Animer un lieu utopique et imprévisible

Entretien
Théâtre

Animer un lieu utopique et imprévisible

Entretien avec Christian Machiels réalisé par Bernard Debroux

Le 14 Nov 2012
Laurence Vielle et Philippe Grand’Henry dans L’INSTANT, chorégraphie de Pierre Droulers, Photo Alice Piemme.
Laurence Vielle et Philippe Grand’Henry dans L’INSTANT, chorégraphie de Pierre Droulers, Photo Alice Piemme.

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Laurence Vielle et Philippe Grand’Henry dans L’INSTANT, chorégraphie de Pierre Droulers, Photo Alice Piemme.
Laurence Vielle et Philippe Grand’Henry dans L’INSTANT, chorégraphie de Pierre Droulers, Photo Alice Piemme.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
115

BERNARD DEBROUX : Tu arrives à la Bal­samine pour la sai­son 1993 – 1994…

Chris­t­ian Machiels : J’arrive au début de cette sai­son, une sai­son qui est faite, elle est pro­gram­mée.

B. D.: Mar­tine Wijck­aert occupe les lieux (les casernes Dail­ly) depuis la créa­tion de LA PILULE VERTE, en 1981. Qu’est-ce qui t’amène là-bas ? Com­ment le pro­jet s’est-il con­stru­it ?

C. M.: Mar­tine monte LA PILULE VERTE en 1981 dans les casernes et c’est, comme tu le sais, un suc­cès plané­taire. Le Théâtre de la Bal­samine décide de rester dans les casernes, de les squat­ter… Mar­tine con­tin­ue à faire ses spec­ta­cles à la caserne, mais elle a en même temps une poli­tique d’ouverture à toute une série d’artistes, et plutôt des jeunes artistes, comme Françoise Bloch, Char­lie Degotte, Vir­ginie Jor­tay, Isabelle Pousseur et beau­coup d’autres.

B. D.: J’y ai vu aus­si ROSAS d’Anne Tere­sa de Keers­maeck­er.

C. M.: Là c’était le Kaaithe­ater qui avait demandé à Mar­tine s’il pou­vait occu­per l’amphithéâtre. À cette époque je tra­vaille chez Indi­go et on organ­ise en 1991 le pre­mier « Danse à la Bal­sa » en col­lab­o­ra­tion avec le Théâtre de la Bal­samine avec des artistes qui sont soit soutenus par la Bal­samine, soit par Indi­go. C’était le cas de Thier­ry Smits, de Nadine Ganase. On organ­ise ce fes­ti­val-là en 1991 et en 1992. Cela m’a per­mis de con­naître un peu l’équipe de la Bal­sa et à la Bal­sa de me con­naître. C’est à ce moment que Mar­tine fait part de son envie de se con­sacr­er à son tra­vail de met­teure en scène, à son tra­vail de créa­trice. Elle m’a donc pro­posé de repren­dre la direc­tion de la Bal­samine, elle demeu­rant artiste en rési­dence, artiste asso­ciée. Les choses se sont passées assez sim­ple­ment, comme elles ne pour­raient sans doute plus se faire main­tenant. J’ai com­mencé à tra­vailler sur la sai­son 1993 – 1994 qui est une sai­son que Mar­tine avait pro­gram­mée avec Michel Cheval, col­lab­o­ra­teur de la Bal­sa à cette époque.

B. D.: Est-ce que les choses changent sur le plan insti­tu­tion­nel ? Notam­ment vis-à-vis de la Com­mu­nauté française et des aides qui sont octroyées pour ces dif­férentes mis­sions… Y a‑t-il une con­ven­tion, un con­trat-pro­gramme ? Mar­tine avait sa sub­ven­tion d’artiste, elle n’avait pas d’aide par­ti­c­ulière pour la Bal­samine…

C. M.: La Bal­samine avait une très petite sub­ven­tion, six mil­lions de francs belges à l’époque. Mon arrivée visait aus­si à con­forter la nou­velle Bal­samine avec deux enjeux qui étaient vrai­ment très présents. Le pre­mier, c’était l’occupation du bâti­ment parce qu’il n’y avait aucun accord écrit et des bruits très alar­mants de démo­li­tion et de la dis­pari­tion des casernes se répandaient…

