HANNA ARENDT disait qu’on ne parviendra jamais à penser la dimension politique tant qu’on s’obstinera à parler de l’homme, puisque la politique s’intéresse justement à quelque chose d’autre, qui sont les hommes, dont la multiplicité se module à chaque fois différemment, qu’elle soit conflit ou communauté.1
Lieu de l’incarnation du mythe du théâtre populaire, le Festival d’Avignon, créé en 1947 par Jean Vilar, a suscité et suscite encore toutes les questions qui caractérisent l’inépuisable débat sur la question des publics. Par son caractère unique sur le territoire national, il est un laboratoire à ciel ouvert pour aborder l’étude du théâtre, du spectacle vivant et des pratiques culturelles en général. Le Festival d’Avignon (le In) offre environ quarante-cinq spectacles sélectionnés par sa direction artistique. Le Off comptait en 2012 plus de mille spectacles. Ce dernier est ouvert à tout groupe théâtral pour peu qu’il puisse s’assurer d’un lieu de représentation. Le Off ne constitue donc pas une sélection, pas plus qu’il ne manifeste une quelconque politique, mais son catalogue constitue un bon indicateur de la diversité de l’offre théâtrale à l’échelon national. Par sa durée et son ampleur, le Festival d’Avignon pose frontalement la question de l’observation des publics et de sa restitution. On choisit de parler des publics, plutôt que « du » public, car l’unité du public avignonnais recouvre des postures diverses, à travers l’histoire du Festival, qui à la manière du bateau de Thésée reste identique à lui-même alors que tous ses éléments ont été changés, mais aussi si l’on considère les générations de spectateurs et leur ancrage socio-démographique. Des publics, tout le monde parle : les directeurs successifs, les metteurs en scène, les journalistes. Les sociologues viennent en dernier, et leur parole s’ajoute à des strates de discours accumulés sur ce qu’on croit connaître de la réalité de la population de spectateurs.
La servante est une petite ampoule sur pied, qui veille, la nuit, patiemment, sur le plateau du théâtre quand tout le monde est parti. Elle prend maintenant la parole pour que des hommes vivent protégés de sa lumière et trouvent, dans leur longue veille, le chemin de leur expérience, de celle que les hommes, trop souvent, passent leur temps à éteindre.2 C’est ainsi qu’a pu être décrite ce que des sociologues appelleraient, volontiers, la démarche méthodologique d’Olivier Py pour écrire une histoire du théâtre dans sa pièce intitulée LA SERVANTE.3 Ici, la poursuite du Festival d’Avignon tiendra lieu de projet et de propos méthodologique : poursuivre des publics, succéder à des enquêtes. Et dans la restitution de ce travail, partir d’un point de vue résolument perspectiviste, comme la sociologie d’enquête nous y invite, mais aussi avoir l’ambition de se détacher de tout souci d’exhaustivité pour mieux s’attacher à celui de la représentation : partir des saillances du terrain mais en avouant que, dans la monstration de ce que nous avons récolté, lorsque nous décrivons, nous fabriquons une mise en lumière et donc une mise en obscurité. Tout cela, pour espérer quelque relief au résultat.
