Le mauvais spectateur, c’est toujours l’autre

Théâtre
Edito

Le mauvais spectateur, c’est toujours l’autre

Le 30 Avr 2013
Honoré Daumier, Croquis pris au théâtre.
Honoré Daumier, Croquis pris au théâtre.
Article publié pour le numéro
116

JE NE SAIS PAS ce qu’est un « mau­vais spec­ta­teur ». Peut-être que l’acception la plus évi­dente, à laque­lle Ste­fana Pop-Curseu, qui avait lancé autre­fois ce thème de réflex­ion, aura pen­sé, c’est celle du « névro­tique », à savoir, comme le sug­gère d’ailleurs Octave Man­noni, quelqu’un d’aussi trans­fig­uré par le spec­ta­cle de théâtre qu’il devient inca­pable de faire encore la dis­tinc­tion entre fic­tion et réal­ité. Quelqu’un qui oublie que l’art est une illu­sion con­sen­tie, ou bien, dans les ter­mes de Coleridge, « une sus­pen­sion voulue de l’incroyance », c’est-à-dire l’adoption con­sciente d’une deux­ième naïveté, supérieure.

L’association formelle avec l’expression de Sartre, « mau­vaise foi », s’impose d’emblée, tout naturelle­ment. L’accepter sig­ni­fie désign­er quelqu’un qui s’implique, de même, d’une manière amend­able. Les deux expres­sions ren­voient à ce qui se passe quand on se ment à soi-même. L’acception sar­tri­enne de l’« auto-illu­sion » est bien con­nue. La « mau­vaise foi » n’est autre chose qu’une défense psy­chique à laque­lle on recourt afin de faire face à l’angoisse qui découle de la lib­erté. C’est, en des ter­mes spé­ci­fiques, l’attitude d’auto-illusion de l’être humain qui, sous la pres­sion des forces sociales, adopte des valeurs inau­then­tiques et en vient à s’auto-aliéner par rap­port à sa lib­erté innée d’agir de manière authen­tique. Ce type de per­cep­tion retournée con­duit à l’auto-réification. L’expression de la « mau­vaise foi », c’est juste­ment la para­doxale déci­sion libre de l’être humain (mobil­isé con­tre sa lib­erté même, con­sti­tu­tive, inévitable) de nier sa pro­pre lib­erté, de se défaire, dit Sartre, de la lib­erté à laque­lle il a été con­damné.

Est-ce donc moins clair que la manière dont le spec­ta­teur de théâtre peut s’abuser lui-même ? Que veut dire « se men­tir à soi-même » dans le cas de l’art, qui reste fon­cière­ment ambigu, sym­bol­ique, et ce d’autant plus aujourd’hui, quand la per­spec­tive tra­di­tion­nelle de la décou­verte du sens « cor­rect » de l’œuvre est mise en crise ? Le « mau­vais spec­ta­teur » serait-il celui qui trans­fère une manière inau­then­tique d’être sur le spec­ta­cle, en l’interprétant de manière désyn­chro­nisée par rap­port aux inten­tions et pré­sup­po­si­tions du met­teur en scène ?

Si oui, alors cela veut dire qu’il y a des sens mul­ti­ples dans lesquels on peut devenir « mau­vais spec­ta­teur ».
Tout d’abord, le mau­vais spec­ta­teur peut être celui qui se con­cen­tre sur la mise chimérique du décèle­ment de l’intention de l’auteur empirique – ten­dance qui peut men­er au biographisme vul­gaire –, en oubliant que l’« auteur idéal » (désir­able pour sa com­plex­ité) est une aug­men­ta­tion, aus­si par le réser­voir de ses « inten­tions incon­scientes », du pre­mier. On est, en d’autres ter­mes, « mau­vais spec­ta­teur » quand on accentue des élé­ments insignifi­ants, super­fi­ciels, du spec­ta­cle. Une des manières de min­er la récep­tion est, donc, de ne pas se met­tre entre par­en­thès­es en tant que spec­ta­teur empirique. À cela cor­re­spond un déficit de con­cen­tra­tion, une impos­si­bil­ité (pro­vi­soire) d’adoption de l’attitude esthé­tique.

