La pédagogie du même groupe sanguin

Théâtre
Réflexion

La pédagogie du même groupe sanguin

Le 31 Jan 2012
Patrice Chéreau dirige des acteurs à l’école de Nanterre Amandiers. Photo Caroline Parent / Agence Sygma.
Patrice Chéreau dirige des acteurs à l’école de Nanterre Amandiers. Photo Caroline Parent / Agence Sygma.

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Patrice Chéreau dirige des acteurs à l’école de Nanterre Amandiers. Photo Caroline Parent / Agence Sygma.
Patrice Chéreau dirige des acteurs à l’école de Nanterre Amandiers. Photo Caroline Parent / Agence Sygma.

LA FRANCE dis­pose du nom­bre le plus sig­ni­fi­catif d’écoles adossées à un théâtre, récentes et anci­ennes con­fon­dues1. En Europe, ces écoles appa­rais­sent surtout dans les pays où la mise en scène s’est imposée avec autorité, dans ce tri­an­gle fon­da­teur lié à ses débuts, le tri­an­gle Moscou-Berlin-Paris2, comme si un lien secret se con­sti­tu­ait entre les deux fonc­tions, comme si l’apparition de l’une entraî­nait l’émergence de l’autre. La mise en scène est pre­mière, certes, mais la péd­a­gogie lui suc­cède de près et, ensem­ble, elles dessi­nent la fig­ure de ce cer­cle élar­gi, l’ellipse du renou­veau durable de la scène mod­erne. Car le met­teur en scène qui se situe à l’origine d’une école enten­dra tou­jours reli­er, par le biais de cette alliance, quête de renou­veau esthé­tique et inscrip­tion dans la durée. Il trou­ve dans la péd­a­gogie son prin­ci­pal com­père. Elle per­dure et four­nit les appuis indis­pens­ables à la suc­ces­sion des spec­ta­cles, elle apporte la garantie d’une approche con­fortée par l’élaboration d’un mod­èle de jeu, d’un acteur inscrit comme pièce maîtresse dans le pro­jet glob­al de l’artiste ani­mé par le vœu de trans­former le théâtre. Les met­teurs en scène – il faut le soulign­er – ne seront à l’origine que des écoles pour comé­di­ens, jamais pour met­teurs en scène puisqu’il s’agit, pour eux, non pas de vis­er la per­pé­tu­a­tion d’une pro­fes­sion nou­velle­ment con­sti­tuée, mais de chercher réponse à un besoin pro­pre, con­cret et immé­di­at : l’acteur appro­prié ! 

