« Mettez les mots à leur place : c’est le cimetière de la Parole. Ce qui est consacré dans une langue en constitue la mort : un mot prévu est un mot défunt…» 1.
ÉVOQUANT la « creative method » et la « Gedankenfabrik » de Jean-François Peyret, paradoxalement c’est une photo de John Cage de 1965 qui me vient à l’esprit alors qu’il présente VARIATIONS V, avec Merce Cunnningham. On y voit, alors que la performance audiovisuelle est proposée au public, Cage, Tudor, Mumma derrière une table de mixage et de montage. En arrière plan des câbles électriques, des consoles et d’un matériel de laboratoire, sur des écrans, des visuels sont dispersés dans l’espace alors que Barbara Lloyd danse. Le dispositif est à vue. La scène est ici un espace de recherche où l’on s’inquiète du rapport de l’Art et de la technique. Et cette scène, ce plan pourrait tout aussi bien correspondre à une séquence de Turing-Machine laquelle marque chez Jean-François Peyret, qui a rencontré Alain Prochiantz, le travail qu’il va entreprendre sur le Traité des formes, après qu’il a commis celui sur les Couleurs. Travail esthétique et poétique qui explorera la relation homme/machine, cerveau et fiction, et s’apparente à une bibliothèque des formes. Travail, également, qui reviendrait sur un théâtre qui se frotterait à l’état de la science, à l’incidence de la recherche scientifique sur nos représentations. Travail, enfin, qui s’écarterait d’une tradition théâtrale par la nature même de l’objet dont il se saisit. Ce « programme » conduira Jean-François Peyret à proposer plusieurs partitions/variations, mais aussi à développer en amont et en aval des représentations, des improvisations, des séances de travail à la table et des rencontres publiques. Ce soir on improvise mais c’est cet après-midi procède de ceux-ci. Cycle d’improvisations tenu à l’occasion de la création du CAS DE SOPHIE K, ces rendez-vous peuvent se regarder comme des chutes de la pensée. Des images, des mots, des intuitions, des paysages, des instants… qui ont nourri la création, la prolongent et en étendent la forme, travaillant sans cesse à modifier, à transformer, à révéler la complexité du regard, du savoir, de la connaissance. Et par là, annuler peut-être l’effet exclusif de la scène – cette monade – afin de faire du théâtre un chantier plastique, un territoire en archipel ouvert aux mécanismes, un espace non plus de contrôle des sentiments et de l’empathie, mais un milieu où se promènent les pensées nomades.
Juillet 2005, à la Chartreuse Villeneuve-lez-Avignon, LE CAS DE SOPHIE K est présenté au public, dans la salle du Tinel, toutes les fins d’après-midi à 18h. En « marge », dans la Boulangerie 2 se tenait Ce soir on improvise, mais c’est cet après-midi. Quatre rendez-vous ouverts aux curieux, quatre laboratoires de pensées (Animal / pas animal?, Machine / esprit?, Posthumain / Trop posthumain?, Fiction / science?). Quatre espaces de recherches et de questionnements sur le cerveau, lequel, selon l’un des complices de Jean-François Peyret,: « sait ce que je pense, mais je ne sais pas ce que pense mon cerveau » 3.Ces temps-là réunissaient une société savante 4 hétérogène composée de chercheurs internationaux (neurobiologiste, immunologiste, spécialistes en intelligence artificielle, mathématiciennes, philosophes et anthropologue, écrivain…), ainsi que les comédiens et comédiennes de VARIATIONS DARWIN 5 soutenus par l’équipe dramaturgique, et quelques amis.