La sur­in­ter­pré­ta­tion représente le défaut de sens con­traire. Si le spec­ta­cle est l’«œuvre col­lec­tive » d’un met­teur en scène et de son équipe, le mau­vais spec­ta­teur fal­si­fie les pré­sup­po­si­tions et le con­texte organique de l’œuvre (cette inten­tio operis dont par­lait Umber­to Eco). Il impose sa pro­pre hégé­monie, en essayant de colonis­er le spec­ta­cle avec ses pro­pres inter­pré­ta­tions et asso­ci­a­tions beau­coup trop libres, qui ne sont pas lim­itées par les don­nées de l’œuvre. Sa dérive her­méneu­tique ne peut, cepen­dant, se con­fon­dre avec la lec­ture insoumise et explo­sive du met­teur en scène, qui ren­verse et incendie sou­vent les sens con­sacrés de l’œuvre, la retourne et la soulève con­tre elle-même, en en repérant – éventuelle­ment – les ten­sions fer­tiles. Au con­traire, le « mau­vais spec­ta­teur » est celui qui se leurre lui-même sans le savoir, en plaçant le spec­ta­cle dans le spec­tre de cer­taines attentes dis­tor­dues par une idéolo­gie quel­conque (pas for­cé­ment poli­tique) impro­pre à l’œuvre.

Si l’on prête atten­tion à un tel dan­ger, on va iden­ti­fi­er le « mau­vais spec­ta­teur » dans le spec­ta­teur uni­di­men­sion­nel, con­ven­tion­nel : quelqu’un qui se mon­tr­erait inca­pable de fil­tr­er le spec­ta­cle à tra­vers sa pro­pre sen­si­bil­ité, en l’interprétant exclu­sive­ment à tra­vers des stan­dards imposés idéologique­ment. Les pris­on­niers de cette ortho­dox­ie par­ti­c­ulière, qui réduit la créa­tion artis­tique plurielle à une dimen­sion uni­latérale, sont, prob­a­ble­ment, les plus proches du sens sar­trien. Ils adoptent hon­nête­ment une inter­pré­ta­tion ten­dan­cieuse ou dis­tor­due de l’œuvre, en igno­rant le fait même qu’ils ont des intérêts idéologiques d’opter pour cette inter­pré­ta­tion-là. Leur blocage idéologique est un moyen de franchir le pas vers l’inauthenticité.

D’autre part, chaque spec­ta­teur qui devient cap­tif de la con­som­ma­tion cap­i­tal­iste sem­ble se con­duire de manière sim­i­laire (l’idéologie du total­i­tarisme com­mu­niste a, on le sait, ses pro­pres vic­times.) Il rate les champs authen­tiques de sens de l’œuvre par inca­pac­ité à s’approprier le cadre men­tal qu’elle pro­pose. Je pense à ces caté­gories de spec­ta­teurs inaptes à réalis­er une com­mu­ta­tion sur la per­spec­tive que le spec­ta­cle veut pro­mou­voir, puisqu’ils ont été for­més par une cul­ture du diver­tisse­ment, des spec­ta­teurs qui – en se con­frontant aux œuvres clas­siques de la dra­maturgie européenne et/ou aux œuvres d’avant-garde – les découpent men­tale­ment au for­mat du diver­tisse­ment. Ces spec­ta­teurs pré­for­més ne peu­vent pas opér­er une adéqua­tion de leur grille per­cep­tive et cul­turelle aux exi­gences d’œuvres qui instituent une véri­ta­ble rup­ture de niveau par rap­port au sys­tème du diver­tisse­ment et du show busi­ness.

