L’ENTRÉE de l’École-Studio se trouve à quelques pas seulement du Théâtre d’Art de Moscou (MHAT). C’est l’une des trois grandes écoles d’art dramatique de la capitale russe à être adossées à un théâtre. Cette année, le Théâtre d’Art s’apprête à fêter les cent quatorze ans de sa fondation (par K. Stanislavski et V. Nemirovitch-Dantchenko) : LA MOUETTE de Tchekhov y a connu son premier triomphe en 1898 avant de devenir l’emblème du théâtre. En 1943, en plein milieu de la guerre, Nemirovitch-Dantchenko prit l’initiative de la fonder. Pour lui, l’École-Studio devait être autonome sur le plan artistique. Dès lors, le système Stanislavski constitua le fondement de l’enseignement de l’art dramatique. Les pédagogues de l’École-Studio étaient eux-mêmes des acteurs provenant du Théâtre d’Art. Ils avaient pour mission de transmettre l’héritage laissé par Stanislavski à la nouvelle génération, assurant ainsi une relève à la troupe.
Aujourd’hui encore, la proximité du Théâtre d’Art avec l’École-Studio plonge les apprentis comédiens au cœur d’un véritable « théâtre-maison ». Cependant, le poids des traditions sur une telle structure est de plus en plus sujet à des critiques. La jeune génération peine à trouver sa place entre tradition et renouvellement.
Un théâtre-maison
L’École-Studio et le Théâtre d’Art ont connu de profondes modifications au cours du XXe siècle. Au fil des remaniements politiques et artistiques et avec l’augmentation du nombre d’élèves, la mission de l’École s’est élargie. On trouve aujourd’hui des anciens élèves du MHAT dans divers théâtres moscovites, au cinéma et à la télévision. Cependant, la notion de tradition mhatienne (l’adjectif mhatovets désigne un élève-comédien ou un acteur de la troupe du MHAT) est restée très forte. Une impression de structure familiale se dégage de l’organisation des deux établissements. Oleg Tabakov1, directeur du Théâtre d’Art depuis 2000 occupe également le poste de directeur du département d’art dramatique à l’École-Studio. Il en fut successivement élève, acteur de la troupe, professeur, Maître de plusieurs promotions et recteur de 1986 à 2000. À son image, la grande majorité des pédagogues et acteurs de la troupe du Théâtre d’Art sont issus de l’École-Studio. Le sentiment d’appartenance à une même maison est palpable aussi bien à l’école qu’au théâtre : « L’École-Studio est votre deuxième maison. Vous devez vous y sentir chez vous mais aussi en prendre soin comme de votre propre maison », annonce le recteur Anatoli Smelianski dans son discours de rentrée académique le 1er septembre 2011.
Une cantine, située dans le théâtre, à quelques pas des loges, réunit à l’heure de midi acteurs, professeurs et élèves. Par ailleurs, les élèves peuvent assister aux spectacles gratuitement et il arrive souvent que des étudiants de première année soient employés dans des créations du Théâtre d’Art pour de la figuration rémunérée.
Le département d’art dramatique de l’école comporte quatre promotions d’acteurs de la première à la quatrième année, chacune affiliée à un Maître, qui, assisté par d’autres enseignants, suit les élèves tout au long des quatre années d’études. Dans le jargon de l’école, l’appartenance des apprentis-comédiens à une promotion se traduit par la création d’un adjectif qui découle du nom de leur Maître. Ainsi les élèves de Raikin (troisième année) sont des raikintsi, ceux de Serebrennikov (quatrième année) des serebrennikovtsi. Malgré des bases d’apprentissage communes à toutes les années, la vision artistique et la personnalité du Maître restent dominantes pour la détermination de la ligne pédagogique. La plupart des étudiants ont entre dix-sept et vingt ans en première année, très peu de pratique théâtrale et sont donc en général assez impressionné par le Maître. La plupart des professeurs de l’École-Studio travaillent comme acteurs ou metteurs en scène au Théâtre d’Art. On peut donc les voir aller et venir entre les portes des deux établissements, jonglant avec les cours et les répétitions. Les générations d’enseignants s’entremêlent et il arrive que de jeunes diplômés de l’École soient invités à enseigner aux nouvelles promotions. À la fin de chaque semestre, une session d’examens est organisée. L’épreuve d’art dramatique se déroule devant une grande partie de l’équipe pédagogique, du recteur A. Smelianski et de l’acteur et metteur en scène Oleg Tabakov. Les examens peuvent être l’occasion d’un premier repérage. Si un élève se démarque par la qualité de son jeu, il pourrait par la suite être pris dans un spectacle. Cependant, à la sortie de l’École, peu d’élèves sont engagés au Théâtre d’Art. Intégrer la troupe à l’issue de leur formation est le rêve d’une grande majorité des élèves. En plus de la possibilité de jouer sur la scène du Théâtre d’Art de Moscou, cela représente un salaire mensuel fixe garanti (dont le montant et les primes varient selon les rôles et le nombre de spectacles joués). Cette forme particulière de fonctionnariat n’est pas sans contrepartie. Si un acteur de la troupe tourne à la télévision ou au cinéma, le Théâtre reçoit une compensation pécuniaire de la part de l’employeur du comédien pour toute la durée du tournage.
