IL EST DES EXPÉRIENCES théâtrales qui ne peuvent pas être cernées par une critique qui érige les œuvres en fétiches, même si elles se présentent comme telles. Les performances démesurées du metteur en scène et performeur norvégien Vegard Vinge et de la scénographe et performeuse allemande Ida Müller, dont l’esthétique relève du gore et des jeux vidéo d’horreur (du type Splatterhouse), sont des fétiches de la postmodernité aux allures néobaroques. L’excès, l’autoréférentialité et le recyclage sont les signes distinctifs de ce nouveau théâtre, à peine émergé et déjà intégré dans l’institution théâtrale dont il abuse des moyens de production en exacerbant son fonctionnement. Le théâtre de Vinge/ Müller est tout sauf commensurable, tout sauf saisissable, tout sauf descriptible. Il est, tour à tour et en même temps, incontournable, paradoxal, totalitaire, néolibéral, terriblement agaçant et indéniablement génial.
Après des études de théâtre, de littérature et de musique et quelques engagements comme assistant à l’opéra, Vegard Vinge rencontre, à la Hochschule der Künste de Berlin, Ida Müller, scénographe et costumière avec laquelle il collabore dès 2004 au Maxim Gorki Theater et au Hebbel Theater. En 2006, ils mettent en scène MAISON DE POUPÉE d’Ibsen dans le cadre d’un festival autoproclamé, le Off-Off-Off Ibsen Festival qui se tient en marge du Ibsen Stage Festival d’Oslo où est célébré le centenaire de la mort du dramaturge norvégien : une performance « free style » entre body art, action painting, jeu masqué et esthétique gore qui s’achève au bout de douze heures par la destruction intégrale du décor à la tronçonneuse. Ce projet inaugure la SAGA IBSEN et il est suivi en 2007 par LES REVENANTS pour lequel ils obtiennent le prix de la critique norvégienne en 2008. En 2009, ils mettent en scène LE CANARD SAUVAGE. En 2010,le Conseil des arts de Norvège leur attribue une subvention de douze millions de couronnes (1,5 million d’euros) pour les quatre années suivantes. La Volksbühne leur accorde une résidence illimitée. Avec le soutien du Black Box Teater Oslo et du Festival de Bergen, le trio composé de Vinge, Müller et du compositeur Trond Reinholdtsen présentent LE CANARD SAUVAGE en 2010 à la Volksbühne, puis JOHN GABRIEL BORKMAN en 20111. Programmée l’année suivante au Berliner Theatertreffen 2012, cette performance compte une soixantaine de participants auxquels s’ajoutent des dizaines de stagiaires des ateliers de la Volksbühne.
En mai 2013, Vinge, Müller et Reinholdtsen créent, d’après UN ENNEMI DU PEUPLE du même Ibsen, 12-SPARTENHAUS (ce qui signifie « Maison des douze disciplines artistiques ») au Prater, lieu expérimental de la Volksbühne (Pollesch, She She Pop, Gob Squad y sont passés), fondé en 1992 dans une ancienne brasserie située sur la Kastanienallee dans le quartier du Prenzlauer Berg. Le 4 mai, soir de la première, les portes restent pourtant closes. Quatre heures durant, les spectateurs attendent dans le foyer l’ouverture du 12-SPARTENHAUS, hyperbole de l’institution allemande avec ses douze disciplines de l’art vivant. Habitués aux performances de longue durée, ils espèrent vivre une expérience inédite, voire psychédélique, une nuit pleine de bruit et de fureur, signifiant tout ou rien. L’événement a été ardemment anticipé, longuement programmé, savamment orchestré. Et puis, rien – ou presque.
En entrant dans le théâtre, on perçoit la transformation complète de l’espace : le sombre foyer du 12-SPARTENHAUS ressemble à une maison hantée, à une boîte de nuit gothique aux allures de chapelle néobaroque en faux marbre, entièrement repeinte en noir et hachurée de nervures blanches. Une musique assourdissante agresse le spectateur dans ce premier cercle de l’enfer. Trois employés de la Volksbühne s’entassent dans la billetterie du Prater pour assurer la vente des billets. Au-dessus d’eux, dans une cabine vitrée, une figure masquée en blanc avec à ses côtés une poupée éventrée assise sur une chaise. Il s’agit visiblement du directeur du 12-SPARTENHAUS qui répète en boucle : « Das Publikum ! Das Publikum ! » La voix est enregistrée, déformée, amplifiée, et les mouvements saccadés, robotisés. Nous voici en présence d’avatars tout juste sortis de jeux vidéo : une sorte de Second Life de l’institution théâtrale nous attend.
En face de l’entrée (réelle) du théâtre, des portes vitrées fermées donnent sur un escalier menant au 12-SPARTENHAUS. En haut de l’escalier se tient, immobile, une figure en costume-cravate arborant un masque de gorille et portant des gants en latex pourvus de longues griffes. En contournant la billetterie, on longe un comptoir offrant des tartines beurrées et de l’eau sous un écriteau indiquant Butterbrote und Teewasser. À l’arrière, on perçoit une sorte de cheminée vitrée dans un mur sur lequel est inscrit Die ideologische Wand (« Le mur idéologique »). Dans le mur attenant, une fenêtre permet d’observer une salle d’opération dans laquelle une figure masquée, en blouse blanche, les mains plongées dans un cadavre, pratique une autopsie dont les bruits sont amplifiés comme dans un jeu vidéo gore. Le médecin (le docteur Stockmann ?) procède à une échographie des organes et viscères avant de les remettre dans l’ouverture béante du torse. À côté de lui, sur un lit d’hôpital, est allongé Volker Spengler, acteur connu de toutes les expérimentations de la Volksbühne, probablement en attente de sa propre autopsie.