Épuiser l’héroïsme

Entretien
Performance

Épuiser l’héroïsme

Entretien avec Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre

Le 19 Nov 2013
Numéro 10, une performance de Massimo Furlan, Paris Quartier d’Été, Parc des Princes, 2006. Photo Pierre Nydegger.
Numéro 10, une performance de Massimo Furlan, Paris Quartier d’Été, Parc des Princes, 2006. Photo Pierre Nydegger.

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Numéro 10, une performance de Massimo Furlan, Paris Quartier d’Été, Parc des Princes, 2006. Photo Pierre Nydegger.
Numéro 10, une performance de Massimo Furlan, Paris Quartier d’Été, Parc des Princes, 2006. Photo Pierre Nydegger.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

FRÉDÉRIC MAURIN : Vous avez présen­té des per­for­mances dans des stades (FURLAN / NUMÉRO 23 à la Pon­taise de Lau­sanne en 2002, puis NUMÉRO 10 au Parc des Princes en 2006 et au Vélo­drome de Mar­seille en 2007), à l’aéroport de Genève (INTERNATIONAL AIRPORT, 2004), dans un train en marche, la nuit, au départ de Nyon (GIRLS CHANGE PLACES, 2004) ou encore, par exem­ple, au Parc de La Vil­lette sans que per­son­ne puisse saisir, dans son éten­due spa­tiale et tem­porelle, la total­ité du spec­ta­cle (SUPERMAN COSMIC GREEN, 2005). Plus récem­ment, vous avez conçu, avec Claire de Rib­aupierre, LES HÉROS DE LA PENSÉE, per­for­mance de vingt-six heures créée à Neuchâ­tel en jan­vi­er 2012 et recréée en octo­bre de la même année au Théâtre de la Cité Inter­na­tionale à Paris. Votre tra­vail s’inscrit-il délibéré­ment, de façon récur­rente quoique non sys­té­ma­tique, dans des lieux ou des durées sur­di­men­sion­nés ?

Mas­si­mo Furlan : On ne revendique pas la démesure comme impératif, à tout prix. En réal­ité, tout dépend de ce qu’on veut racon­ter. C’est le con­tenu du pro­jet, ses thé­ma­tiques, ain­si que la sit­u­a­tion dans laque­lle on veut met­tre le spec­ta­teur, qui en déter­mi­nent le lieu et la durée. Dans la per­for­mance du train qui com­mençait très tard, les spec­ta­teurs voy­ageaient une bonne par­tie de la nuit ; ils partageaient ce rythme, cette lenteur, ce temps au long cours ponc­tué d’arrêts dans des gares per­dues où leur étaient présen­tés des images et tableaux incon­grus. Pour d’autres pro­jets au for­mat « stan­dard », en par­ti­c­uli­er pour des pro­jets qui néces­si­tent de la tech­nolo­gie, on fait appel à des théâtres bien équipés car c’est le plus per­ti­nent. Et à l’autre bout du spec­tre, il nous est arrivé de créer des per­for­mances dans des espaces con­finés, pour des jauges lim­itées à six spec­ta­teurs, comme MADRE au Théâtre de la Cité Inter­na­tionale en 2011, où les spec­ta­teurs entraient dans des cham­bres d’étudiants qui leur racon­taient des his­toires liées à leur mère. En fait, notre souci est de trou­ver le temps et le lieu les plus adéquats pos­si­bles pour l’expérience sen­si­ble que nous voulons pro­pos­er. Reste toute­fois que nous aimons par­ti­c­ulière­ment que le spec­ta­teur fasse l’expérience d’autres lieux que le lieu « con­ven­tion­nel » du théâtre, l’expérience d’autres rap­ports à ces lieux du réel, à par­tir d’une sit­u­a­tion où il ne peut pas ne pas penser à l’espace dans lequel il se trou­ve.

F. M.: Loin d’être un principe de créa­tion, le grand for­mat s’imposerait donc comme un corol­laire ou une néces­sité ponctuelle. Pour­tant, il implique d’autres enjeux, d’autres efforts, d’autres moyens. Ne relève-t-il pas aus­si d’une quête de sur­passe­ment, presque d’un exploit au sens sportif du mot « per­for­mance » ?