Établir un récit du Festival fait partie de son histoire et les ouvrages commémoratifs4, plus justement récapitulatifs, viennent régulièrement rythmer les décennies de l’institution avignonnaise. L’éclairage qui y est produit sur le festival est diffus et permet, chaque fois, de revenir sur une représentation globale. De la même manière, les discours et enquêtes sur les publics ont marqué son récit et l’ont, jusqu’à un certain point, réorienté. Parmi les multiples enquêtes sur le Festival d’Avignon, certaines sont plus remarquables par leur ampleur et par les tournants qu’elles permettent de décrire. En 1967, pour les vingt ans du Festival d’Avignon, Vilar commande une enquête sur les publics à Janine Larrue5. Elle s’inscrit dans les premières mesures de ce que l’on commence à cerner comme effet d’une politique culturelle, mais également de la fin de ce que d’aucuns ont qualifié l’Âge d’or du Festival d’Avignon. Le public de l’année d’avant 68 a vingt-neuf ans en moyenne. En 1981, Nicole Lang6 éclaire les publics du Festival d’Avignon à partir d’un festival stabilisé tendant à se professionnaliser avec une sociologie aux catégorisées routinisées. Le public a trente-neuf en moyenne l’année de l’élection de François Mitterrand, qui viendra dans la Cour d’honneur en y resacralisant et en repolitisant le Festival. En 1996 est relancée sous l’égide du Département des Études et de la Prospective du Ministère de la Culture et de la Communication, une enquête sur les publics du Festival d’Avignon, conduite par Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani7. Tout semble dit sur les publics de théâtre, il est féminin, vieillit et se reproduit. Le public a quarante-cinq ans en moyenne. Par la reconduction de cette même enquête, en 2005, on a pu constater un âge moyen de cinquante-cinq ans. À l’aune de ces nombreux éléments, pourquoi poursuivre une enquête aux constats conduits et reconduits ? En 2011, l’enquête rend compte d’un âge moyen de quarante ans soit cinq ans de moins qu’en 1996 et quinze de moins qu’en 2005. L’éclairage sociologique a permis, comme une poursuite au théâtre, de mettre en lumière non pas un élément statique, mais bien une dynamique, un déplacement. C’est ce que Jean Vilar8 pointait déjà en 1969 dans une allocution publique sous le ciel avignonnais pour rendre compte de l’évolution du Festival d’Avignon :
Au regard de certains avignonnais, […] et comprenez, à vingt-trois années de distance, comme on dit – Oh comme il était beau le petit, il y a vingt ans… Bah, oui, il a grandi. Comme tout être humain, nous sommes tous très beaux, tous charmants pour nos pères et mères quand on a deux ou trois ans, quand on a six mois, quatre, cinq ans. Puis les problèmes au moment de la puberté, ça se pose. Et ce n’est pas le père ou la mère qui les pose : c’est toujours celui qui vient après. Bon, il y a peut-être ce rapport avec ceux qui jadis… Bon. Beh, oui, moi je ne sais pas ce n’est pas comme l’ont dit certains journalistes de goût de vouloir passer le flambeau. C’était le Nouvel Observateur qui dit que le flambeau est tellement brûlant que j’ai envie de le passer. Je ne trouve pas qu’il soit brûlant, mais il est vrai qu’ayant un certain âge et étant très attaché à cette ville et à ce que nous y avons fait déjà, bien ou mal, je souhaite qu’il y ait eu, au cours de toutes ces années, des gens qui soient venus travailler à Avignon, les acteurs, les chanteurs ou les metteurs en scène ou tout autre et qu’Avignon puisse se perpétuer non pas en ressemblant aux images du passé mais se perpétuer avec de nouvelles fonctions, de nouveaux auteurs, de nouvelles façons de mettre en scène politiques ou pas. Et je crois que j’ai raison
de faire le reproche à une compagnie ou à un festival, comme on l’a eu fait, que nous nous sommes arrêtés à un certain degré dans nos moyens, dans nos recherches pour faire venir un public de plus en plus populaire – pour employer une formule facile mais qui est claire.
Deux parties constituent ce texte. La première (I), dans un espace dynamique – « Vues de 2013 » –, se concentre sur les données de publics récoltées depuis 1996. La seconde (II) s’efforce, au moins partiellement, de décliner la notion de poursuite au sein de la manifestation avignonnaise. Pour pallier les défauts d’un texte qui procède par focus, il faut se rappeler que les recherches dont il est issu constituent un programme et renvoient, parmi d’autres, à la lecture de trois ouvrages à croiser pour mieux comprendre sa démarche – La Petite fabrique du spectateur : être et devenir festivalier à Cannes et Avignon9, – L’éducation populaire et le théâtre. Le public d’Avignon en action10, et – Portrait des festivaliers d’Avignon : Transmettre une fois ? Pour toujours ?11.
