Le spectateur théâtralisé : un anti-modèle pour les arts visuels (autour de Michael Fried)

Théâtre
Réflexion

Le spectateur théâtralisé : un anti-modèle pour les arts visuels (autour de Michael Fried)

Le 27 Avr 2013
Dessin de Charles Léandre.

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Dessin de Charles Léandre.
Article publié pour le numéro
116

N 1976, Bri­an O’Doherty entame une réflex­ion sur l’espace mod­erniste du White Cube, plaçant au cœur de sa démarche la ques­tion de la place offerte au spec­ta­teur par l’art con­tem­po­rain. Dans un arti­cle inti­t­ulé « L’œil et le spec­ta­teur », il écrit :

« Tan­dis que nous déam­bu­lons dans cet espace en regar­dant les murs et en slalo­mant entre les choses posées au sol, nous prenons con­science que la galerie abrite aus­si un fan­tôme errant dont il est sou­vent ques­tion dans les dépêch­es de l’avant-garde : le Spec­ta­teur. Qui est-il ce Spec­ta­teur, qu’on nomme aus­si le Regardeur, ou l’Observateur, ou encore, à l’occasion, le sujet perce­vant (Per­ceiv­er) ? Il n’a pas de vis­age ; c’est avant tout un dos. Il se penche et scrute, avec un peu de gaucherie. Son atti­tude est toute d’interrogation, sa per­plex­ité dis­crète. […] À la longue, le Spec­ta­teur se prend les pieds dans des rôles déroutants ; il est une pelote de réflex­es moteurs, un errant adap­té à la pénom­bre, le vivant d’un tableau vivant, un acteur man­qué, voire un déclencheur de son et de lumière dans un espace truf­fé de mines artis­tiques. Il lui arrive même de s’entendre dire qu’il est un artiste et de se laiss­er con­va­in­cre que sa par­tic­i­pa­tion à ce qu’il observe, ou à ce qui le fait trébuch­er, est son authen­tique sig­na­ture. »

À tra­vers cette savoureuse descrip­tion, O’Doherty mon­tre bien la lourde tâche incom­bée à un vis­i­teur dont on attend qu’il soit tou­jours plus « act­if » face à une œuvre qui ne peut plus se pass­er de sa présence. En 1967, soit une dizaine d’années avant l’article de O’Doherty, le jeune cri­tique d’art améri­cain Michael Fried déclare dans la revue Art­fo­rum une guerre ouverte entre le théâtre et « l’art lui-même ». Que dit Fried dans cet arti­cle désor­mais célèbre qu’est « Art and Object­hood » ? Alors que la pein­ture améri­caine sem­ble illus­tr­er un cer­tain tri­om­phe de la pen­sée mod­erniste – c’est-à-dire une pra­tique s’inscrivant dans une « his­toire ordon­née du proces­sus d’autopurification des arts » –, des artistes nom­més Don­ald Judd, Robert Mor­ris, Sol LeWitt ou Tony Smith boule­versent les formes en vigueur en ten­tant de libér­er l’œuvre de la sur­face de la toile ou du socle. Le min­i­mal­isme est né, qui ten­dra à faire de l’art non une forme close, organ­isée de façon optique, mais bien une expéri­ence. À ce mou­ve­ment artis­tique qui « a d’emblée représen­té plus qu’un sim­ple épisode dans l’histoire du goût », Fried adresse une réponse cinglante.

Le pre­mier point con­cerne l’importance accordée par le courant min­i­mal­iste à la forme. What you see is what you see s’impose comme le mot d’ordre prôné par Stel­la, précurseur du mou­ve­ment : l’œuvre n’est rien d’autre que ce qu’elle est. Dès lors cette œuvre – cet objet – n’est plus une entité auto­suff­isante comme le requiert le mod­ernisme. Sa lit­téral­ité (et c’est d’ailleurs comme lit­téral­iste que Fried désigne le courant min­i­mal­iste) per­met de décen­tr­er l’intérêt sur ce que le cri­tique appelle la sit­u­a­tion, c’est-à-dire son inscrip­tion dans un con­texte spa­tio-tem­porel dont le spec­ta­teur fait par­tie inté­grante, soit, dit Fried, la théâ­tral­ité :

« La sen­si­bil­ité lit­téral­iste est théâ­trale, tout d’abord parce qu’elle s’attache aux cir­con­stances réelles de la ren­con­tre entre l’œuvre lit­téral­iste et le spec­ta­teur. […] L’art lit­téral­iste s’éprouve comme un objet placé dans une sit­u­a­tion qui, par déf­i­ni­tion presque, inclut le spec­ta­teur. […] La théâ­tral­ité qui car­ac­térise ce mode d’appréhension “imper­son­nel, pub­lic” sem­ble évi­dente : le for­mat de l’œuvre, asso­cié à son car­ac­tère non rela­tion­nel, uni­taire, tient le spec­ta­teur à dis­tance, non seule­ment physique­ment mais aus­si psy­chique­ment. C’est même, pour­rait-on dire, cette mise à dis­tance qui fait du spec­ta­teur un sujet et de l’œuvre… un objet. »

C’est à par­tir de cette con­cep­tion de l’objet lit­téral­iste comme forme et présence que Fried va dévelop­per sa cri­tique en trois affir­ma­tions désor­mais fameuses :

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Laure Fernandez
Laure Fernandez est doctorante et ATER à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Paris 3, achève...Plus d'info
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