Dessin de Hon­oré Dau­mi­er.

La pen­sée néo-marx­iste sou­tient que la struc­ture même du théâtre tra­di­tion­nel européen, la manière dont les représen­ta­tions théâ­trales sont conçues et dont la con­ven­tion théâ­trale est struc­turée, impose un tel spec­ta­teur. Il s’agirait, donc, de l’interaction de cer­tains cou­ples dialec­tiques : le théâtre européen (insti­tu­tion­nal­isé) est celui qui pousse le spec­ta­teur dans l’inauthenticité, en le con­traig­nant à se com­plaire dans des rêver­ies com­pen­satoires.

Je me demande, cepen­dant, quelle est la légitim­ité d’une telle typolo­gie aujourd’hui, en pleine époque post-post­mod­erne ? N’y a‑t-il pas le risque qu’elle soit lue comme le rudi­ment d’une pen­sée autori­tariste périmée, spé­ci­fique à la tra­di­tion mod­erniste, qui favori­sait le cen­tre unique et l’hégémonie de la rai­son ? Bien enten­du, l’opposition entre mod­ernisme et post­mod­ernisme n’est pas aus­si tran­chante, le mod­ernisme lui-même ayant assim­ilé, dès le début du siè­cle passé, la plu­ral­ité des voix romanesques et des autres formes de décen­trement nar­ratif. Je me demande, toute­fois, si l’allusion de la for­mule « mau­vais spec­ta­teur » à une hiérar­chie axi­ologique des spec­ta­teurs de théâtre cor­re­spond encore à l’«habitus » cul­turel, où la « haute » cul­ture pat­ri­mo­ni­ale égale la pop cul­ture, la cul­ture pop­u­laire urbaine. Peut-être que non, si l’on adopte la posi­tion des cri­tiques de cette ten­dance d’abolition des hiérar­chies axi­ologiques, qui ne l’interprètent pas comme un moyen de con­fér­er du pres­tige à la cul­ture pop­u­laire mais, au con­traire, comme une forme impar­donnable de niv­elle­ment, comme un atten­tat (réus­si) à l’encontre de la haute cul­ture.

D’ailleurs, il n’est pas néces­saire de for­muler cette inter­ro­ga­tion à la lumière des exégès­es post­mod­ernes. On peut le faire même à par­tir de posi­tions épisté­mologiques élé­men­taires. Il y a, en effet, le risque d’employer incor­recte­ment l’expression « mau­vais spec­ta­teur », qui, par ses con­no­ta­tions péjo­ra­tives, incor­pore des juge­ments défa­vor­ables. La révi­sion qui s’impose, dans de telles sit­u­a­tions, où l’on fait appel à des mots à forte charge affec­tive, alors qu’on sem­ble désir­er seule­ment décrire de manière neu­tre cer­tains phénomènes, doit être faite en con­statant que la val­ori­sa­tion en dit long sur les préférences et les idio­syn­crasies de celui qui con­stru­it le juge­ment de valeur.

En ce qui me con­cerne, je pro­poserai de refor­muler le syn­tagme « mau­vais spec­ta­teur » à par­tir d’un autre, emprun­té à Baude­laire. Je l’appellerais donc autrement, en réso­nance avec le fameux vers des FLEURS DU MAL : « hyp­ocrite spec­ta­teur, mon sem­blable, mon frère ». Il faut pré­cis­er tout de suite que je préfère cette for­mule grâce à son ambiguïté. Elle vise, très prob­a­ble­ment, un défaut qui ne peut pas être entière­ment dépassé, mais seule­ment de manière pro­vi­soire, par une crise de con­science (auto)induite. Le vers en soi con­tient une invi­ta­tion à la mod­éra­tion, un aver­tisse­ment implicite, une rel­a­tivi­sa­tion de l’acte même de la con­damna­tion et une sol­i­dari­sa­tion humaine avec la vic­time, geste qui dénote la con­science que l’accusateur lui-même pour­rait gliss­er, insen­si­ble­ment, dans le rôle de la vic­time.