Le besoin pédagogique

Cer­tains met­teurs en scène se sont livrés à un tra­vail péd­a­gogique interne comme l’attestent les témoignages réu­nis dans LES PENSEURS DE L’ENSEIGNEMENT3. Ils ont assim­ilé élab­o­ra­tion d’un pro­jet scénique et for­ma­tion d’un comé­di­en pro­pre. Dans ces cas emblé­ma­tiques, les deux visées sont indis­so­cia­bles dans la mesure où la créa­tion même se con­fond avec la volon­té acharnée d’accoucher son pro­pre acteur sans lequel le met­teur en scène se sent invalide, inapte à avancer et de par­venir à son utopie. Ce fut le cas de Gro­tows­ki et de Bar­ba, du Liv­ing The­atre et de Brook, de Mnouchkine et de Stein… Ils n’ont pas créé d’école parce que le tra­vail théâ­tral lui-même se plaçait con­stam­ment dans une per­spec­tive péd­a­gogique. On crée et on forme, les deux à la fois. Et cela exige du temps pour éla­bor­er les spec­ta­cles, accom­plir les pro­jets ! 
D’autres met­teurs en scène dis­so­cient cette activ­ité dou­ble et procè­dent à une sorte d’alternance : ils dévelop­pent leur œuvre et, séparé­ment, mènent une con­stante activ­ité péd­a­gogique dont ils éprou­vent la néces­sité. Cer­tains, encore plus impliqués dans les proces­sus de for­ma­tion, con­sid­èrent comme indis­pens­able la créa­tion de leurs pro­pres écoles, liées à leur théâtre. Non pas écoles héritées, préétablies, mais écoles enfan­tées, écoles désirées. Jean-Pierre Vin­cent pré­cise la dis­tinc­tion : « je m’installe sans gros prob­lèmes dans les struc­tures préétablies (pourvu qu’elles ne soient pas per­vers­es…). Le besoin d’une struc­ture pro­pre relève d’une autre péd­a­gogie. Dans ce cas, il faut avoir le sen­ti­ment qu’on est déten­teur d’un cer­tain cor­pus de vérités et de pra­tiques à trans­met­tre… et que ces pra­tiques s’inscrivent en faux con­tre toutes les struc­tures exis­tantes »4. Il s’agit donc d’une dif­férence qui provient de la rela­tion que le met­teur en scène entre­tient avec les pra­tiques de son temps et avec ce qu’il con­sid­ère comme étant l’inédit irré­ductible de sa pra­tique. Cela a con­duit à la créa­tion des stu­dios et des ate­liers inscrits au cœur même de l’institution théâ­trale comme des plate­formes de recherche per­son­nal­isée : Stanislavs­ki en a ouvert trois au sein du Théâtre d’Art, comme Mey­er­hold ; Bar­ba créa une école nomade – l’ISTA (Inter­na­tion­al School of The­atre Anthro­pol­o­gy) – et Robert Wil­son a dressé ce « pha­lanstère » utopique qu’est Wat­ter­Mill. La struc­ture, dans ces cas, se mon­tre dépourvue de la moin­dre autonomie. Forte­ment iden­ti­fi­able, elle vient con­firmer le souhait du met­teur en scène de se ménag­er des espaces de lib­erté afin d’entretenir l’esprit de recherche qui lui est pro­pre et dont il ne veut pas se dépar­tir. Le stu­dio ou l’atelier por­tent l’empreinte explicite de l’artiste qui l’a pro­duit. Indis­so­cia­bles, ils se con­fondent. Ce mod­èle ressem­ble à l’ancien mod­èle de la Renais­sance lorsqu’on par­lait de Scuo­la del Tiziano, del Tin­toret­to ! Ce sont des écoles placées sous l’emprise d’un artiste. Cer­tains élèves se sont accom­plis dans ce con­texte forte­ment prédéter­miné ; d’autres l’ont fui comme Bran­cusi qui s’éloigne de l’atelier de Rodin en légiti­mant son départ par un vieil adage pop­u­laire qu’il cita au maître éton­né : « À l’ombre d’un grand arbre, rien ne peut pouss­er longtemps ».
La troisième hypothèse – c’est elle qui fait l’objet de ce dossier – con­cerne les écoles adossées au théâtre suite à l’intervention d’un met­teur en scène, sans qu’elles restent pour autant entière­ment liées à lui. L’école per­dure comme telle tout en assumant le rap­port avec l’artiste qui l’a accouchée et l’organisme qui actuelle­ment la par­raine. De même que chez les « faux jumeaux » chez qui la gémel­lité n’est pas com­plète, il y a ici la co-présence de deux insti­tu­tions forte­ment rat­tachées mais jamais entière­ment fusion­nées. Dans les années vingt, le Max Rein­hardt Sem­i­nar à Vienne aura eu ce statut comme l’école de Tairov à Moscou ou, plus tard, à par­tir de 1943, l’école du Théâtre d’Art créée par Némirovitch Dantchenko. Plus récem­ment, dans les années 1980, Antoine Vitez – au nom de son « éros péd­a­gogique » – a créé l’Écolede Chail­lot qui lui a per­mis d’œuvrer alter­na­tive­ment, au cours d’une même journée, sur la scène et dans la salle de cours. Son cas reste exem­plaire et ses traces sur la scène française sont pro­fondes ! Il a créé l’école parce qu’enseigner était pour lui, pour para­phras­er la célèbre for­mule « trot­skiste » de la « péd­a­gogie per­ma­nente », un tra­vail jamais inter­rompu qui nour­rit l’artiste autant que son théâtre, comé­di­ens et élèves réu­nis.
Patrice Chéreau, à la même époque, inscrira dans son pro­jet d’une mai­son de théâtre à Nan­terre une école d’acteurs sous la respon­s­abil­ité insti­tu­tion­nelle de Pierre Romans. L’école par­ticipe de cette vision glob­ale qui allie théâtre et ciné­ma, créa­tion et péd­a­gogie. Com­plexe, la struc­ture imag­inée par Chéreau à Nan­terre fonc­tion­nera comme un organ­isme vivant arbores­cent. Mais le désir d’enseigner aura pour Chéreau une courte durée. Il se lim­ite au temps de son pas­sage à Nan­terre et l’école du théâtre ne fera pas par­tie du legs trans­mis à Jean-Pierre Vin­cent. Il a préféré l’arrêt bru­tal à la décom­po­si­tion lente de l’École de Chail­lot qui, elle, a fini par suc­comber au terme d’une ago­nie indigne de ses débuts. Ni l’une ni l’autre de ces deux écoles, de Vitez ou de Chéreau, n’a survécu à leur pas­sage. Mais ces écoles à iden­tité per­son­nelle forte ont engen­dré une fil­i­a­tion con­fir­mée par les élèves de Chail­lot et de Nan­terre qui rap­pel­lent tous la portée de cette expéri­ence de for­ma­tion.

  1. Voir deux numéros de la revue Ubu (30 – 31, 2004 et 35 – 36, 2005) con­sacrés à l’enseigne- ment du théâtre en Europe. ↩︎
  2. L’Art du théâtre, no 8, 1988, dossier Le Met­teur en scène en péd­a­gogue. ↩︎
  3. Alter­na­tives théâtrales/Académie Expéri­men­tale des Théâtres, no 70 – 71, décem­bre 2001. ↩︎
  4. Jean-Pierre Vin­cent, Nepas pra­ti­quer le vam­pirismein l’Art du théâtre, op. cit. p. 44. ↩︎
  5. In Ubu, no 30 – 31, op. cit. p. 45. ↩︎
  6. Cf. les arti­cles de Mari­na da Sil­va pour le Por­tu­gal et de Bar­bara Engel­hardt pour la Suisse in Ubu, op. cit. ↩︎
  7. Cf. Chris­tine Hamon, « Théâtre et péd­a­gogie dans l’URSS des années vingt…» in l’Art du théâtre, op. cit. ↩︎

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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