Rêves communistes à vendre

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Rêves communistes à vendre

CELUI QUI DIT OUI et CELUI QUI DIT NON de Bertolt Brecht, mise en scène de Frank Castorf

Le 13 Jan 2009
Der Jasager Der Neinsager - Photo Thomas Aurin
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Der Jasager Der Neinsager - Photo Thomas Aurin
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 100 - Poétique et politiqueCouverture du numéro 100 - Poétique et politique - Festival de Liège
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LE GARÇON a choisi la mort. Et alors ? On s’en fout, non ? Les deux dames qui com­posent le chœur s’amusent comme des folles en rela­tant l’histoire du blanc-bec qui s’est effon­dré, malade et épuisé, lors d’une expédi­tion en mon­tagne, et qui a choisi d’être poussé dans l’abîme pour ne pas empêch­er les autres de con­tin­uer leur course. Bien sûr, par bien­séance, il faut d’abord lui témoign­er un peu de com­pas­sion, mais on entend très vite sauter les bou­chons de cham­pagne et rigol­er au bar. Après tout, c’est sa faute s’il prend la sol­i­dar­ité à la let­tre. Dans le cap­i­tal­isme des bêtes sauvages, les ani­maux gré­gaires sur­vivent rarement. Un per­dant de plus ou de moins – qu’est-ce que cela peut bien faire ? L’important, c’est de rouler soi-même sur l’or.

Ain­si s’achève CELUI QUI DIT OUI 1de Bertolt Brecht dans la mise en scène sar­cas­tique de Frank Cas­torf et CELUI QUI DIT NON con­tin­ue dans le même style hargneux. Com­ment faire un choix libre sans per­dre son esprit révo­lu­tion­naire ? C’est la ques­tion que pose Brecht dans cette dou­ble pièce. Comme dans LA DÉCISION2 qu’il a mis en scène récem­ment, ce matéri­au dra­maturgique per­met au directeur de la Volks­bühne de présen­ter tous les abîmes qui s’ouvrent à l’homme lorsqu’il doit choisir entre l’individu et la col­lec­tiv­ité, la vie privée et la cama­raderie, l’hédonisme et l’obédience au par­ti sans oubli­er l’utopie d’un monde meilleur et les principes révo­lu­tion­naires qui, nous le savons aujourd’hui,
ont échoué. Si ces deux cour­tes pièces didac­tiques (plus exacte­ment deux opéras d’école) sont d’inspiration marx­iste, elles sont moins dog­ma­tiques que LA DÉCISION, ce qui a per­mis a Cas­torf d’ôter à ces fables leur aspect sco­laire.

Le met­teur en scène a choisi de faire du garçon un con­fir­mand un peu gauche, tête frisée et épaules tombantes, la vic­time per­son­nifiée. Le pas rapi­de et l’énergie débor­dante du pro­fesseur réduisent très vite le garçon au rôle de bille de flip­per sur une scène presque vide : quelques chais­es en plas­tique, deux tabourets de bar et une cabane en planch­es. On ne peut penser que ce pau­vre pan­tin agité par des pres­sions qui lui sont extérieures puisse pren­dre une déci­sion par lui-même ; c’est pour­tant lui qui est le piv­ot et la cheville ouvrière de la fable.

Afin de pro­cur­er un médica­ment à sa mère mourante qu’on voit de temps à autre appa­raître sur la scène, traî­nant son corps exsangue saisi de con­vul­sions épilep- tiques, le garçon souhaite se join­dre à une expédi­tion en mon­tagne organ­isée par le pro­fesseur pour ses trois étu­di­ants3 .

Le pro­fesseur fixe le vis­age pâle du « cama­rade » d’un œil hagard. Cela suf­fit à faire com­pren­dre que ce n’est pas une bonne idée et que l’ascension ne sera pas sans dan­ger. Mais le garçon ne veut pas en démor­dre et, finale­ment, le pro­fesseur et sa « col­lec­tiv­ité » d’étudiants l’entraînent d’un côté à l’autre de la scène en tour­nant bête­ment en rond – une image qui rap­pelle des scènes que Cas­torf a déjà util­isées dans sa mise en scène de NORD de Louis Fer­di­nand Céline pour évo­quer la bêtise des mass­es endoc­trinées.

Mal­gré tous ces efforts déployés et réu­nis, il arrive ce qui devait arriv­er : le garçon s’écroule, à mi-chemin, com­plète­ment épuisé. Que faire ? Tout le monde doit-il faire demi-tour et inter­rompre l’expédition pour sauver un seul indi­vidu ? Ou bien, pour pou­voir con­tin­uer
et accom­plir la mis­sion, doit-on aban­don­ner le garçon à son sort et le con­duire à une mort cer­taine ?

Ce sont des ques­tions déli­cates aux­quelles per­son­ne ne peut répon­dre spon­tané­ment et l’homme – cet ani­mal gré­gaire – se trou­ve des arbi­trages – divin ou juridique ou, comme c’est le cas ici, mythique : une tra­di­tion ances­trale que l’on pour­rait appel­er plus prosaïque­ment la morale révo­lu­tion­naire.

« Écoute bien », hurle le pro­fesseur dans l’oreille du garçon, comme s’il crachait son ser­mon du haut d’une chaire : « Comme tu es malade et que tu ne peux pas con­tin­uer, nous devons t’abandonner ici. Mais il est juste que l’on demande à celui qui est tombé malade si l’on doit faire demi-tour pour lui. Et il est d’usage aus­si que celui qui est tombé malade, réponde : vous ne devez pas faire demi-tour. » Comme dans LA DÉCISION, on demande à celui qui échoue dans l’entreprise col­lec­tive s’il accepte qu’on agisse selon les principes de la col­lec­tiv­ité. Cette morale révo­lu­tion­naire étant le sujet prin­ci­pal des pre­mières pièces didac­tiques de Brecht, il est éton­nant qu’après avoir écouté cette leçon d’obéissance au par­ti, le garçon reste muet. Dans la mise en scène de la Volks­bühne, il fixe d’un œil hagard la caméra portable et son vis­age vide est pro­jeté, agran­di, sur les écrans vidéo dis­posés à droite et à gauche de la scène. Est-ce là le vis­age d’un cama­rade qui a com­pris sa leçon ? Ce regard fixe et le silence est plus élo­quent que les mots que le garçon pour­rait pronon­cer…

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Dorte lena eilers
Dorte Lena Eilers a étudié la musicologie et la biologie à Osnabrück (Allemagne) et Kingston...Plus d'info
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