Eu égard au territoire hybride qu’occupe la pratique du théâtre de Jean-François Peyret (littérature, philosophie, sciences, arts plastiques…), les conversations de ce « groupe de discussions » post-babelien s’apparentaient à ce que dit Wittgenstein des mutations du langage. Il (le langage) ressemblait à : « une vieille cité : un labyrinthe de ruelles et de petites places, de vieilles maisons et de nouvelles maisons, et de maisons agrandies à de nouvelles époques, et ceci environné d’une quantité de nouveaux faubourgs aux rues rectilignes bordées de maisons uniformes […]. De nouveaux langages viennent s’ajouter aux anciens, formant les faubourgs de la vieille ville « le symbolisme chimique, la notation infinitésimale ». On peut y ajouter les langages machines, les matrices de théorie des jeux, les nouvelles notations musicales, le langage du code génétique…» 6
En définitive, ce soir on improvise mais c’est cet après-midi correspondait donc à une « plateforme de discussions », « un camp de base », dont les membres parlants, par la nature même de leurs approches cognitives et discursives, représentaient l’ultime obstacle opposé à une théorie d’un système stable 7. L’apparition de la complexité correspondait alors à une épreuve qui ne passait plus par la découverte d’un savoir (lequel vient par nature ajouter au précédent), mais par l’écoute du langage qui lui correspond et qu’il exige. C’est à cet endroit, et c’est sur cette ligne frontalière qui sépare une pratique sociale du langage de pratiques discursives singulières que ces rencontres auront produit un jeu. C’est-à-dire un espace d’investigations et d’imaginations, et donc un territoire à haut risque comme l’induit toute expérience s’appuyant sur le langage et ses réserves.
Lors de ces training de la pensée il est probable que la coexistence de ces familles de langue ait pu favoriser sinon une opération de dissémination et de déconstruction des systèmes de connaissance, du moins un chaos et un trouble, à une échelle mineure et théâtrale, nés de la mise en scène de discours concomitants qui faisaient dialogues.
À ce titre-là, la Boulangerie aura donc été une espèce de zone sensible où le frottement de pensées induisit le flottement et le tremblement des formes discursives dominantes qui véhiculent la connaissance, forgent le savoir et entretiennent l’idée d’un arbre de la connaissance. La formation concrète de dialogues tenus en Boulangerie n’obéissant plus à un prêche visant la défense d’un système immuable, Ce soir on improvise mais c’est cet après midi était donc sans doute, peut-être et seulement, l’entrée en scène d’une « vérité pauvre » 8 étrangère aux bavardages.
« Une vérité pauvre » qui révélait que la terrible volonté de savoir qui anime l’être ne pouvait plus s’inscrire que dans un labyrinthe. Perception et perspective dont la conscience aiguë doit naturellement conduire celui qui en aura la révélation à éprouver le seul travail qui lui reste à faire : celui du deuil.
Ainsi, en Boulangerie, à l’endroit de ces rencontres, le « pain quotidien » de cette assemblée procédait d’un « meurtre quotidien » comme l’a parodié Heiner Müller. C’est-à-dire l’exécution de toute naïveté vis-à-vis d’un savoir constitué, la disparition de toute gaieté vis-à-vis d’un sens originel déterminant l’orientation des tâtonnements humains, l’extinction de toute représentation servant de socle et de fondement à une vérité. En lieu et place de ces rencontres apparurent ainsi l’angoisse de la méthode, l’esquisse d’une agora où la sagesse prendrait forme dans l’agonie du gai savoir, la ruine de tout universalisme relayé par les grands récits… D’une certaine manière, le bégaiement se substitua aux flots discursifs ; redonnant toute son actualité à l’histoire du buvard qu’évoque Benjamin – « Si le buvard avait voix au chapitre, rien de ce qui est écrit ne résisterait » 9.
Rendues à une forme d’autonomie, les improvisations, au milieu parfois de rires qui venaient ponctuer les contorsions corporelles et les acrobaties verbales des comédiens entrant dans cette danse comme à l’improviste, faisaient ainsi écho au geste d’une pensée libre de tout système. Sorte de particules en suspension entrant en résonance avec ces langues particulières, les comédiens : silhouettes allégoriques d’intuitions ou d’idées, se déployaient en mettant à l’épreuve des systèmes de pensées qui, pour avoir vécu repliés sur eux-mêmes et parfois étrangers au vivant, étaient au mieux contrariés, au pire noyés.