Ce lien fort entre l’École et le Théâtre crée un environnement unique pour la transmission d’une tradition et donne très tôt aux étudiants un aperçu de la profession. Cependant, des critiques de ce système jugé archaïque se font entendre parmi les jeunes metteurs en scène. Parmi eux, Konstantin Bogomolov (dont la mise en scène de LA MOUETTE de Tchekhov se joue au Théâtre d’Art, avec Oleg Tabakov dans le rôle de Dorn) se montre assez pessimiste vis-à-vis de l’état général de la scène russe et remet en question l’idéalisation de cette tradition. Dans une interview2 accordée à Jana Zaretskaya, il affirme : « Dans l’ensemble,le théâtre russe, ayant levé l’étendard du portrait de Konstantin Sergeevich [Stanislavski], vit en réalité dans l’époque “préstanislavskienne”. Y compris, et c’est le plus monstrueux, dans le domaine de l’enseignement de l’art dramatique […]. Le problème de la tradition lui est lié et cette catastrophe est accrue par l’amour qu’on est habitué à vouer à cette tradition dans l’espace russe. » Le metteur en scène reproche aux écoles une forme d’enseignement archaïque de l’art dramatique où le résultat l’emporte sur le processus donnant naissance à toute une classe de jeunes acteurs qui sont de « jeunes petits vieux allant et venant sur la scène ». Il regrette ainsi le manque d’intérêt des pédagogues pour les singularités et la personnalité des apprentis- comédiens. « Les enfants sont transformés en espèces de monstres […] qui savent pleurer, rire, donner de la passion dans les passages convenus […], écarquiller les yeux, dramatiser de façon répugnante, mais ne se connaissent absolument pas eux-mêmes. »
Si les critiques de Bogomolov n’épargnent en rien l’École-Studio, le metteur en scène affirme voir d’un bon œil le travail de Kirill Serebrennikov (maître en quatrième année et jeune metteur en scène du MHAT). Au sein de l’École-Studio, le travail qu’il effectue avec les élèves de sa promotion se détache de celui, plus traditionnel, que l’on peut voir chez les maîtres des trois autres cours. Serebrennikov s’est accordé, dans la limite du possible, une certaine liberté dans le tracé de la ligne pédagogique et le choix des disciplines. Il privilégia par exemple le travail du corps et le chant, instaura des cours de yoga, accordant moins d’importance à des disciplines plus traditionnelles, telles que la diction. Sa promotion monte de nombreux auteurs contemporains et s’apprête à former une nouvelle branche du Théâtre d’Art, le Studio 7.
Bogomolov souligne à plusieurs reprises que le renouvellement artistique nécessite une prise de décision volontaire au niveau de l’organisation des écoles et des théâtres eux-mêmes. Il regrette le peu de place accordée aux jeunes metteurs en scène au profit de directeurs de théâtres en poste depuis plusieurs dizaines d’années. « Il faut effectuer un renouvellement radical des studios d’art dramatique dans les écoles et universités. En plus de cela, il faut bien évidemment changer à la racine le système de direction des théâtres eux-mêmes […]. Si le système était réglé de sorte à ce qu’une personne ne puisse diriger un théâtre plus de deux, cinq, maximum dix ans, il n’y aurait plus cette inertie au sein des fonctionnaires ».
Le Théâtre d’Art porte bien l’empreinte d’une tradition directement liée à l’École-Studio qui lui est adossée. Malgré les critiques qui se font entendre, de nombreux éléments nous encouragent à croire qu’à terme, un renouvellement y serait possible. Que l’on adhère ou pas aux choix artistiques de Serebrennikov, le fait qu’une promotion ait été confiée à un jeune metteur en scène extérieur au MHAT témoigne d’une possible ouverture. Par ailleurs, grâce aux nombreux partenariats interna- tionaux avec des écoles américaines et européennes (encouragés par Anatoli Smelianski) l’École-Studio reste ouverte à des influences extérieures. Si la dramaturgie contemporaine est encore peu représentée dans la majorité des travaux de l’école, elle se développe progressivement aux côtés des nombreuses créations collectives. C’est au Théâtre d’Art qu’a eu lieu en décembre 2010 le projet expérimental Théâtre français. Pour la première fois en russe. À cette occasion LE PAYS LOINTAIN de Jean-Luc Lagarce, LA TOUR DE LA DÉFENSE de Copi, LE SHAGA de Marguerite Duras et FÉES de Ronan Chéneau furent représentés sur l’une des scènes du MHAT. Par la suite, deux de ces spectacles furent inclus dans le répertoire. Le mouvement de renouvellement de l’école reste dépendant de la volonté des Maîtres et pédagogues à se placer dans un travail de recherche plutôt que de résultat.
