Jeanne Balibar ou le burlesque au féminin

Théâtre
Portrait

Jeanne Balibar ou le burlesque au féminin

Le 26 Déc 2009
Jeanne Balibar et Ayelen Parolin dans TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, écrit et mis en scène par Jean-François Peyret, Théâtre de l’Odéon Berthier, Paris, 2008. Photo Pascal Gely, agence Bernand.
Jeanne Balibar et Ayelen Parolin dans TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, écrit et mis en scène par Jean-François Peyret, Théâtre de l’Odéon Berthier, Paris, 2008. Photo Pascal Gely, agence Bernand.

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Jeanne Balibar et Ayelen Parolin dans TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, écrit et mis en scène par Jean-François Peyret, Théâtre de l’Odéon Berthier, Paris, 2008. Photo Pascal Gely, agence Bernand.
Jeanne Balibar et Ayelen Parolin dans TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE, écrit et mis en scène par Jean-François Peyret, Théâtre de l’Odéon Berthier, Paris, 2008. Photo Pascal Gely, agence Bernand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 102-103 - Côté Sciences
102 – 103

J’AI LONGTEMPS CRU, en pré­parant cet entre­tien, que par­ler à Jeanne Bal­ibar de sci­ence serait plonger dans la rela­tion tou­jours com­plexe et intime qu’une fille entre­tient avec sa mère. Cela n’avait-il pas com­mencé comme cela d’ailleurs ? Cela n’avait-il pas com­mencé parce que Jean-François cher­chait à join­dre Françoise Bal­ibar en vue de son nou­veau pro­jet autour de la fille de Galilée ? Cela n’avait-il pas com­mencé, de façon quelque peu théâ­trale, par Jeanne déclarant : « La fille de Galilée, c’est moi ! »

C’était sans compter sur l’imprévisibilité d’une actrice qui, soir après soir, représen­ta­tion après représen­ta­tion, ques­tionne, bous­cule une pra­tique qui n’a ain­si jamais le temps de se fix­er, se rigid­i­fi­er. Si la curiosité de l’actrice avait ain­si été piquée au vif par le pro­jet de Jean-François, si elle voy­ait là une façon d’en découdre avec le désamour qu’elle por­tait, jeune fille, à la sci­ence, elle s’est égale­ment vite aperçue que le spec­ta­cle ne pou­vait s’en tenir à cela, que sa par­ti­tion au sein de celui-ci devait aller se nour­rir à bien d’autres sources et que faire acte d’autofiction sur un plateau en ten­tant de se libér­er du poids qu’a pu représen­ter pour elle « la dif­fi­culté de com­pren­dre de quoi par­lent les sci­en­tifiques » 1 n’était pas tout à fait faire acte de jeu. Tout au plus s’agissait-il d’utiliser le théâtre comme « mode d’expression démoc­ra­tique » des faits, théories et autres expéri­ences sci­en­tifiques ; à cet égard, la scène des satel­lites de Jupiter 2 con­stitue, pour elle, un idéal, tant elle parvient à ren­dre ces obser­va­tions acces­si­bles, par son lud­isme et sa poésie.

Il faut prob­a­ble­ment que j’avoue, qu’allant trou­ver Jeanne, je débor­dais de curiosité mais que son rap­port au matéri­au sci­en­tifique n’était pas l’élément qui atti­sait le plus mon intérêt ; m’intéressait plus sûre­ment la ques­tion de son approche et de son adap­ta­tion à un théâtre comme celui de Jean-François Peyret : deux sou­venirs me tarau­daient plus que d’autres, reve­naient sans cesse à mon esprit. D’abord Jeanne, grande fumeuse, n’allumait jamais de cig­a­rettes sur le plateau, je brûlais de lui deman­der pourquoi, car il était cer­tain que ce n’était en aucun cas pour se pli­er aux inter­dic­tions désor­mais en vigueur dans les théâtres. Je n’ai pu me défaire de cette ques­tion élé­men­taire et insignifi­ante jusqu’à mon entre­vue avec elle. Le sec­ond sou­venir qui han­tait ma mémoire était celui de la répéti­tion du 9 févri­er 2008, au stu­dio Kablé à Stras­bourg ; Jeanne fait son entrée sur le plateau : seules quelques feuilles de papi­er recou­vrent son corps nu, for­mant ain­si une déli­cate robe à volants blancs. Elle dit, presque timide­ment : « Comme Bibi aime manger le papi­er, je me suis dit que cela pour­rait être intéres­sant si elle le mangeait sur mon corps…».

