Du Big Data Theater au nanospectacle

Théâtre
Réflexion

Du Big Data Theater au nanospectacle

Le 13 Nov 2013
DATA.PATH de Ryoji Ikeda. Photo Fernando Maiquieira/ Espacio Fundación Telefónica.
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DATA.PATH de Ryoji Ikeda. Photo Fernando Maiquieira/ Espacio Fundación Telefónica.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

APRÈS le Web 2.0, voici venue l’ère du Big Data. Apparu à la fin des années 2000, le Big Data est devenu en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire le roi des super­lat­ifs au roy­aume du numérique. Le terme fait référence au vol­ume de don­nées gigan- tesques créées par tout un cha­cun. Pour citer la société IBM, « chaque jour, nous générons 2,5 tril­lions d’octets de don­nées. À tel point que 90 % des don­nées dans le monde ont été créées au cours des deux dernières années seule­ment. » Chaque heure, cinq mil­liards de mails sont envoyés ; chaque minute, cent heures de vidéo sont mis­es en ligne sur YouTube ; chaque sec­onde, 2 263 pho­tos sont postées sur Face­book. D’où la nais­sance du Big Data, phénomène qui se car­ac­térise par les 3 V : vol­ume (quan­tité expo­nen­tielle), véloc­ité (pro­liféra­tion très rapi­de), var­iété (mul­ti­pli­ca­tion des for­mats : textes, vidéos, sons…). Devant cette masse gigan­tesque de don­nées, le cerveau humain ne peut plus faire face. Impos­si­ble de se représen­ter l’ensemble des doc­u­ments, ni même de les con­sul­ter un à un. Impos­si­ble de con­tin­uer à les analyser avec les méth­odes d’hier : il faut con­cevoir des out­ils capa­bles de retrou­ver en temps réel, au moment où les don­nées sont générées, l’aiguille dans la botte de foin ; dévelop­per des algo­rithmes sus­cep­ti­bles de scruter les moin­dres faits et gestes du web pour en tir­er infor­ma­tions, con­nais­sances, ten­dances… ou encore pro­pos­er un livre sus­cep­ti­ble de retenir l’attention sur Ama­zon. Car le mar­ket­ing, mais aus­si l’analyse des risques ou encore l’épidémiologie sont directe­ment con­cernés par le Big Data. La cul­ture égale­ment. Lev Manovich, l’un des chercheurs les plus réputés dans le domaine de l’art et des nou­veaux médias, se con­sacre depuis 2005 aux « cul­tur­al ana­lyt­ics »1, soit l’analyse et la visu­al­i­sa­tion de mass­es de don­nées con­sti­tuées essen­tielle­ment d’images et de vidéos. Selon lui, « la numéri­sa­tion de grands ensem­bles d’artefacts issus du passé et l’essor des réseaux soci­aux dans les années 2000 per­me­t­tent de renou­vel­er l’étude des proces­sus cul­turels »2. Les études de cas con­cer­nent autant la total­ité des œuvres de Mon­dri­an ou de Rothko que les jeux vidéo ou encore l’évolution graphique des cou­ver­tures de Time Mag­a­zine depuis sa créa­tion. L’enjeu est ni plus ni moins de recon­sid­ér­er ce que nous enten­dons par « cul­ture », ain­si que les méth­odes employées dans ce champ.

Au théâtre, le Big Data en est offi­cielle­ment à ses débuts. La pre­mière con­férence por­tant explicite­ment sur le sujet a eu lieu le 9 novem­bre 2013 dans le cadre du col­loque de l’American Soci­ety of The­atre Research. Inti­t­ulée « Big Data and the Per­form­ing Arts », elle est le fait de Doug Reside, con­ser­va­teur au Départe­ment des arts de la scène à la New York Pub­lic Library. La con­férence con­cerne essen­tielle­ment les archivistes et les chercheurs, lesquels sont con­fron­tés au Big Data des col­lec­tions et des fonds d’archives numérisés, ou encore aux dis­ques durs des artistes dont ils doivent iden­ti­fi­er, archiv­er et analyser les mil­liers de don­nées3.