I. Vues de 2013
les publics du Festival d’Avignon…
Dans toutes les sociétés, y compris les nôtres, la tradition est une « rétro-projection », formule que Pouillon explicite en ces termes : « Nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés, nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs » (ibid). La tradition institue une « filiation inversée » : loin que les pères engendrent les fils, les pères naissent des fils. Ce n’est pas le passé qui produit le présent mais le présent qui façonne son passé.12 Dans cette même logique, pour présenter les enquêtes à même de saisir la dynamique des publics du Festival d’Avignon à l’œuvre, les données seront présentées depuis l’enquête de 2005 – 2011 mise en rapport principalement avec celles effectuées depuis 1996. L’enquête des publics en 1996 visait à établir un portrait approfondi des festivaliers, affirmant ou infirmant selon les caractéristiques observées les représentations qui en émanaient. La première série d’enquêtes s’étendant de 1996 à 2004 avait permis
de mettre au jour l’idée que les spectateurs du Festival ne se résument pas à un socio-type de la festivalière de cinquante ans, institutrice, parisienne, lisant Télérama et effectuant la majeure partie de ses sorties au cinéma. L’enquête 2005 – 2011 a permis d’observer, de manière comparative, la façon dont évoluent les publics de l’événement avignonnais.
…se consolident en tant que public participant
Près de 85 % des spectateurs interrogés en 2011 ont déjà assisté à une édition antérieure du Festival, contre 80 % en 1996. 30 % d’entre eux ont suivi entre quatre et dix Festivals et 35,2 % sont venus plus de dix fois (contre respectivement 43 % et 20 % en 1996).
Fidèles, si les festivaliers avignonnais en 2011 sont des habitués des sorties au théâtre, ils le sont moins qu’en 1996. La corrélation entre la fidélité au Festival et le nombre de sorties au théâtre dans les douze derniers mois est moins forte qu’en 1996. En effet, même si 80 % de ceux qui ont suivi plus de dix éditions vont plus de quatre fois au théâtre dans l’année, contre 65 % pour ceux dont c’est la première participation, les pourcentages s’inversent lorsqu’il s’agit de une à trois sorties au théâtre dans cette même période. Ainsi quelle que soit leur fréquentation de l’évènement, entre 12 % et 13 % des spectateurs interrogés ne sont pas allés au théâtre de l’année. Cette première lecture comparative indique que les spectateurs qui étaient, en 1996, des « nouveaux habitués » sont devenus des spectateurs fidèles, des « participants » au sens que Vilar donnait à ce terme. Ils participent à la fois à la production des œuvres théâtrales par leur activité interprétative, mais également, et c’est là une spécificité du « cas Avignon » révélée par les précédentes enquêtes, à travers leur prise de parole. Spécificité de la « forme festival », le spectateur avignonnais sortant de la salle de théâtre est encore festivalier lorsqu’il se balade dans les rues d’Avignon. Il participe ainsi à la production du Festival – In ou Off – dans son ensemble. Participants, les spectateurs sont aussi des amateurs ou des professionnels de théâtre. Ainsi, 37 % d’entre eux ont déjà pratiqué le spectacle vivant en amateur au cours de leur vie. Il s’agit là d’une surrepré- sentation statistique des pratiquants amateurs de théâtre puisque, d’après l’étude dirigée par Olivier Donnat en 1996, 8 % des Français avaient déjà pratiqué le théâtre en amateur au cours de leur vie, et 11 % la danse.13
…développent une curiosité renouvelée pour le festival
Participants, les festivaliers ne se limitent pas à la fréquentation des lieux de spectacles. Ainsi, plus de 65 % des spectateurs interrogés assistent à un ou plusieurs événements parallèles : parmi eux, 45 % participent aux rencontres avec l’équipe artistique d’un spectacle, 25 % au Théâtre des idées, ou encore 21 % aux projections cinématographiques organisées avec le Festival. Les festivaliers connaissent également de mieux en mieux le Festival. Ainsi, 61% des interrogés sont capables de citer les noms et prénoms des deux directeurs du Festival d’Avignon en 2011 contre 7 % en 1996.