Zoo Story, à propos de LA GUENON CAPTIVE de Martine Wijckaert interprétée par Dominique Grosjean

Théâtre
Critique

Zoo Story, à propos de LA GUENON CAPTIVE de Martine Wijckaert interprétée par Dominique Grosjean

Le 17 Nov 2012
Dominique Grosjean dans LA GUENON CAPTIVE, écriture et mise en scène Martine Wickaert. Photo Danièle Pierre
Dominique Grosjean dans LA GUENON CAPTIVE, écriture et mise en scène Martine Wickaert. Photo Danièle Pierre

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Dominique Grosjean dans LA GUENON CAPTIVE, écriture et mise en scène Martine Wickaert. Photo Danièle Pierre
Dominique Grosjean dans LA GUENON CAPTIVE, écriture et mise en scène Martine Wickaert. Photo Danièle Pierre
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
115

AU SOL, sur le vaste plateau du Théâtre de la Bal­samine, une forêt de ver­res à pied usagés : cer­tains plus opaques, mac­ulés de traces de doigts, comme le révèle ici et là un éclairage bla­fard et ingrat, « à l’allemande », si proche par­fois des lumières de ser­vice ; d’autres lestés en leur fond d’un reste asséché de liq­uide vio­lacé – du vin prob­a­ble­ment. 1265 ver­res selon la brochure, 1440 selon la presse, soit, de la volon­té de l’auteur et met­teur en scène : le nom­bre de jours de sevrage et d’abstinence qui se sont « écoulés » depuis le début de sa cure de dés­in­tox­i­ca­tion. Des ver­res dépareil­lés, tous dif­férents, comme on en récupère à l’abandon et d’abondance dans les braderies et vide-gre­niers. Comme sont uniques et sin­gulières, selon l’humeur ambiva­lente, les journées sere­ines ou agitées, inquiètes ou apaisées, euphoriques ou angois­sées de l’abstinent-pénitent. Comme sont uniques et sin­guliers aus­si les cas et les sujets, les his­toires de vie, les expéri­ences et les imag­i­naires, les résis­tances et leurs (re)chutes.

Installation

Pour un peu, le verre se ferait presque objet anthro­po­mor­phe. Toute une pop­u­la­tion de ver­res… Certes à la dif­férence de la bouteille, il n’a pas de goulot – de gueule, de bouche, de gosier… Mais il a un ven­tre, tout comme le des­ti­nataire de son con­tenu. Et puis surtout il a un pied : uni­jam­biste de nais­sance, son équili­bre est frag­ile, aus­si frag­ile que le verre – la matière cette fois – dont il est souf­flé. Tel Œdipe et ses aïeux, symp­tôme prob­a­ble du trag­ique dont il est investi, le verre au pied unique boîte, claudique, s’efforce de tenir debout mal­gré son hand­i­cap, lutte pour sa ver­ti­cal­ité, défend sa frêle sta­bil­ité con­tre une assise pré­caire, tou­jours men­acé de chute, de bris et d’éclats.

Autour de ce qu’il faut bien appel­er une « instal­la­tion » d’un genre bien par­ti­c­uli­er, de celles qui relèvent du principe de la « col­lec­tion » – façon Boltan­s­ki, Annette Mes­sager, Arte Povera voire Macha Makeieff elle-même un temps très encline à l’accumulation prim­i­tive des ver­res de can­tine de la mar­que Duralex –, le théâtre offre sa cage de scène dans sa nudité la plus dépouil­lée, métaphore du per­son­nage lui-même exposé et mis à nu : murs gris fon­cé, ban­quette de béton de même couleur le long des dégage­ments latéraux, issue de sec­ours obturée par un rideau noir dont la cachette sem­ble dis­simuler un coin toi­lettes, si l’on en juge par le bruit de l’urine se fra­cas­sant sur la paroi d’un vase de nuit lors de la sor­tie momen­tanée de l’actrice, et, tou­jours dans l’ordre du flux et l’écoulement, les deux radi­a­teurs en fonte du chauffage cen­tral dont l’un, celui de gauche, ver­ra s’écraser en éclats le cadavre d’une bouteille vide, dérisoire bap­tême d’une épave échouée ou naufragée, puis la lance d’incendie, enfin, détournée de sa fonc­tion pour étanch­er la soif du per­son­nage anonyme, comme les alcooliques du même nom, dans un moment fréné­tique d’égarement et de manque intense.

Virtuosité

L’espace ain­si plan­té, reste à pas­tich­er Vitez : l’actrice entre en scène, on va savoir… Grande échas­sière per­chée sur les talons de ses escarpins, héron ou péli­can bien­tôt propul­sé dans un mag­a­sin de porce­laine– une « ménagerie de verre » peut-être ? –, Dominique Gros­jean appa­raît en fond de scène, immenses lunettes panoramiques de star ou de diva déchue, pullover mauve demi-deuil aux formes amples, comme pour mieux dis­simuler le buste d’un corps mal assumé ou défor­mé par les excès, mini­jupe noire sur une paire de jambes longues, bien plan­tées, recou­vertes d’un léger nylon égale­ment noir, deuil entier cette fois, le tout sur­mon­té d’un vis­age rond et plein ain­si que d’une longue et abon­dante chevelure rousse – couleur de feu, celle du dia­ble et de l’enfer – une tig­nasse saine, drue, et donc en con­traste rad­i­cal, aus­si para­dox­al que la solid­ité des jambes, avec le mal être et la douleur de la crise exis­ten­tielle très vite révélée par les mots émis depuis ce corps sain.

Avec l’irruption de l’humain à l’orée de cette futaie de cal­ices aban­don­nés, l’espace devient soudain labyrinthique, dédale mythologique appelant l’exploit, ou dérisoire palais des glaces de fête foraine « à tromper les gens du bout de la semaine » dis­ait Céline.

Pour trac­er des diag­o­nales et trou­ver son chemin, l’actrice va devoir slalom­er comme le plus vir­tu­ose des skieurs alpins ou des cham­pi­ons de gymkhana. Si elle sem­ble titu­ber, jusqu’à par­fois chancel­er ou se tor­dre la cheville, ce ne sera dû qu’à la con­trainte scéno­graphique, pas au nat­u­ral­isme de la sit­u­a­tion. Et le mir­a­cle a lieu puisqu’aucun verre n’est bous­culé ni ren­ver­sé. Dans l’espace matériel de son ébriété, l’alcoolique se révèle vir­tu­ose, il est trans­fig­uré, touché par la grâce.

Pour­tant, la honte sub­siste : la comé­di­enne jouera sou­vent dos au pub­lic. De cette tare, dans l’abstinence comme dans la rechute, il faut publique­ment se cacher – mal­adie hon­teuse, intime, inavouable. Là se joue le titre de l’œuvre : comme au zoo, celle qui descend du singe est en cage, une cage invis­i­ble, men­tale, imag­i­naire et sym­bol­ique, celle de son alié­na­tion, voire de son addic­tion à l’enfer éthylique. Pris­on­nière du besoin qui la dévore et la con­sume, elle se croit observée à chaque instant par une société panop­tique dont la morale uni­verselle est syn­onyme de mod­éra­tion, de tem­pérance et de sobriété, une société qui la con­damne, du moins le croit-elle, qui la guette et la traque, du moins le croit-elle, et resserre en elle à tout jamais l’étau de la cul­pa­bil­ité. Des sur­sauts de hargne et de dépit embraseront sa colère et ses accès de fièvre, mais ne parvien­dront jamais à faire oubli­er ce large sourire éphémère de pléni­tude et de joie, presque béat.

Manque ?

De ce spec­ta­cle, je retiendrai per­son­nelle­ment une image, pour moi la plus forte : la séquence au cours de laque­lle, privée de tire-bou­chon, le per­son­nage sans nom, actrice ou auteur, Dominique-Mar­tine, décide de débouch­er sa bouteille de vin rouge avec les moyens du bord – encore une belle métaphore, une de plus, de la créa­tiv­ité artis­tique et de ses con­traintes ! Avec la métic­u­losité arti­sanale d’un bricoleur très débrouil­lard voire d’un inven­teur du con­cours Lépine, poussée par l’urgence et le sauve-qui-peut, l’actrice se dépouille de son vaste pull, lais­sant par ailleurs appa­raitre un cor­sage sat­iné de couleur fauve aus­si féminin qu’appareillé à la couleur de sa chevelure, puis cloue le pull au mur du loin­tain, presque comme si c’était sa pro­pre peau de cha­grin, entre par­chemin et trophée de chas­se trans­for­mé en descente de lit. Ce qui va suiv­re sort du com­mun. À coups répétés, le cul de la bouteille frap­pé avec force con­tre l’amorti du lainage, le mur, sous la pres­sion, aura finale­ment rai­son du bou­chon, libérant l’éjaculation mousseuse d’un liq­uide vio­lacé, per­du pour la saveur et pour le goût, et dont le reste ne sera avide­ment con­som­mé que pour l’obtention assom­mante et bru­tale d’une ébriété foudroy­ante.

Pour l’alcoolique con­fron­té à son manque ou à son besoin, rien n’est impos­si­ble. L’urgence exalte sa ruse et son ingéniosité. Et ce n’est pas l’absence d’un banal usten­sile, même s’il sem­ble indis­pens­able, qui entrav­era l’irrésistible inven­tiv­ité de sa dépen­dance. Dans un tout autre genre, sur un mode comique, voire farcesque, des FRÈRES ZÉNITH aux PENSIONNAIRES, Jérôme Deschamps et Macha Makeieff ont aus­si exprimé à ce sujet quelques belles ful­gu­rances bur­lesques.

Mar­tine Wijck­aert, ce n’est un secret pour per­son­ne, est obsédée par les visions de l’enfer et de l’alcool. Elle a don­né là, avec l’indispensable com­plic­ité de Dominique Gros­jean, l’un des textes et l’une des mis­es en scène les plus sincères, les plus exigeantes, les plus per­tur­bantes, et les plus dénuées de con­ces­sions et de com­plai­sance qu’on puisse imag­in­er sur le sujet. N’est-ce-pas là, et peut-être d’abord, l’une des déf­i­ni­tions les plus per­ti­nentes que l’on puisse don­ner de l’artiste ? Citons encore une fois Céline à qui l’on demandait ce qui le dis­tin­guait des autres artistes : « Eh ben, c’est que moi je mets ma peau à table…»

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Martine Wijckaert
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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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