« Un festin de restes » : deux exemples de cannibalisme esthétique-politique

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« Un festin de restes » : deux exemples de cannibalisme esthétique-politique

Le 16 Avr 2009
LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE de Luis Buñuel, 1972. Photo D. R.
LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE de Luis Buñuel, 1972. Photo D. R.

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LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE de Luis Buñuel, 1972. Photo D. R.
LE CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE de Luis Buñuel, 1972. Photo D. R.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 101 - Extérieur Cinéma - théâtre national de Nice
101

LIEBE KANNIBALEN GODARD de Thomas Jonigk (2006) et DER OKKULTE CHARME DER BOURGEOISIE BEI DER ERZEUGUNG VON REICHTUM de René Pollesch (2005) s’ap­puient toutes deux sur des films des années 1960 – 1970 à fort con­tenu idéologique. La pre­mière pièce reprend assez fidèle­ment le scé­nario du film WEEKEND, qui a ini­tié la rup­ture de Godard avec le pub­lic en 1967. Pollesch adopte quant à lui une posi­tion très libre : ses œuvres sont de véri­ta­bles patch­works de références, ce qui rel­a­tivise celles-ci. Peut-on alors oppos­er LIEBE KANNIBALEN GODARD, qui se situerait dans la con­ti­nu­ité de la Nou­velle Vague et des mes­sages des années 1960, au CHARME DISCRET DE LA BOURGEOISIE, qui romprait avec les anci­ennes avant-gardes de manière tant post­mod­erne que post­dra­ma­tique ? Les choses ne sont évidem­ment pas aus­si sim­ples, ni surtout aus­si formelles.

Il est vrai que Jonigk sem­ble entre­pren­dre une sim­ple réac­tu­al­i­sa­tion de WEEKEND tant les affinités sont grandes. L’auteur reprend tout d’abord les élé­ments clés du scé­nario, qui retrace le départ en week­end d’un jeune cou­ple parisien aisé, où cha­cun désire la mort du parte­naire pour en tir­er un béné­fice financier. Corinne et Roland – tels restent leurs noms – se frayent leur route sans tenir compte des acci­dents et des morts qu’ils provo­quent plus ou moins délibéré­ment, élim­i­nent la mère qui refu­sait de céder sa part d’héritage et tombent aux mains de can­ni­bales jus­ticiers. L’auteur con­tin­ue à dénon­cer le matéri­al­isme exac­er­bé, l’instru- men­tal­i­sa­tion i.e. l’objectivation des autres et l’impasse de notre civil­i­sa­tion.

Il trans­pose par ailleurs les procédés esthé­tiques de Godard au théâtre, trans­po­si­tion bien venue puisque Godard recon­nais­sait en Brecht un de ses maîtres. Il adopte ain­si une struc­ture en sta­tions, un ton dés­in­volte nour­ri par des rup­tures impromptues, insère des inter­ludes sur­réal­istes et mul­ti­plie les titres inter­mé­di­aires ou les clins d’œil à l’actualité : la guéril­la évo­quée par Godard cède la place au ter­ror­isme, Bush et Blair suc­cè­dent à Mao et John­son, Godard n’apparaît plus sous les traits de l’Ange exter­mi­na­teur1 mais joue son pro­pre per­son­nage… La course à l’Enfer que retra­cent tant la pièce que le film reste donc éminem­ment métathéâ­trale et grotesque.

Jonigk reprend ce faisant les con­no­ta­tions pos­i­tives attachées au can­ni­bal­isme dans WEEKEND : le can­ni­bal­isme comme métaphore de la fon­da­tion d’un ordre social, par l’ingestion du père ( Kro­nos ), en l’occurrence la ten­ta­tive de fonder une nou­velle société en détru­isant l’ancienne. Il instau­re une inver­sion de valeurs rad­i­cale en restau­rant dans le can­ni­bal­isme une forme de jus­tice et d’ordre para­dox­al sanc­tion­nant l’inhumanité de Roland et Corinne2.

Quoique le motif ait été plus fréquent dans la lit­téra­ture des années 19603, il reste un thème qui mar­que notre imag­i­naire4. L’effet de la pièce se dis­tingue néan­moins rad­i­cale­ment de celui de WEEKEND. Jonigk accentue les car­i­ca­tures à out­rance, intro­duit dès le pro­logue du cuisinier l’idéologie des anthro­pophages, alour­dis­sant et le grotesque et le mes­sage de libéra­tion sociopoli­tique. Il est d’une cer­taine manière lourd de clarté, alors que Godard prend soin d’être allusif, que ses films sont han­tés par « l’invisible des forces sous-jacentes »5.

En effet, Godard croit en l’anarchie, au désor­dre ( y com­pris filmique ) comme fac­teur de renou­veau du sens et de l’action ; il conçoit le film comme pou­voir doux en quelque sorte, non struc­turé et libéra­teur de pen­sée. Jonigk a écrit une pièce beau­coup plus dog­ma­tique qui oppose l’anéantissement de l’homme dans des objets à l’appareil d’une pen­sée com­bat­tante mor­bide.

Une telle lour­deur a par­tie liée d’abord avec l’impossibilité de cho­quer aujourd’hui, à un pes­simisme mûri par les quar­ante ans de décalage. En encad­rant toute la pièce par le can­ni­bal­isme, celui-ci appa­raît davan­tage comme un des­tin. Face au matéri­al­isme qui atteint sans cesse de nou­veaux cli­max, il est naturel qu’on puisse de moins en moins se dérober à l’alternative qui lui est opposée.

Mais l’entreprise qui con­siste à élim­in­er l’humanité, à l’anéantir sans que plus aucun totem ne soit pos­si­ble après cette mort du père, c’est-à-dire plus aucune cul­ture, cette entre­prise signe une fin telle­ment absolue qu’elle échappe au jeu et s’inscrit dans le dés­espoir au-delà du cynisme. La sub­sti­tu­tion du dog­ma­tisme anthro­pophage au total­i­tarisme matéri­al­iste se fait par défaut, parce qu’il n’existe plus d’observateur externe, de cri­tique con­struc­tive, ain­si que le dit Luh­mann6 ( BEOBACH- TUNGEN DER MODERNE ). Preuve en est la clô­ture totale de la pen­sée qui mène le can­ni­bal­isme jusqu’en ses plus extrêmes con­séquences, à savoir l’endocannibalisme. Il est prob­a­ble en effet que les can­ni­bales n’arrivent pas à vain­cre l’humanité entière, si bien que le choix de Corinne et du chef se résume à « manger » ou « être mangé » ! Corinne et lui man­gent ain­si à la fin un met accom­modé des restes du touriste, du mari de Corinne et du bras du chef. Jonigk accroît encore l’horreur de la solu­tion para­doxale qui con­siste à sauver l’humanité – « die Men­schlichkeit » – en anéan­tis­sant l’humanité – « die Men­schheit ». Il ne reste plus aucun hori­zon de libéra­tion. L’endocannibalisme mar­que la fin du poli­tique.

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Éliane Beaufils
Éliane Beaufils enseigne actuellement à l’université Paris 4 Sorbonne en études germaniques. Elle a consacré...Plus d'info
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