Je fabriquais d’abord mes marionnettes, et l’histoire venait après, des rapports qui s’instauraient entre elles. Mais aujourd’hui je travaille avec un auteur et dramaturge Luk van Meerbeke. Après quoi je fabrique les marionnettes et Luk écrit les textes. Et puis nous nous réunissons à nouveau et nous assemblons les pièces du puzzle au fur et à mesure. Il nous faut ensuite trouver la musique, les lumières, etc.
Pendant le travail des répétitions Luk van Meerbeke joue parfois le rôle d’œil extérieur. Mais en vérité je me dirige aussi beaucoup moi-même. C’est une question d’expérience. Mais son aide est précieuse. Nous sommes donc deux metteurs en scène.
A. T. : Quelle différence faites-vous entre le masque et la marionnette. Pourquoi jouer tel personnage plutôt que de créer une marionnette ?
N. T. : Les marionnettes sont aussi des masques. Un bon masque possède une âme. Et le but, masque ou marionnette, est de montrer l’âme qu’il ou elle recèle. En tant qu’humain, en tant qu’acteur, il me faut jouer un personnage. Un personnage fort, qui puisse faire le poids face à une marionnette forte comme celle de Molière dans ce spectacle. Il était donc évident qu’il me fallait jouer Toinette.
Propos recueillis et traduits par Julie Birmant.