Un dialogue géographique

Entretien
Théâtre

Un dialogue géographique

Entretien avec Simon McBurney

Le 8 Mai 2013

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 117-118 - Utopies contemporaines
117 – 118

CHANTAL HURAULT : Vous qui voy­agez à tra­vers le monde avec votre com­pag­nie, Com­plicite, que retenez-vous de cette « étape » à Avi­gnon en 2012 ? Com­ment avez-vous appréhendé cette expéri­ence d‘artiste asso­cié ?

Simon McBur­ney : Le choix des spec­ta­cles et des artistes s’est fait à par­tir d’un long et intense échange avec Archam­bault et Vin­cent Bau­driller autour du théâtre et de l’engagement philosophique, durant les deux ans précé­dant cette édi­tion. Ce qui est for­mi­da­ble dans ce pro­jet d’artiste asso­cié est qu’il instau­re un dia­logue géo­graphique, une ouver­ture vers tous les coins du globe. La pro­gram­ma­tion ne se con­stru­it pas à par­tir d’un noy­au cen­tral qui serait seul à être en mou­ve­ment. C’est l’Allemagne avec Thomas Oster­meier, l’Angleterre avec moi, c’est l’Afrique qui est là aujourd’hui avec Dieudon­né Nian­gouna. Cela con­tribue à rassem­bler
un grand nom­bre de per­son­nes qui vien­nent avec le désir de par­ticiper à un voy­age.

Le pub­lic que j’ai ren­con­tré a une grande disponi­bil­ité à la décou­verte. Ce n’est pas un sim­ple con­som­ma­teur d’art, il a un œil cri­tique tout en étant ouvert à la dis­cus­sion. Il s’est depuis dix ans famil­iarisé avec cette volon­té de con­cevoir chaque édi­tion comme un voy­age, d’embarquer dans un bateau en ayant acheté un bil­let sans des­ti­na­tion con­nue… Il y a bien sûr eu des chocs tout au long de l’histoire du Fes­ti­val, mais ce qu’Hortense Archam­bault et Vin­cent Bau­driller ont ini­tié, et dont je par­le, invite à un voy­age col­lec­tif.

Je dirais qu’en un sens ma sit­u­a­tion a été priv­ilégiée, je suis venu après Castel­luc­ci, après Jan Fab­re ou Marthaler. Si au début peut-être il y a eu des résis­tances de la part de cer­tains cri­tiques, d’une par­tie du pub­lic, on ressent aujourd’hui une véri­ta­ble envie de décou­vrir des formes nou­velles. Cette sit­u­a­tion m’a été béné­fique et a per­mis une con­cen­tra­tion sur le texte qu’on a pro­posé au lieu de s’éparpiller sur des ques­tions de formes. Je suis avant tout un racon­teur d’histoires. Il a été fon­da­men­tal de pou­voir con­fron­ter des pen­sées, des formes d’expression, non pas dans le but de provo­quer mais d’engager ensem­ble une réflex­ion sur la société et sur l’art théâ­tral – qui change beau­coup, et qui doit chang­er.

Le théâtre est un art de pie, un art de char­la­tan qui vole les voix, les styles des autres pour mieux racon­ter une his­toire. S’il faut des soutanes pour racon­ter, on en prend, s’il faut des masques, on en prend, s’il faut du feu, des sil­hou­ettes ou des mar­i­on­nettes, on en prend. De la musique, de la danse, du mime, de la lumière élec­trique ou de la vidéo, on en prend… Ce sont juste des moyens pour s’exprimer avec un pub­lic – pas devant lui, avec lui. L’acte théâ­tral n’appartient pas à l’imaginaire d’une seule per­son­ne. Quand on rit au théâtre, c’est un rire com­mun. Dans ces moments-là, notre con­science s’ouvre à la vie intérieure des autres, démen­tant l’idée reçue que nous seri­ons des îles. C’est un men­songe, nous ne sommes pas seuls. Les plus grands artistes que l’on a décou­verts ces derniers temps sont selon moi ceux de la grotte Chau­vet, ils nous rap­pel­lent que nous faisons par­tie de la nature. Dans leur manière de pein­dre les ani­maux, on saisit une dimen­sion que le lan­gage ne parvient pas à traduire.

On com­prend pourquoi le théâtre ne fait pas seule­ment appel au texte, mais à quelque chose de beau­coup plus loin­tain. Le théâtre n’est pas un argu­ment intel­lectuel, c’est un événe­ment instinc­tif et col­lec­tif.

C. H. : Av ec LE MAÎTRE ET MARGUERITE vous avez choisi une œuvre qui, comme l’ensemble de vos spec­ta­cles, entre­prend de racon­ter une his­toire dans un entre­croise­ment de plusieurs autres. C’est ce qui fascine chez Boul­gakov, c’est ce qui fascine égale­ment dans cha­cune de vos pièces. En adap­tant ce roman qui par­le de la reli­gion et de la poli­tique, quelles étaient vos inten­tions ? Est-ce que la Cour d’honneur, en tant que lieu his­torique, a été un élé­ment déter­mi­nant dans la créa­tion ?