Quant au « mau­vais spec­ta­teur », le dan­ger qui nous guette de com­met­tre les gestes dont, à notre tour, on l’accuse est réel et tou­jours menaçant. Comme on le sait, le spec­ta­teur mod­èle n’existe pas. Il est pure­ment et sim­ple­ment approx­imé de manière asymp­to­tique par la mul­ti­tude virtuelle­ment infinie de spec­ta­teurs empiriques, par les con­textes dif­férents de la récep­tion. Beau­coup d’excès, au con­traire, sont pos­si­bles.

Deux excès, de signe opposé, ont retenu mon atten­tion : le vécu névro­tique du spec­ta­cle et, aux antipodes, l’impossibilité de s’identifier de manière sub­sti­tu­tive avec l’action vic­ari­ante de ceux qui se trou­vent sur la scène. Je rap­pelle qu’il existe une doc­trine de la récep­tion théâ­trale con­cur­rente de celle de l’identification affec­tive : celle de la dis­tan­ci­a­tion, défaut inverse­ment pro­por­tion­nel à celui de la trop grande impli­ca­tion. Pas for­cé­ment de la dis­tan­ci­a­tion brechti­enne mais, plutôt, d’une dis­tan­ci­a­tion qui a pour effet la perte de la dimen­sion hédon­iste de l’expérience du spec­ta­teur, dans le sens que Barthes invo­quait à pro­pos du « plaisir du texte ». C’est un dan­ger qui guette en pre­mier lieu le « bon » spec­ta­teur, l’hyper-spécialiste intéressé à démon­ter le spec­ta­cle d’un regard froid, presque clin­ique. Plus un tel pro­fes­sion­nel du théâtre se croit à l’abri, plus il pour­rait être exposé au risque d’illustrer lui-même le pro­to­type hypothé­tique du mau­vais spec­ta­teur.

Si le récep­teur exces­sive­ment impliqué pou­vait être jugé digne de dés­ap­pro­ba­tion, parce qu’il sor­tait de la con­ven­tion de l’art ou parce que la récep­tion n’était pas con­forme aux buts de l’artiste, pour le « spec­ta­teur expert » l’avertissement serait le suiv­ant : lui-même peut incar­n­er, dans cer­taines con­di­tions, une des hypostases spé­ci­fiques du « mau­vais spec­ta­teur ». Car, en dernière analyse, com­ment faut-il dis­tinguer la con­duite légitime du spec­ta­teur recom­mand­able et dis­tancé (man­i­fes­tant une atti­tude cri­tique du point de vue idéologique et artis­tique), de celle d’un détache­ment com­plète­ment non-adhérant, d’une non-col­lab­o­ra­tion avec l’oeuvre ? Com­ment éviter le risque de ne pas se laiss­er immerg­er, de rater les voies opti­males d’accès ?

Puisque les cer­ti­tudes man­quent, peut-être que la seule manière pru­dente et mod­este dont on puisse par­ler d’un « mau­vais spec­ta­teur », c’est : « Ô, mau­vais spec­ta­teur, mon sem­blable, mon frère…» L’ambiguïté de cette for­mule me déter­mine à lire le thème de réflex­ion pro­posé par Ste­fana Pop-Curseu et l’équipe de recherche ITIA (His­toire du Théâtre, Icono­gra­phie et Anthro­polo­gie Théâ­trale), de la Fac­ulté de Théâtre et Télévi­sion de L’Université Babes-Bolyai de Cluj, non comme un ver­dict qu’il faut illus­tr­er mais comme une inter­ro­ga­tion sous-enten­due.

Théâtre
Edito
3
Partager
Liviu Malita
Liviu Malita est doyen de la Faculté de Théâtre et Télévision de l’Université Babes-Bolyai de...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements