De la « déculturation » : l’art au-delà du musée

Réflexion

De la « déculturation » : l’art au-delà du musée

Le 16 Avr 2013
Francis Alÿs, Untitled, Mexico, 1990. Photographie de l’artiste, Courtesy Francis Alÿs.

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Francis Alÿs, Untitled, Mexico, 1990. Photographie de l’artiste, Courtesy Francis Alÿs.
Article publié pour le numéro
116

« La cul­ture c’est la règle, l’art c’est l’exception. »
Jean-Luc Godard

QU’IL Y A‑T-IL de plus souhaitable, de plus désir­able que l’accession à la cul­ture ? La cul­ture dans toutes ses dimen­sions ? Elle est par excel­lence ce qui nous per­met de nous hiss­er au-delà de nos lim­ites, de dévelop­per et d’enrichir notre esprit en nous con­frontant à des ter­ri­toires étrangers, en appro­fondis­sant ce qui nous con­stitue, en nous frot­tant aux œuvres emblé­ma­tiques et incon­tourn­ables de notre civil­i­sa­tion et en faisant de nous des spec­ta­teurs « éclairés ». Bref, la cul­ture sem­ble ne pou­voir être cri­tiquée tant elle incar­ne les aspi­ra­tions de tous à l’épanouissement indi­vidu­el et à la san­té d’une société paci­fiée. Pour preuve, ces files inter­minables qui se dressent à l’entrée des « tem­ples » de la cul­ture mod­erne, ces musées qui, depuis le début des années 80 ne cessent de se mul­ti­pli­er un peu partout dans le monde, ces voy­ages organ­isés, ces livres, ces audio- guides… Que peut-on reprocher à une telle crois­sance du désir de con­nais­sance dans nos sociétés actuelles ? Ne par­ticipe-t-elle pas à for­mer cha­cun de nous, à en faire un spec­ta­teur et un citoyen atten­tif, sub­til, « civil­isé » ? Ne pas aspir­er à un tel idéal, cri­ti­quer ou refuser ouverte­ment cette aspi­ra­tion c’est néces­saire­ment faire preuve d’obscurité, voire d’obscurantisme. C’est être un « mau­vais » spec­ta­teur… Alors, com­ment, dans ces con­di­tions, pré­ten­dre que l’« incul­ture » puisse être souhaitable ? Com­ment en faire l’éloge ? En m’appuyant sur des œuvres con­crètes et sur les tra­jec­toires sin­gulières d’artistes ayant vécu à dif­férents moments du XXe siè­cle (Mar­cel Duchamp et Fran­cis Alÿs), je souhaite ren­dre vis­i­ble une atti­tude qui tra­verse toute l’histoire de l’art mod­erne : la défi­ance vis-à-vis du musée comme unique hori­zon de la créa­tion plas­tique et vis-à-vis d’une cer­taine con­cep­tion de la « cul­ture ». On ver­ra que l’œuvre, dès lors qu’elle est placée loin du giron de l’institution, est pro­duc­trice d’un nou­veau rap­port à l’objet d’art, d’un nou­veau regard, d’un nou­veau spec­ta­teur.

À la fin de 1911, Mar­cel Duchamp réalise une petite huile sur car­ton qui con­stituera la pre­mière ver­sion d’une de ses toiles les plus célèbres : le NU DESCENDANT UN ESCALIER. Con­traire­ment aux toiles précé­dentes de Duchamp qui se situent dans le pro­longe­ment des théories cubistes en vigueur à l’époque, cette esquisse fait appa­raître des préoc­cu­pa­tions nou­velles chez Mar­cel Duchamp et notam­ment le ciné­ma et la décom­po­si­tion du mou­ve­ment. Tout comme les Futur­istes qui, depuis déjà quelques années, explorent en Ital­ie la pos­si­bil­ité de sug­gér­er le mou­ve­ment dans une toile par une décom­po­si­tion des dif­férentes étapes qui le com­posent, il donne à voir une fig­ure anonyme descen­dant les march­es d’un escalier.

Cette toile déplaît forte­ment aux cubistes qui refusent tout nat­u­ral­isme (et donc le « nu » en ques­tion) et d’autre part elle ne peut plaire aux futur­istes qui avaient, de leur côté, appelé ouverte­ment à la dis­pari­tion de la tra­di­tion, ridicule selon eux, du nu en pein­ture. Duchamp soumet sa toile au salon des indépen­dants de 1912. Ce salon, comme d’autres à l’époque, fut créé dans le pro­longe­ment des révo­lu­tions artis­tiques qui sec­ouèrent le XIXe siè­cle et visait à n’appliquer stricte­ment aucun critère de sélec­tion à l’entrée, met­tant au cœur de sa dynamique la pro­mul­ga­tion d’une lib­erté artis­tique totale et un refus d’exercer un quel­conque pou­voir insti­tu­tion­nel. Alors que la toile est reçue par le comité organ­isa­teur, un malaise par­court le « jury » et l’œuvre va se voir refusée… Les cubistes « offi­ciels » (Gleizes, Met­zinger, Delau­nay, Fau­con­nier…) estimèrent que l’œuvre n’était « pas tout à fait dans la ligne ». Duchamp prit un taxi et décrocha sa toile. Cet épisode, bien que triv­ial, va con­stituer pour Duchamp une prise de con­science fon­da­men­tale et mar­quera défini­tive­ment sa manière de con­sid­ér­er le monde de l’art et les artistes eux-mêmes. Il n’aura de cesse après cet épisode de vitupér­er les artistes et la « pureté » de leurs engage­ments, jusqu’à cette pro­fes­sion de foi rad­i­cale : 

Plus je vis par­mi les artistes, plus je suis con­va­in­cu qu’ils sont des impos­teurs du moment qu’ils ont le moin­dre suc­cès. Ceci veut dire aus­si que tous les chiens autour de l’artiste sont des escrocs. Si vous voyez l’association qu’il y a entre impos­teurs et escrocs, com­ment êtes-vous en mesure de con­serv­er quelque espèce de foi (et en quoi) ? Ne me don­nez pas quelques excep­tions qui jus­ti­fieraient une opin­ion plus clé­mente au sujet du « petit jeu de l’art » tout entier. À la fin, on dit qu’une pein­ture est bonne seule­ment si elle vaut « tant ». Elle peut même être accep­tée par les « saints » musées. Et autant pour la postérité.

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Arts plastiques
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Quentin Jouret
Quentin Jouret, agrégé en arts plastiques, est professeur de dessin aux Beaux-Arts de Toulouse et...Plus d'info
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