B. D.: Vous avez réa­gi très vite…

C. M. : Il y a eu, pour le bâti­ment une bagarre très rapi­de, c’est un des pre­miers dossiers dont j’ai dû m’occuper : faire en sorte qu’on ait une légitim­ité et que, dans le pro­jet de l’affectation, on tienne compte de nous, ce qui n’était absol­u­ment pas les inten­tions de la Région brux­el­loise, pro­prié­taire du bâti­ment. Le deux­ième pari était d’obtenir un con­trat-pro­gramme qui per­me­tte à la fois de pour­suiv­re le tra­vail de Mar­tine, mais aus­si d’être un lieu d’accueil, de copro­duc­tions, de créa­tions de jeunes com­pag­nies. Je suis arrivé dans un lieu où il y avait déjà un esprit d’ouverture. C’est très impor­tant car, quand on arrive dans un lieu, le plus dif­fi­cile c’est d’y met­tre un esprit. Ce lieu était dévolu pri­or­i­taire­ment aux jeunes com­pag­nies ; je me suis inscrit dans une voie qui avait déjà été ouverte.

B. D.: Dès les pre­mières saisons, on va trou­ver une série d’initiatives qui vont dur­er. « Danse à la Bal­sa », tu l’organises même avant d’y être, et « Danse à la Bal­sa » va exis­ter pen­dant vingt ans. Dès les pre­mières saisons, on voit aus­si fleurir ce qu’on pour­rait appel­er des petites formes, des ten­ta­tives, des cartes blanch­es don­nées à des essais, à des pre­mières, à des créa­tions. On va voir appa­raître d’autres ini­tia­tives qui vont dur­er : « Les moissons », « Les giboulées ». S’il y avait un cer­tain esprit, il est con­forté se traduit dans une plus grande vis­i­bil­ité, et elles se répè­tent d’année en année. Cet esprit dont tu par­les et que tu as qual­i­fié dans un des pro­grammes de sai­son, tu l’as résumé dans une for­mule : un lieu utopique et imprévis­i­ble.

C. M.: Il ne faut pas oubli­er qu’on se retrou­ve dans un lieu qui est un petit amphithéâtre au milieu de cinq mille mètres car­ré de casernes à l’abandon, en friche, un lieu un peu brol, un lieu où tu peux planter un clou dans n’importe quel mur sans que per­son­ne ne vienne te dire : « atten­tion faut pas abimer ! ». Tout était pos­si­ble. Il y avait l’amphithéâtre, il y avait la salle des nains, les espaces extérieurs. C’était un lieu utopique parce qu’il y avait un espace gigan­tesque à la dis­po­si­tion des artistes et je trou­ve qu’ils l’ont vrai­ment bien util­isé. Je pense que le pre­mier spec­ta­cle de la com­pag­nie Furiosas, LA DANSE DES PAS PERDUS, dans l’énorme couloir du bâti­ment de façade qui fait trois mètres de large et trente mètres de longs, c’est un exem­ple de ces aven­tures for­mi­da­bles et qui sont sus­citées par la géo­gra­phie du lieu. Il me sem­ble que ces démarch­es ont dis­paru de la ville en même temps que les grands espaces à squat­ter ont dis­paru.

B. D.: Par­ler de l’esprit des pro­gram­ma­tions, c’est aus­si « Danse à la Bal­sa ». Affirmer ce lieu comme un l’endroit où on peut voir de la très jeune danse. Il y a aus­si des fidél­ités, on voit des artistes qui se retrou­vent pen­dant un cer­tain nom­bre d’années ou qui revi­en­nent épisodique­ment. Il y en a qui sont plus ou moins con­nus et d’autres qui ne le sont pas du tout. Il y a une sorte de bal­ance, d’équilibre. Au début, on y voit Michèle Noiret, Pierre Droulers ou encore Thier­ry Smits.

C. M.: C’est vrai que j’ai essayé de main­tenir un équili­bre entre fidél­ité et décou­verte. Mais je pense vrai­ment que la Bal­sa est un lieu, que ça soit en danse ou en théâtre, où on a per­mis à beau­coup de pre­miers pro­jets de démar­rer. Comme tu l’as dit, que ce soit avec les esquiss­es ou avec les pre­miers pro­jets de met­teurs en scène ou de choré­graphes. Et au moment où ces met­teurs en scène, ces choré­graphes gran­dis­saient, j’ai tou­jours un peu essayé de les pouss­er à ce qu’ils ail­lent ailleurs, à ce qu’ils trou­vent des parte­nar­i­ats avec d’autres lieux. Ce qui n’empêchait pas qu’ils pou­vaient revenir, mais ils reve­naient avec une autre expéri­ence qui béné­fi­ci­ait aux uns et aux autres. Je voulais que les portes restent tou­jours ouvertes et en même temps j’ai tou­jours été très vig­i­lant à ce que la Bal­sa soit un lieu ouvert aux pre­mier pas.

