TRISTAN ET…

Opéra
Critique

TRISTAN ET…

Ou le désir comme rayonnement d’un corps noir

Le 10 Avr 2010
Marc Berman et Judith Henry dans TRISTAN ET... de RichardWagner et Lancelot Hamelin, mise en scène Mathieu Bauer, CDDB - Théâtre de Lorient, janvier 2010. Christophe Raynaud de Lage.
Marc Berman et Judith Henry dans TRISTAN ET... de RichardWagner et Lancelot Hamelin, mise en scène Mathieu Bauer, CDDB - Théâtre de Lorient, janvier 2010. Christophe Raynaud de Lage.

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Marc Berman et Judith Henry dans TRISTAN ET... de RichardWagner et Lancelot Hamelin, mise en scène Mathieu Bauer, CDDB - Théâtre de Lorient, janvier 2010. Christophe Raynaud de Lage.
Marc Berman et Judith Henry dans TRISTAN ET... de RichardWagner et Lancelot Hamelin, mise en scène Mathieu Bauer, CDDB - Théâtre de Lorient, janvier 2010. Christophe Raynaud de Lage.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

TRISTAN ET… est né du désir de Math­ieu Bauer d’explorer TRISTAN ET ISOLDE,l’opéra de Wag­n­er. La musique de cet opéra s’était sou­vent invitée dans les spec­ta­cles de Sen­ti­men­tal Bour­reau… TRISTAN ET est une propo­si­tion d’opéra démoc­ra­tique, avec les moyens du bord, un Wag­n­er Sys­tel D(sir). TRISTAN ET a été une école de cette sci­ence poli­tique du désir que con­tient, comme un philtre, l’opéra de Wag­n­er. Le désir me pousse au dépasse­ment de ma dépen­dance à mes con­di­tions ini­tiales.

Un lit sur une plage

Un lit sur une plage, face à la mer. Un homme blessé s’est endor­mi en atten­dant l’arrivée d’un bateau. Tris­tan a été blessé. Seule Isol­de peut le guérir. La sor­cière con­naît les sorts, les poi­sons et les philtres… Le Tris­tan que joue Marc Berman est un homme usé, qui a vécu mille fois l’opéra et qui con­tin­ue d’y revenir, sans se décourager, sans désen­rager, comme pour en percer le secret. Isol­de qu’interprète Judith Hen­ry est celle qui ne veut pas le laiss­er par­tir, celle qui revient, insis­tante, con­sciente de porter le souf­fle, le dernier souf­fle que Tris­tan appelle à chaque lever de rideau.
Notre con­tre-opéra com­mence par le réveil bru­tal et minus­cule de Tris­tan habité par les songes et les doutes. Revivis­cence des actes précé­dents et peut-être futurs, « actes » de l’opéra qui le retra­versent, comme l’opéra nous tra­verse à chaque vision, et par­fois nous revient, comme un air lanci­nant, à cer­tains moments de nos vies. Qu’est-ce qui réveille Tris­tan ? La crainte qu’Isolde soit déjà passée, et repar­tie… Tris­tan aurait-il raté son pro­pre opéra – comme d’aucun d’entre nous ratons nos vies, faute d’avoir été capa­ble de faire face à ce qui vient, de répon­dre à la con­vo­ca­tion de cette force qui tend à nous détourn­er du futur, de tout ce qui est prévu, pour nous tourn­er vers l’avenir – vers ce qui vient ? 

Tapisserie des métempsychoses

Wag­n­er a hésité à traiter un épisode de la vie du Boud­dha, où le saint était ten­té par l’amour d’une femme. En écoutant TRISTAN ET ISOLDE, on com­prend com­ment Wag­n­er a sub­limé cette méta­physique du non désir : il a fait du désir une mise en per­spec­tive du temps avec l’espace. Il ira plus loin dans PARZIVAL :
«Ici, le temps se fait espace ».
La musique de Wag­n­er est une « mélodie con­tin­ue » tis­sée de leit­mo­tivs. Ces cel­lules musi­cales traduisent le jeu de réminis­cences du passé dans le présent et les annonces du futur dans le passé. Wag­n­er enchevêtre les tem­po­ral­ités les unes dans les autres, créant une tapis­serie des métempsy­coses.

Les Indiens Nambikwara (Brésil). Photo Claude Lévy-Strauss pour Tristes tropiques, Plon, 1955.

Les Indi­ens Nam­bik­wara (Brésil).
Pho­to Claude Lévy-Strauss pour TRISTES TROPIQUES, Plon, 1955.

Par une musique élec­trique et per­cus­sive, éclatée autant que celle de Wag­n­er est con­tin­ue, Syl­vain Car­tigny, Math­ieu Bauer et Stan Valette ont retra­vail­lé la par­ti­tion de l’orchestre et des chants d’Isolde, portés par Pauline Sikird­ji, pour traduire la musique de Wag­n­er en la musique de notre temps, tra­ver­sée par le piano de Mara Dobresco et la trompette d’Arthur Simon. Matthias Gir­big joue Mélot, le croon­er félon, à la botte des con­ven­tions mondaines et des désirs mesquins mais déchiré par l’exemple de l’amour fou, dont il se sait à jamais inca­pable, jaloux. Il chante des songs mod­ernes, com­plainte punk ou romance ital­i­enne qui par­ticipent encore à inscrire la grande musique dans un insis­tant présent, tiré vers l’avenir et men­acé par le futur – ce non avenir pour­ri par les forces cen­dreuses du passé.
No future, ou com­ment se ren­dre prêt à accueil­lir ce qui vient.