Impos­si­ble donc de se sous­traire au Big Data, y com­pris pour les met­teurs en scène et les choré­graphes con­tem­po­rains, lesquels doivent se con­fron­ter à cet infi­ni de la représen­ta­tion, à cette représen­ta­tion de l’infini. Des out­ils de visu­al­i­sa­tion de cette matière à la crois­sance inex­orable sont conçus, qui per­me­t­tent l’accès, en un seul coup d’œil, à des mil­liers de doc­u­ments assem­blés sous forme de graphes, de car­togra­phies, qu’il faut démesuré­ment agrandir pour attein­dre une don­née isolée. Lev Manovich a recours au plus grand écran disponible dans le monde, le HIPer­Space (pour « High­ly Inter­ac­tive Par­al­lelized Dis­play Space »), lequel mesure 9,66 mètres de long par 2,25 mètres de hau­teur pour une réso­lu­tion de 35,840 x 8,000 pix­els. Sur cet écran, il est pos­si­ble de télécharg­er simul­tané­ment 10 000 images et de les agencer entre elles en temps réel en fonc­tion de dif­férents critères.

S’il n’est pas énon­cé comme tel, le Big Data innerve en fil­igrane de nom­breuses œuvres théâ­trales. Deux courants sont iden­ti­fi­ables : l’un du côté de la généra­tion de spec­ta­cles, de textes, de créa­tions sans fin, ou plutôt de machines à pro­duire des œuvres aux vari­a­tions illim­itées ; l’autre du côté de la sélec­tion, de la cir­cu­la­tion dans un enchevêtrement de doc­u­ments qu’il faut sélec­tion­ner, class­er, con­necter pour mieux les met­tre en scène, ou encore de la nav­i­ga­tion numérique comme embrayeur de dis­posi­tifs nar­rat­ifs.

La génération ou la fabrique de l’illimité

De la pre­mière caté­gorie ressor­tis­sent les œuvres généra­tives qui reposent sur des pro­grammes sus­cep­ti­bles d’engendrer des textes-représen­ta­tions à l’infini. Les algo­rithmes générat­ifs per­me­t­tent d’obtenir des résul­tats imprévis­i­bles à par­tir de paramètres défi­nis. Autrement dit, il incombe au met­teur en scène de définir les paramètres, et à la machine d’en pro­pos­er une com­bi­nai­son inédite. Dans le jeu des prob­a­bil­ités, peu de chance d’être con­fron­té à une com­bi­nai­son déjà expéri­men­tée, d’où le sen­ti­ment d’un nom­bre infi­ni de représen­ta­tions pos­si­bles. Le rôle de l’auteur-metteur en scène est de con­cevoir le pro­gramme, et non le texte ou le son perçus lors de la représen­ta­tion. Il n’écrit pas les spec­ta­cles vus par le spec­ta­teur, mais leur matrice, leur mod­èle, au sens math­é­ma­tique du terme, c’est-à-dire une abstrac­tion. Il définit l’algorithme − les règles du jeu − éla­bore les bases de don­nées et choisit les objets qu’elles con­ti­en­nent. Chaque représen­ta­tion est une actu­al­i­sa­tion du mod­èle, soit une com­bi­nai­son unique et éphémère de dif­férents élé­ments. Dans une œuvre généra­tive, la mul­ti­plic­ité des représen­ta­tions est déjà con­tenue dans le pro­gramme.

L’un des pre­miers artistes à avoir expéri­men­té ce type d’écriture au théâtre est Jean-Pierre Balpe, auteur de plusieurs généra­teurs de textes qu’il conçoit comme des « ensemble[s] d’algorithmes pou­vant gér­er des vari­ables qui, à par­tir d’un état don­né, pro­duisent un nom­bre infi­ni d’applications ».4 Dès 1997, à l’IRCAM, il crée TROIS MYTHOLOGIES ET UN POÈTE AVEUGLE en col­lab­o­ra­tion avec le com­pos­i­teur Jacopo Baboni-Schilin­gi et les poètes Hen­ri Deluy et Joseph Gugliel­mi. Ce spec­ta­cle repose sur deux généra­teurs, l’un de texte (poésie), l’autre de musique. L’année suiv­ante, Jean-Pierre Balpe ini­tie BARBE-BLEUE avec le vidéaste Michel Jaf­fren­nou et le com­pos­i­teur Alexan­der Raska­tov. Ce pro­jet d’opéra numérique repo­sait sur trois généra­teurs : texte (pour le livret et les dia­logues), son (pour la musique) et image (pour la scéno­gra­phie). Tous les élé­ments du spec­ta­cle devaient être générés, de sorte que chaque représen­ta­tion fut inédite. Il n’a pas pu être mené à terme mais, à chaque lance­ment de BARBE-BLEUE c’est une nou­velle représen­ta­tion qui aurait eu lieu, unique et dif­férente des autres représen­ta­tions.