B. D.: Un autre élé­ment aus­si qui est revenu à plusieurs repris­es, de manière plus sig­ni­fica­tive que dans d’autres théâtres, même si cer­tains comme l’Océan Nord le font encore davan­tage, c’est un tra­vail sur le quarti­er, en tout cas des ten­ta­tives qui ont été faites de tra­vailler, d’avoir cette per­spec­tive qui peut paraître par­fois un peu antin­o­mique parce que quand on a comme objec­tif la jeune créa­tion avec le côté « avant-gardiste » ou rad­i­cal que ça peut avoir, ce n’est pas évi­dent de met­tre en rap­port ce tra­vail avec un tra­vail sur le quarti­er.

C. M.: D’autant que quand il y a eu tous les prob­lèmes du bâti­ment et l’incertitude qui a pesé sur la pos­si­bil­ité de pou­voir rester sur le site, je me suis dit que j’aimerais bien que, dans le quarti­er, la Bal­samine soit aus­si impor­tante que le boulanger du coin. Il y a une pâtis­serie assez célèbre place Dail­ly, la Pâtis­serie Van Den­der, qui est très con­nue pour son gâteau au choco­lat et ses pra­lines notam­ment. J’avais envie que la Bal­sa soit aus­si impor­tante que ça, que les gens soient fiers d’avoir ce théâtre à côté de chez eux. J’ai essayé plein de démarch­es, tout ça a été repris dans le numéro d’Alter­na­tives théâ­trales, LE THÉÂTRE DANS L’ESPACE SOCIAL.

Inviter les gens, qu’ils vien­nent voir des spec­ta­cles, ouvrir les générales aux gens du quarti­er, faire des ren­con­tres avec les met­teurs en scène, mais ça n’a jamais bien fonc­tion­né. Il y a tou­jours eu un mur ; j’ai tou­jours l’impression que pour une par­tie de la pop­u­la­tion, met­tre les pieds dans un théâtre, la Bal­samine ou un autre, c’est quelque chose d’extrêmement com­pliqué. Les gens dis­ent tou­jours : « Com­ment fait-on pour y aller ? Com­ment fait-on pour réserv­er ? » alors qu’il n’y a rien de plus sim­ple, c’est une porte à pouss­er finale­ment… La chose qui a marché, qui a réus­si, qui a fait que les gens du quarti­er son venus à la Bal­sa, c’est quand je leur ai pro­posé d’être sur le plateau, quand je leur ai dit : « on va faire un spec­ta­cle avec vous ». Là, il y a eu du monde, on a eu plus de quar­ante per­son­nes du quarti­er, les gens qui habitaient dans les rues avoisi­nantes et qui ont par­ticipé à ce pro­jet écrit par Alain Cofi­no Gomez et mis en scène par Valérie Cordy. C’était juste avant la fer­me­ture de l’ancienne Bal­sa, ce fut le dernier pro­jet réal­isé dans l’amphithéâtre. Ça a été vrai­ment une belle réus­site. Faire venir les voisins, c’est les ren­dre act­ifs…

B. D.: Y a‑t-il eu une suite ?

C. M.: Dans les deux ou trois saisons qui ont suivi, ces gens-là sont venus voir les spec­ta­cles. Ils con­nais­saient le chemin, ils étaient chez eux, c’était réus­si. Après on a encore essayé d’autres ini­tia­tives du même type. Cela dit, le quarti­er de la place Dail­ly n’est pas le quarti­er de l’Océan Nord. C’est un quarti­er plus bour­geois, les gens bossent la journée et retour­nent le soir chez eux, donc c’est rel­a­tive­ment mort durant la journée. Ce n’est pas le cas à Océan Nord où on a tou­jours l’impression qu’il y a plein de monde dehors tout le temps, c’est une autre vie. On a pour­tant réus­si à faire des choses avec le quarti­er : un comité de spec­ta­teurs qui a été très act­if ; Alain Cofi­no Gomez a ani­mé un ate­lier d’écriture avec les gens du quarti­er qui a été très suivi. Pour que le rap­port au quarti­er fonc­tionne, il faut que les gens soient act­ifs et non des spec­ta­teurs pas­sifs.

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Christian Machiels
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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