La musique comme désir du silence

Le tra­vail de Sen­ti­men­tal Bour­reau a con­sisté à laiss­er sa place au silence, laiss­er le silence par­ler dans cette musique qui par­le tant du silence et lui laisse si peu de place.
Le silence comme désir du son.
Et la musique comme désir du silence. Ten­sion dans les écarts, qui appelle l’unisson.
Comme entre deux êtres. Mais tou­jours, désunir à nou­veau, pour que le désir renaisse.
Un silence, c’est un instant. Un instant, c’est un espace, qui sépare et relie. C’est une éthique de l’écart qui fonde l’amour cour­tois. Notre époque est anti- cour­toise, dans la mesure où l’espace est apparem­ment réduit à rien par les médias. C’est notre vio­lence.
Notre cour­toisie.
Met­tre l’art en défaut, ce peut être une déf­i­ni­tion du rock. Et écouter ce qui vibre en la fêlure, une autre déf­i­ni­tion de l’art. Faire ain­si enten­dre la musique de Wag­n­er en son essence et non plus en sa forme.
Ce monde qui grince dans la nuit.

Il y a deux nuits

La musique de Wag­n­er va chercher ce qui rend la forme malade et ce qui la déforme, ce qui la trans­forme en un écho des fluc­tu­a­tions du vivant. Les sci­en­tifiques se penchent sur le ray­on­nement des corps noirs et les bas fonds de la con­science, pour décou­vrir la physique quan­ti- que et la psy­ch­analyse, sci­ence de ce qui n’œuvre pas en sur­face, dans la lumière, mais en pro­fondeur, dans la nuit…
Il y a deux nuits : la nuit de la rai­son, où s’éteignent les Lumières, où s’annonce la régres­sion des ténèbres nazies… C’est la nuit de la « volon­té de puis­sance » qu’on a con­fon­due avec le désir, une nuit dom­inée par la pas­siv­ité de l’hypnose, qui n’a rien à voir avec la pas­sion.
Il y a une autre nuit, qui est aus­si une nuit de la rai­son, mais une nuit douce, lorsque la rai­son cesse de se dis­tinguer à tout prix de son objet, et qu’elle se soumet à l’empreinte des sens, des signes et des émo­tions – dans le but de les com­pren­dre.
Quand la rai­son accepte sa part de trans­fert et de fusion, c’est la nuit trans­fig­urée, comme cette œuvre de Schön­berg dont on dit qu’elle est la par­ti­tion mouil­lée de TRISTAN ET ISOLDE… Une his­toire d’amour au-delà de la géné­tique et des con­ve­nances : ilaccepte l’enfant qu’elleporte et qui n’est pas de lui – parce qu’il la désire – elle, et ce qu’elle porte à venir.
Ce que le roman­tisme rend à la ratio­nal­ité : ce qui a per­mis à Freud de s’intéresser aux divers ray­on­nements des corps noirs de la psy­ché, et à Planck de se pencher sur les pul­sions incon­scientes de la matière, la réal­ité de ce qui n’existe qu’en infimes et irréguliers quan­tas…
Il existe une nuit noire qui n’est pas sans ray­on­ner.
D’une lumière qui se fait son. Sono­lu­mi­nais­sance…

Évaluer l’amour à l’aune du monde

Désir – un oubli de la vie qui ressem­ble à la nais­sance plus qu’à la mort. Cet amour fusion­nel, régres­sif, égoïste que prône à pre­mière vue TRISTAN ET ISOLDE a toutes les formes de l’impasse dont témoigne Alain Badiou dans son ÉLOGE DE L’AMOUR : « On remar­quera que, très sou­vent, dans la mytholo­gie roman­tique, ce point de fusion con­duit à la mort. Il y a un lien intime et pro­fond entre l’amour et la mort, dont le som­met est sans doute TRISTAN ET ISOLDE de Richard Wag­n­er, parce qu’on a con­sumé l’amour dans le moment inef­fa­ble et excep­tion­nel de la ren­con­tre et qu’après on ne peut plus ren­tr­er dans le monde qui reste extérieur à la rela­tion. » 
Mais que vaudrait un amour qui ne reste pas extérieur à la rela­tion – un amour après lequel on pour­rait ren­tr­er à nou­veau dans le monde – un amour que le monde accepterait en lui ? 
Morale du réel objec­tif, a‑subjectif, ailes coupées du ré…
Le monde, peut-il être l’étalon pour éval­uer un amour ? 

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Lancelot Hamelin
Lancelot Hamelin est auteur de théâtre. Il travaille en collaboration étroite avec des metteurs en...Plus d'info
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