« Un nom­bre infi­ni d’applications » : tel est le but d’ALIS (Asso­ci­a­tion Lieux Images et Sons), com­pag­nie dirigée par Pierre Fourny. Les spec­ta­cles et les instal­la­tions d’ALIS reposent sur la décon­struc­tion des signes, en par­ti­c­uli­er des signes lin­guis­tiques. La con­cep­tion de la police « coupable » cristallise cette réflex­ion. Chaque let­tre est coupée par un trait hor­i­zon­tal. Les deux par­ties ain­si obtenues sont com­munes avec de nom­breuses autres let­tres. Ce procédé per­met de com­bin­er ensuite des moitiés de mots entre eux, provo­quant des glisse­ments séman­tiques dans ce qu’ALIS nomme des « poésies à 2 mi-mots » ou encore des « micro- spec­ta­cles ». Les com­bi­naisons de la police coupable ont lieu dans le temps, sur l’espace noir de l’écran, ou encore sur des papiers découpés et autres arte­facts manuels.Ce qui est don­né à voir, c’est la coupure, et la trans­for­ma­tion du sens des mots qu’elle engen­dre : « droite » devient « orbite» ; « gauche » cache « courbe» ; de « ciel » se détache « clef»… Un logi­ciel, Com­bi­nAL­ISons, per­met à Pierre Fourny de jouer des 400 000 mots de la langue française et de leurs com­bi­na­toires, de voir quels sont les mots cachés dans tel voca­ble pour ensuite en faire sur­gir des poèmes-spec­ta­cles : LA LANGUE COUPÉE EN 2 (2001), LA COUPURE (2008), L’ÂME HORS DU SIGNE (2011). Une nou­velle ver­sion du logi­ciel est en cours de développe­ment en col­lab­o­ra­tion avec Serge Bouchardon à l’Université de Tech­nolo­gie à Com­piègne (UTC) dans le cadre du pro­jet inti­t­ulé « La sépa­ra­tion ».

  1. http://lab.softwarestudies.com/ ↩︎
  2. http://lab.softwarestudies.com/2008/09/cultural-analytics.html ↩︎
  3. L’expérience que je mène actuelle­ment avec la créa­tion du logi­ciel Rekall est une ten­ta­tive de réponse à ces prob­lé­ma­tiques. Rekall est un envi­ron­nement open-source pour doc­u­menter, analyser les proces­sus de créa­tion et sim­pli­fi­er la reprise des œuvres. ↩︎
  4. Balpe Jean-Pierre, TROIS MYTHOLOGIES ET UN POÈTE AVEUGLE, 1997, http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Creation.html ↩︎
  5. Myr­i­am Gourfink, This is My House, 2005, pro­gramme de salle. ↩︎
  6. Fouil­houx Bil­iana, « Le sur­gisse­ment créa­teur dans le proces­sus de créa­tion choré­graphique. Impro­vi­sa­tion entre prévis­i­ble et imprévis­i­ble », in LE SURGISSEMENT CRÉATEUR : JEU, HASARD ET INCONSCIENT, Paris, Édi­tion Uni­ver­si­taire de la Sor­bonne Paris V, 2011, p. 114. ↩︎
  7. Ryo­ji Ike­da, DATAMATICS, dossier de presse, Fes­ti­val d’Automne à Paris 2008. ↩︎
  8. Ryo­ji Ike­da, SUPERPOSITION, dossier de presse, Fes­ti­val d’Automne à Paris 2012. ↩︎
  9. D’une Théorie DE LA PERFORMANCE À VENIR OU LE SEUL MOYEN D’ÉVITER LE MASSACRE SERAIT-IL D’EN DEVENIR LES AUTEURS ? se com­pose de trois spec­ta­cles : I AM 1984 (2008), TRACKS (2009) et Fore­cast­ing (2011). ↩︎

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Clarisse Bardiot
Titulaire d’un doctorat sur Les théâtres virtuels, Clarisse Bardiot est maître de conférence à l’université...Plus d'info
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