Entretien avec Anatoli Smelianski, recteur de l’École-Studio du Théâtre d’Art depuis 2000,
PAULINE PANASSENKO : Dans quel but l’École-Studio du Théâtre d’Art de Moscou a‑t-elle été créée ? En quoi consiste sa mission aujourd’hui ?
Anatoli Smelianski : L’École-Studio a été ouverte en 1943, c’est-à-dire en plein milieu de la guerre. C’était le testament de Nemirovitch-Danchenko qui pensait que le Théâtre d’Art n’avait pas d’avenir sans école. L’objectif est resté le même : préparer les comédiens qui formeront la relève pour le Théâtre d’Art et les autres théâtres du pays. Mais également pour le cinéma et la télévision.
P. P.: L’ École-studio a été transmise de génération en génération. Quels sont les impératifs d’une école héritée ?
A. S.: Le milieu artistique a changé. L’école actuelle doit le prendre en compte. Nous avons mis de côté la compréhension restreinte, dogmatique du système de Stanislavski (de la méthode). Les modifications effectuées au XXe siècle par ses principaux opposants sont prises en compte. On peut citer Meyerhold, Vahtangov, Mickael Tchekhov et Brecht.
P. P.: Q uelles sont les spécificités (avantages / handicaps) de l’affiliation de l’École-Studio à un théâtre ?
A. S.: Cela représente principalement un avantage. Le théâtre garantit un travail pour les meilleurs diplômés, le théâtre emploie des étudiants dans ses spectacles, le théâtre donne même aux apprentis acteurs la possibilité de se restaurer dans son café ! Je ne vois pas de désavantages !
P. P.: L’École produit-elle des acteurs pour le théâtre ou forme-t-elle des acteurs généralistes ?
A. S.: Le Théâtre d’Art a le droit de « la première main », mais environ quatre-vingt pourcent des diplômés vont travailler dans d’autres théâtres, mais aussi au cinéma et à la télévision. À côté de cela, certains professeurs (Konstantin Raikin par exemple) dirigent leurs propres théâtres et les meilleurs diplômés sont habituellement invités au Satirikon3. Parfois il prépare avec ses étudiants des spectacles directement destinés à son théâtre. Ils préparent ainsi en ce moment ROMÉO ET JULIETTE.
P. P.: Y a‑t-il une marge entre l’identité de l’artiste-metteur en scène-directeur et la pratique de l’École ?
A. S.: Les enseignants ont indéniablement de l’influence sur leurs élèves. Ils ont chacun des méthodes d’enseignement différentes en gardant toujours les bases communes.
P. P.: Quel est l’impact pour le théâtre d’avoir une École qui y est adossée ?
A. S.: Qua tre-vingt-cinq pourcent des acteurs du Théâtre d’Art sont issus de l’École Studio. Au cours de ces dernières années un processus de professionna- lisation plus précoce a été enclenché. Parfois, un étudiant de deuxième ou troisième année (talentueux) joue déjà des rôles principaux dans des spectacles du Théâtre d’Art.
P. P.: Une École doit-elle survivre à son initiateur ?
A. S.: Da ns notre cas, elle a survécu de presque soixante-dix ans à son fondateur. L’École d’un théâtre est devenue au cours de ces années l’une des écoles nationales majeures : cela veut dire que cette école est vouée à l’immortalité…
P. P.: L’École existe-t-elle pour fabriquer les outils de l’art du metteur en scène ?
A. S.: L’École-Studio n’a pas de section mise en scène, mais nous prenons parfois des élèves metteurs en scène. C’est un point important car avec l’apparition de la mise en scène, la section d’art dramatique change aussi, la psychologie des apprentis comédiens change. Ils doivent s’habituer au fait que le théâtre contemporain est principalement un théâtre de metteurs en scène.
P. P. : Sur quoi se fonde le processus de recrutement des pédagogues ?
A. S.: L’essentiel est que les pédagogues représentent des courants différents de l’enseignement de l’art dramatique. Il est préférable qu’ils soient eux-mêmes directeurs de théâtres moscovites. L’idéal est qu’ils soient eux-mêmes des acteurs majeurs sachant faire ce qu’ils enseignent aux étudiants.
P. P.: Konstantin Bogomolov souligne l’inadéquation des enseignements proposés par les écoles d’art drama- tique par rapport aux besoins du théâtre contemporain. Qu’en pensez vous ?
A. S.: Konstantin Bogomolov est critique vis-à-vis de ce qui se passe actuellement dans les écoles de théâtre. Je suis en partie d’accord avec lui. Mais lui-même n’enseigne pas à l’école pour l’instant. J’espère qu’il le fera et qu’alors son point de vue changera.
- Metteur en scène et acteur (films de Mikhalkov : PARTITION inachevée pour piano mécanique, Quelques jours de la vie d’Oblomov, Les Yeux Noirs). ↩︎
- Interview du 26 juillet 2011 de Jana Zaretskaya pour Openspace.ru
http://www.openspace. ru/theatre/events/details/23841/ ↩︎ - Grand théâtre moscovite fondé en 1939 par Arkadie Raikin, père de Konstantin. Ce dernier se trouve à la tête du théâtre depuis 1988. ↩︎