S. McB. : Je dois d’abord dire qu’en tant qu’étranger, on est un peu pro­tégé par rap­port au sym­bol­isme que la Cour d’honneur a dans l’histoire du théâtre français et de l’attente qu’on peut en avoir. Cela ne veut pas dire que j’étais intact de tout. Mon­ter LE MAÎTRE ET MARGUERITE dans la Cour d’honneur reve­nait à se con­fron­ter à ce qu’il y a de plus loin­tain dans ce lieu. Cepen­dant, c’est avant tout un choix poli­tique. L’histoire de la chré­tien­té a mod­elé notre société ; je ne par­le pas ici de la croy­ance pro­pre­ment dite, je par­le de son influ­ence. Même en République, les notions de devoir et de cul­pa­bil­ité sont dom­i­nantes, les lois économiques reposent tou­jours sur une con­cep­tion de la rédemp­tion – basée sur la cul­pa­bil­ité et le devoir. Boul­gakov nous met face à des ques­tions essen­tielles : à qui appar­ti­en­nent les his­toires qui diri­gent nos actes ? Peut-on les chang­er ?

Le regard que Boul­gakov porte sur la cor­rup­tion de son époque dépasse le seul con­texte de la tyran­nie stal­in­i­enne pour dénon­cer plus spé­ci­fique­ment une société matéri­al­iste. Le sujet n’est pas la perte de la foi, mais le fait que le matéri­al­isme mène l’homme à une perte de la com­pas­sion. Nous sommes dans un tel fanatisme de la con­som­ma­tion que nous nous coupons de ce qui nous con­stitue intime­ment. La fic­tion du monde cap­i­tal­iste sem­ble être aujourd’hui la seule réal­ité pos­si­ble. Or je crois que les hommes sont capa­bles
de con­stru­ire une autre his­toire.

Les ques­tions poli­tiques, sociales et humaines dont je viens de par­ler con­cer­nent aus­si le rôle du théâtre. Jean Vilar n’a cessé de l’interroger, notam­ment au sein de ce fes­ti­val qu’il a créé dans l’après-guerre, dans un con­texte de scis­sion sociale très forte en France, entre col­lab­o­ra­tion et résis­tance. Dans l’acte même de mon­ter RICHARD II dans la Cour d’honneur en 1947, pour le pre­mier fes­ti­val, Vilar a voulu que la vie cul­turelle puisse guérir des fêlures. C’est un désir touchant, presque naïf, et pour­tant telle­ment vrai et indis­pens­able. Il a obligé l’artiste à se posi­tion­ner dans la société. Que fait l’artiste si ce n’est ten­ter de couper ce rideau de la fic­tion qui existe autour de nous et nous faire regarder le monde d’une nou­velle façon ? Voilà pourquoi je trou­vais à pro­pos de faire enten­dre ce texte dans la cour du Palais des papes.

Ce qui était impor­tant, et dont je n’étais vrai­ment pas cer­tain, était de savoir si les gens allaient com­pren­dre pour quelles raisons moi, cet Anglais un peu excen­trique, avait décidé de présen­ter un texte russe pour exprimer cela dans ce lieu his­torique de la reli­gion et du théâtre français.

C. H. : Vous avez évo­qué la dimen­sion his­torique de la Cour d’honneur. Votre spec­ta­cle a mar­qué l’histoire du Fes­ti­val par une util­i­sa­tion totale du lieu, le mur et la voûte étoilée. Com­ment avez-vous pris en compte cette con­fig­u­ra­tion excep­tion­nelle dans votre mise en scène ?

S. McB. : Mes mis­es en scène évolu­ent tou­jours au fur et à mesure des représen­ta­tions, d’un théâtre à un autre. Pour LE MAÎTRE ET MARGUERITE, j’avais visé directe­ment la Cour d’honneur. Avi­gnon a été une étape cap­i­tale car nous y avons réal­isé les rêves que nous avions faits pour cette pièce : inté­gr­er totale­ment l’architecture du lieu dans l’univers de Boul­gakov. Je voulais que les deux se mêlent d’une façon absol­u­ment essen­tielle pour le pub­lic. Je ne voulais pas utilis­er unique­ment une par­tie du mur, je voulais que l’ensemble des murs soit en jeu. Nous avons donc cher­ché jusqu’au dernier moment com­ment créer tech­nique­ment cette sen­sa­tion et qu’elle soit immé­di­ate. Il ne s’agissait pas de provo­quer un choc super­fi­ciel, mais en quelque sorte de pénétr­er l’imaginaire des spec­ta­teurs, de le boule­vers­er intime­ment, dans la durée.