Or c’est précisément à cet endroit, dans la Boulangerie : ce cabinet de curiosité, qu’était l’intérêt. Là où « l’intrigue plastique est moins monnayable, racontable, signifiable » 10 comme l’aura écrit Jean François Lyotard. Là, dans ce mouvement de dépliement du replié, dans cette pratique, presque chirurgicale, de l’entaille et de la taille (au sens du buto derridien du « détaillé »), du déboîtement et du déboîté qui laissent poindre le boiteux que forment les systèmes qu’apparut un intervalle. C’est-à-dire un espace, un interstice (« une scène » entend-on de manière récurrente à travers les créations de Jean-François Peyret) où se théâtralisait un état premier du sujet que l’histoire de la pensée était parvenue à masquer et que le jeu dévoilait.
Car tout au long de ces rencontres, à l’ombre du soleil, dans les murs de la Boulangerie comme à l’abri d’une « redoute », les improvisations étaient le territoire d’expériences où la mémoire était mise à l’épreuve et le savoir à l’essai. Des connaissances et des pratiques discursives qui fondaient ses représentations traditionnelles, les membres de cette académie périphérique éprouvaient le principe d’incertitude qui règle toute entrée dans un espace cognitif aux limites empiriquement indéfinissables. De nouveaux jeux lexicaux, d’imprévisibles sonorités, d’autres rythmes emballant le fonctionnement régulier de la parole et le mouvement de métronome de la pensée avaient pour principale conséquence de rendre la coexistence d’un intelligible répertorié et d’un sensible acquis plus complexes, à mesure que l’oreille était initiée à la vitalité incontrôlable de la vie de l’esprit.
Et sans qu’il soit possible d’oublier ce qui avait été acquis, et pour autant critique convaincu de la légitimité de cette matière nouvelle, l’état premier du sujet se manifestait sous sa forme inconditionnelle et incompressible qui rend l’être sensible au retour de la mélancolie.
C’est-à-dire le moment où le logos (verbe, pensée, raison) se sait tenu en échec, mais où il est aussi mis en demeure d’un travail qui inscrit la mélancolie comme un ressenti. Le ressenti étant, par sa forme anagrammatique qui ne relève peut-être d’aucun hasard, l’esquisse plurielle des « sentiers » vers le ressenti qui les contenait. À l’aune de la mélancolie, ce qui se dessinait à même les improvisations, c’était un foyer de traits et de trajectoires qui, par lignes brisées, diagonales imprévisibles et interrompues, géométries incertaines et inachevées… livrait passage, juste à quelques idées. « Juste quelques idées » qui, dans le mouvement réversible de l’adjectif qu’autorisent la grammaire et le pari, peuvent parfois et éventuellement être des « idées justes ».
Dès lors, devant les improvisations comme devant un miroir qui réfléchissait le travail de la mélancolie, celles-ci ne représentaient pas le deuil de la pensée, mais seulement celui du système qu’elles induisent. À mi-chemin, au seuil et au carrefour d’une aire delphique à la surface plus étendue que ne peut embrasser la vue, chaque improvisation se contemplait comme une pétition, et non plus une répétition, qui manque de preuves sur la beauté et la vérité.
Et de voir en cet état premier un équilibre à l’œuvre. Car si l’Acedia porte en elle les signes du déceptif, la mélancolie, « babel d’escaliers » écrit Baudelaire, est aussi le sol mental et la clé de voûtes d’une architecture de la pensée qui apprend à vivre avec ses spectres et ses fantômes, lesquels incarnent une ligne médiane, dans ce labyrinthe, où l’indécis est la matrice de toute entreprise, du premier trait de toute œuvre.
Et alors que la mélancolie est cette tristesse inépuisable, elle s’offre aussi et simultanément, dans la représentation d’elle-même, comme « le premier trait de […] la méditation profonde » 11. Aussi, alors que la mélancolie procède d’une hantologie où le savoir et la connaissance ne cessent de revenir à l’esprit pour nous rappeler non quelques vérités dépassées mais une ignorance indépassable ; la mélancolie sera, comme l’a écrit Jean Baudrillard, « une sorte de qualité, de nuance […] une sorte de qualité poétique » 12. C’est-à-dire une poïesis, un geste de travail où le travail de deuil n’est plus un écueil mais une topographie : un seuil en surplomb duquel ce qui était remis en jeu, c’était le jeu même : ses règles, sa finalité, son caractère divertissant. Et ce quel que soit l’endroit et la matière du jeu, ou ici, notamment, le théâtre et le discours.