Reprenant son film de 1982, la comédie musicale de Blake Edwards donnée en 1995 à Broadway, Victor/Victoria, a eu trois impacts majeurs sur la tendance « de l’écran à la scène » de la fin du vingtième siècle/début du vingt-et-unième siècle, époque à laquelle les comédies musicales de Broadway ont adapté de plus en plus de films populaires. Tout d’abord, elle a amorcé le cycle actuel d’adaptations « écran à la scène » très en vue ; par ailleurs, elle avait pour vedette Julie Andrews, qui avait également tenu le rôle titre dans le film — la pièce devint ainsi un « évènement », terme industriel sous-entendant un phénomène extratextuel de grand intérêt médiatique, dans ce cas précis le retour d’Andrews à Broadway après trente ans d’absence. Enfin, et surtout, aspect le plus important de cette adaptation : la pièce est le seul cas majeur (le seul cas, en fait, qui nous soit connu) où le metteur en scène-auteur-producteur du spectacle ait également été le réalisateur-scénariste-producteur du film sur lequel il se base.
En effet, si Mel Brooks est fortement associé à deux comédies musicales plus récentes basées sur des films de sa réalisation (The Producers [Les Producteurs] – 2001, tiré du film de 1968, et Young Frankenstein [Frankenstein Junior] – 2007, tiré du film de 1974), il ne les a pas mises en scène. Tout comme Edwards, il a participé à l’écriture et à la production. Mais le rôle joué dans Victor/Victoria par Edwards en qualité de metteur en scène-auteur-producteur lui confère une autorité pratiquement inégalée dans l’histoire de Broadway. Il reflète la préoccupation qui fut la sienne tout au long de sa carrière, celle de garder le contrôle d’auteur sur ses œuvres, ce qui l’amena non seulement à réaliser mais aussi à écrire et à produire nombre de ses films. Ses batailles pour le contrôle artistique de ses films, devenues légendaires à la fin des années 60 et dans les années 70, sont même le sujet d’un de ses films majeurs, S.O.B., en 1981. On ne s’étonnera donc guère qu’il ait également cherché à exercer ce même contrôle lors de sa première aventure à Broadway.
Avant d’aborder l’approche adoptée par Edwards pour adapter Victor/Victoria, nous nous intéresserons à la progression de la tendance « de l’écran à la scène » dans laquelle s’inscrit ce spectacle. Nous le ferons essentiellement en nous intéressant aux comédies musicales de Broadway, et plus spécifiquement à la nouvelle phase qu’a connue cette tendance au cours des trente dernières années, où ces mêmes comédies musicales avouent sans complexe les films dont elles se sont inspirées.
L’enrichissement mutuel du théâtre et du cinéma a existé dès l’invention du film, mais, jusqu’il y a peu, il se manifestait essentiellement par des adaptations filmées de pièces de théâtre et de comédies musicales (comme Show Boat, Carousel, South Pacific, Pal Joey [La blonde ou la rousse], The Pajama Game [Pique-nique en pyjama], Camelot). Cette pratique, que l’on observe tout au long de l’histoire du cinéma, a connu un véritable essor avec le début de l’ère du film parlant, et le développement, en 1943, avec Oklahoma, du « book musical » à intrigue moderne, qui intégrait des numéros chantés et dansés dans un récit complexe.