C. H. : Avant de par­ler de Com­plicite, je voulais évo­quer la venue au Fes­ti­val d’un autre Anglais, l’auteur John Berg­er. Cette édi­tion lui a offert une place de pre­mier plan, comme si vous étiez venu « accom­pa­g­né », que vous aviez voulu ini­ti­er dès le départ un dia­logue au sein même de votre pro­pre statut d’artiste asso­cié.

S. McB. : Le désir et la pra­tique de la col­lab­o­ra­tion sont au cœur de Com­plicite. Inviter John Berg­er a per­mis d’ouvrir une autre voie, de faire enten­dre une autre voix anglaise. Et puis il était aus­si fon­da­men­tal de mon­tr­er que mon théâtre est à la fois dans l’épique et dans l’intime. À côté du MAÎTRE ET MARGUERITE, la plus grosse pro­duc­tion que nous ayons réal­isée avec Com­plicite, j’ai mon­tré des formes plus con­fi­den­tielles, comme EST-CE QUE TU DORS ? à la Chapelle des Péni­tents blancs où j’ai tra­vail­lé avec des gens qui n’étaient pas comé­di­ens – John Berg­er et sa fille –, et où je me suis caché en tant que met­teur en scène. Ce spec­ta­cle a nour­ri une réflex­ion autour du texte non théâ­tral qui peut avoir une théâ­tral­ité pro­pre. Cette réflex­ion s’est pro­longée dans les nom­breuses lec­tures de ses textes, celle de DE A À X par exem­ple, et tous les débats qui ont eu lieu autour de sa pen­sée, et avec lui.

Il faut redire que le lan­gage pre­mier du théâtre a été la poésie. La dif­férence entre la poésie et la prose tient prin­ci­pale­ment à ce que la prose va vers une fin, comme dans une bataille où tout vise la fin, que ce soit la défaite ou la vic­toire. La poésie – ce ne sont pas mes mots mais ceux de John Berg­er – tra­verse les champs de bataille en écoutant les chants des vic­to­rieux ou des blessés. Elle engen­dre une forme de paix et, sans con­stru­ire de mon­u­ments aux morts, nous assure que cette expéri­ence humaine ne peut pas dis­paraître comme si cela n’avait jamais été.

Je pense que le théâtre peut offrir une forme sim­i­laire de per­ma­nence. Il donne abri à une expéri­ence intérieure, une expéri­ence pour laque­lle nous n’avons pas de mots, qui doit être vécue pour être pleine­ment ressen­tie et à tra­vers laque­lle nous essayons de faire bouger quelque chose en nous – qui reste disponible à ce mou­ve­ment.

C. H. : Une expo­si­tion autour de vos créa­tions avec votre com­pag­nie Com­plicite a été organ­isée durant cette édi­tion du Fes­ti­val. Ce type d’événement, inso­lite pour un met­teur en scène, pre­nait pour­tant place avec vous comme une évi­dence. Quel était l’angle de vue de ce pro­jet ? Com­ment « rassem­bler » en quelques salles l’histoire d’une com­pag­nie qui fête en 2013 ses trente ans ?

S. McB. : Dès le départ, il était impens­able d’envisager une rétro­spec­tive clas­sique de ce que nous avions fait. Il s’agissait plutôt d’évoquer des sen­sa­tions, de présen­ter des couch­es, des résidus.

Il y avait des pho­tos de spec­ta­cles et de répéti­tions, mais aus­si des objets qui sont la mémoire de nos créa­tions. Comme la fameuse chaise qui mar­chait dans MNEMONIC. C’est un objet émou­vant parce que c’est un pro­longe­ment, une trace de corps humains qui ne sont plus là. Les traces humaines sont très impor­tantes pour moi. C’est pour ça que j’ai imag­iné cette expo­si­tion comme une espèce de fouille archéologique – mon père était archéo­logue préhis­to­rien.

Ce n’était pas une expo­si­tion d’accessoires. Ces objets nous rap­pel­lent que nous sommes plus que nos corps : la présence du passé et la pos­si­bil­ité du futur est tou­jours là, avec nous, dans le présent. Les morts entourent les vivants et les vivants sont au milieu des morts. Ces objets nous dépor­tent vers un espace sans temps. Un égo­tisme mod­erne a coupé les liens fon­da­men­taux qui exis­taient depuis tou­jours entre les morts et les vivants, avec des con­séquences épou­vanta­bles pour les vivants qui croient que les morts sont des élim­inés. L’acte théâ­tral, qui est un art du présent, rap­porte le passé et le futur à un instant proche de ce temps sans temps. J’essaye dans mes spec­ta­cles de saisir ces moments rares, qui touchent l’imagination des morts, comme dans un moment d’extase ou dans un rit­uel. C’est pour cela aus­si que je fais du théâtre.

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Simon McBurney
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Chantal Hurault
Docteure en études théâtrales, Chantal Hurault a publié un livre d’entretiens avec Dominique Bruguière, Penser...Plus d'info
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