J.-F. S. : C’est un véritable interlocuteur : je ne cesse de dialoguer avec lui. Il n’y a jamais de monologue à l’opéra, on est toujours au moins deux. Le spectateur peut être témoin de la représentation ou acteur de la représentation. Il peut avoir un métro d’avance sur les personnages ou il peut être en retard. Je mets constamment le public dans un dialogue car il doit se sentir actif. D’abord parce que la représentation ne peut pas exister sans lui ; mais aussi parce que le regard est au théâtre ce que la lumière est au cinéma : ce qui donne de l’énergie au plateau, ce sont les cinq cents ou deux mille personnes qui regardent un chanteur sur ledit plateau.
Cela dégage une énergie considérable ! Et puis j’essaie toujours de dédramatiser, de désacraliser, sans doute de manière un peu naïve, le cérémonial lyrique qui voudrait que les opéras soient des temples coupés du monde. J’aime l’idée de montrer que les gens qui sont sur le plateau font un travail – ce travail les rend certes heureux, mais c’est tout de même un travail. Et ce n’est pas parce que l’on voit des gens travailler sur un plateau que la magie n’opère pas pour autant.
A. P. : Sur vos plateaux, il y a souvent des personnage-relais comme les enfants –, je pense notamment à votre Carmen qui chantait « L’amour est un oiseau rebelle » à un enfant, ce qui permettait au spectateur d’écouter cet air rabâché comme si c’était la première fois…
J.-F. S. : L’enfant est un relais parce que, sur une scène, il provoque toujours une tension : il ne maîtrise ni son équilibre, ni son jeu, il y a toujours le risque qu’il fasse n’importe quoi… Si l’on travaille sur cette fragilité là, le public se rapproche immédiatement du spectacle. Et puis j’essaie toujours de parler à l’état d’enfance qui réside en tout spectateur. Les amateurs d’opéra sont parfois un peu difficiles parce qu’ils arrivent avec une certaine méfiance envers le metteur en scène. Mais si l’on essaie de leur parler, de s’adresser à la part d’eux-mêmes qui a fait qu’un jour, ils ont commencé à aimer la musique (et cette part-là n’est jamais complètement éteinte), on peut parvenir à les toucher.
A. P. : Il y a aussi des personnages muets dans vos mises en scènes d’opéra, parfois joués par des comédiens que vous engagez régulièrement dans vos spectacles de théâtre. Pour quelle raison inventez-vous de tels personnages ?
J.-F. S. : La présence d’un comédien du début à la fin de la représentation crée une force, un mystère, précisément parce qu’il observe et ne chante pas. J’aime aussi l’idée que les gens qui chantent sont regardés sur le plateau par ce personnage un peu mystérieux, qui n’est pas exactement dans le même temps ou le même espace qu’eux. C’est une façon de parler du public : le spectateur regarde quelqu’un qui regarde le chanteur, les chanteurs sont regardés deux fois et cela crée un espace qui donne de l’air. Exactement comme dans DON GIOVANNI, le regard de Leporello permet à Don Juan d’être pleinement lui-même. Au moment de la mort de Sénèque, dans LE COURONNEMENT DE POPPÉE, les familiers de Sénèque n’arrivent normalement qu’à la fin de la scène pour chanter leur trio. Auparavant Sénèque est seul, d’autant qu’il chante : « solitude bien-aimée… ». Or dans ma mise en scène, les familiers sont déjà là quand il chante ces vers. Cela rend la scène plus facile pour le chanteur car il n’a rien d’autre à faire que de chanter – ce qui est déjà considérable –, ce sont les autres qui créent un rapport avec lui.
A. P. : Es t‑ce la raison pour laquelle, dans vos spectacles, les rôles secondaires sont très présents ?
J.-F. S. : Si l’on veut éviter l’anecdote au théâtre ou à l’opéra, on doit utiliser tout ce que le compositeur ou l’auteur met à disposition sur le plateau – il n’y a pas besoin d’inventer autre chose, tant que cela crée du sens. En tant qu’acteur, j’ai envie que chaque chanteur se sente partie prenante d’une communauté sur un plateau, et qu’il comprenne que cela enrichit son parcours dans le spectacle. Monteverdi est autant dans le rôle secondaire de Lucain que dans celui de Néron. Le duo qu’il a écrit pour ces deux personnages est peut-être la plus belle chose de la partition, donc il n’y a aucune raison que Lucain ou les gardes du premier acte ne soient pas importants. Et plus que les gardes, ce sont les chanteurs chargés d’incarner les gardes qui comptent. Je pars des personnes, jamais des personnages. Les chanteurs sont heureux qu’on ne leur demande pas d’être autre chose que ce qu’ils sont sur le plateau. Et en même temps cela ne change rien : on voit quand même des personnages sur la scène.
Propos recueillis le 23 mars 2012 à Paris.