Aus­si anec­do­tiques que ces sou­venirs puis­sent paraître, ils mar­quent une dis­ci­pline de tra­vail et sin­gu­larisent une nature de comé­di­enne. Je lui laisse la parole :

« J’ai remar­qué au ciné­ma, où il est vrai­ment pos­si­ble de fumer, que c’est sou­vent une facil­ité : je pense que le jeu se réduit à une chose très sim­ple : une action, unique, à la fois. Je pense que ce n’est pas vrai qu’on peut faire plusieurs choses à la fois. Si on donne au spec­ta­teur l’impression qu’on fait plusieurs choses à la fois c’est de l’illusion. C’est quelque chose que j’ai appris au fil des années : tu ne fais qu’une chose à la fois, donc, quand tu fumes, tu fumes. »

« C’est sou­vent l’environnement, les objets autour, qui per­me­t­tent de trou­ver des manières de représen­ter qui sont plus sig­nifi­antes dans ce que je fais moi que juste avec la parole. En regar­dant autour de moi, parce que ça implique aus­si une nou­velle manière de regarder autour de soi, qu’est-ce que j’ai vu ? Que Bibi mangeait les papiers, et que ça serait mar­rant, une chose à la fois là encore, qu’elle mange des papiers accrochés à mon corps de façon à pro­duire une image scénique vio­lente et drama­tisée. Et évidem­ment, en ayant l’idée, j’ai eu l’idée de toutes les réso­nances de sens que ça pou­vait pren­dre. Mais c’était aus­si bête que ça au départ. »

Faire une chose à la fois tout en s’adaptant à son milieu, c’est-à-dire aux objets et aux êtres qui l’entourent, con­stitue ain­si un des points de repère essen­tiels de la pra­tique de jeu de Jeanne Bal­ibar. Ain­si, à ma ques­tion sur l’adaptabilité de sa pra­tique à un théâtre fab­riqué à par­tir d’improvisations sur des textes non dra­ma­tiques, un théâtre faisant fi de toute his­toire linéaire ou de la con­struc­tion psy­chologique du per­son­nage, Jeanne me ren­voy­ait à tout ce qui fait aus­si la dimen­sion con­crète de cette pra­tique : les objets qui habitent le plateau, l’univers sonore et musi­cal qui l’enveloppe et les rap­ports avec ses parte­naires qu’il s’agisse des autres comé­di­ens, des danseuses ou de Bibi. Insi­dieuse­ment, la ques­tion de la tech­nique et de la façon dont l’acteur est capa­ble d’en jouer reve­nait sans cesse et, par elle, l’apport que con­stitue l’expérience du jeu ciné­matographique :

« Je suis venue au théâtre par la lit­téra­ture, j’avais envie de vivre dans des textes, mais, aujourd’hui, plus ça va, plus je m’aperçois que ma nature d’actrice, elle, est plus du côté du ciné­ma muet, du bur­lesque et de ce jeu avec les objets et les choses qu’il y a dans le bur­lesque. […] ça vient aus­si peut-être de la danse chez moi : pen­dant des années, j’ai cru que le fait d’avoir fait dix ans de danse était une erreur de par­cours mais en fait c’est peut-être ma nature pro­fonde de met­tre un corps sur scène et de le libér­er de la parole. »

L’occasion était trop belle : le par­ti pris du spec­ta­cle, débus­quer la volon­té de savoir d’un Galilée à tra­vers les yeux de sa fille, clarisse recluse, n’allait-il pas déjà sans une cer­taine ironie qui jus­ti­fi­ait le recours au bur­lesque comme prisme sin­guli­er à tra­vers lequel revoir le spec­ta­cle, et tout par­ti­c­ulière­ment, la par­ti­tion de Jeanne, à tra­vers celui-ci ? Manip, donc.

*

Si l’hypothèse peut appa­raître sci­en­tifique­ment incon­grue, il faut rap­pel­er ici que l’influence d’un réal­isa­teur comme Jacques Tati sur la forme et le mou­ve­ment qui ani­ment cer­tains spec­ta­cles de Peyret n’est pas nég­lige­able ; enfin, que les mul­ti­ples âges et déf­i­ni­tions du bur­lesque se prê­tent à une mul­ti­tude de croise­ments et de con­fronta­tions.

Défi­ni som­maire­ment comme une « comédie où le réc­it est sou­vent per­tur­bé par des gags visuels, c’est-à-dire des événe­ments incon­grus, inat­ten­dus, acci­den­tels ou prémédités » 3, reposant sur la gestuelle des acteurs, le bur­lesque appa­raît au XVI­Ie siè­cle comme genre lit­téraire bas et triv­ial, proche de la par­o­die et du grotesque. Mais déjà, dès le XIXe siè­cle, des auteurs tels que Théophile Gau­ti­er ou Charles Baude­laire œuvreront à son élé­va­tion au rang de genre lit­téraire à part entière en soulig­nant notam­ment l’incroyable lib­erté formelle qu’autorise le genre : l’ironie dont il joue à mer­veille per­met de garder à dis­tance tout sérieux et toute pré­ten­tion en intro­duisant une cer­taine absur­dité ; ain­si dès l’origine, le bur­lesque sem­ble se négoci­er sur le mode de la vex­a­tion.

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Jeanne Balibar
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Julie Valero
Julie Valero est attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Paris 3 - Sorbonne...Plus d'info
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