M. F. : Il est cer­tain qu’on ne se facilite pas la tâche. Lorsqu’on décide qu’on a besoin d’un aéro­port ou d’un stade, il faut réus­sir à con­va­in­cre la direc­tion d’un aéro­port inter­na­tion­al ou les dirigeants d’un club de foot­ball de prêter le lieu. Cette ques­tion fait par­tie inté­grante du pro­jet. Les négo­ci­a­tions peu­vent être hila­rantes ou dép­ri­mantes, mais elles appar­ti­en­nent pleine­ment à l’activité artis­tique. Ensuite, une autre ques­tion se pose qui con­cerne le rap­port entre l’artiste et la réal­ité : com­ment trans­former ces lieux en objets

poé­tiques sans y touch­er ? Le train, l’aéroport et le stade sont restés train, aéro­port et stade, mais ils ont per­mis au spec­ta­teur de vivre autre chose à l’intérieur. C’est cette con­fronta­tion qui nous intéresse. Lorsqu’on tra­vaille dans un théâtre, la voie est toute tracée et le rap­port scène/ salle déjà établi. Dans les per­for­mances grand for­mat, on pro­pose une expéri­ence du lieu, de la durée que j’ai tou­jours trou­vée stim­u­lante, ne serait-ce que pour l’avoir vécue en tant que spec­ta­teur. C’est ce que j’ai aimé, par exem­ple, dans la per­for­mance-instal­la­tion de Jan Lauw­ers et Need­com­pa­ny THE HOUSE OF OUR FATHERS, que j’ai vue à Mannheim en 2011 : pen­dant des heures, pen­dant tout ce temps où elle con­tin­u­ait à être sous mes yeux, j’ai pris énor­mé­ment de plaisir à me situer par rap­port à elle, à la vivre, à y réfléchir. Mais para­doxale­ment, il est presque aus­si com­pliqué de dis­sémin­er une per­for­mance dans des cham­bres d’étudiants de la Cité uni­ver­si­taire de Paris que de déploy­er une per­for­mance dans un grand aéro­port inter­na­tion­al. Toutes les per­for­mances qui se passent dans un lieu non autorisé pour le « spec­ta­cle » et son pub­lic sont com­plex­es à organ­is­er et enga­gent du temps, des négo­ci­a­tions, des rus­es, des risques.

F. M.: Dans la per­for­mance de foot­ball, vous por­tiez en 2002 le dos­sard numéro 23 d’un joueur imag­i­naire qui se serait infil­tré dans la finale opposant l’Italie et la RFA lors de la Coupe du monde de 1982. Mais vous avez aus­si rejoué, en les repro­duisant, les déplace­ments et les mou­ve­ments de joueurs bien pré­cis dans d’autres matchs : Michel Pla­ti­ni dans la demi-finale France-RFA dans NUMÉRO 10, ailleurs Zbignew Boniek, Hans Kran­kl ou Jür­gen Spar­wass­er, et même deux joueurs, Enzo Sci­fo et Nico Clae­sen, à Liège en 2012, pour le huitième de finale entre la Bel­gique et l’URSS de 1986. Plusieurs ordres de grandeur entrent en jeu : grandeur du stade, grandeur du match gravé dans les mémoires, qu’il ait été gag­né ou per­du, grandeur du foot­balleur entré dans la légende sportive, grandeur de votre pré­pa­ra­tion et de votre engage­ment physiques… Sans par­ler du stade olympique de Berlin où Klaus Michael Grüber a conçu son WINTERREISE, vos stades n’ont pour­tant rien à voir avec les stades où l’on pro­duit d’énormes opéras à grand ren­fort d’effets spec­tac­u­laires. Quelle place les dimen­sions presque arro­gantes de ce grand espace ména­gent-elles à la repro­duc­tion de petits gestes, voire à une forme de fragilité ?

M.F.: C’est toute la ques­tion de l’articulation entre l’immense et le min­i­mal. Je suis seul sur cette vaste pelouse, les vingt-et-un autres joueurs sont des fan­tômes et, même si je cours, il n’y a pas de bal­lon. Pour pren­dre tout son sens, le stade devrait être plein, mais avec à peine quelques cen­taines de spec­ta­teurs, il est qua­si­ment vide et ressem­ble à la coquille d’un mon­u­ment. C’est dérisoire. Et mon corps ne cor­re­spond pas à celui du mod­èle, il n’a rien d’athlétique, il est plus âgé. Tous ces décalages pro­duisent une image qui appar­tient au réper­toire du bur­lesque. Le com­men­ta­teur, ou le con­teur comme je préfère l’appeler, est un autre élé­ment essen­tiel de la per­for­mance : c’est une voix du foot­ball que les spec­ta­teurs con­nais­sent – Jean-Jacques Till­man à Lau­sanne, Didi­er Rous­tan à Paris, avec d’ailleurs Michel Hidal­go, le vrai Michel Hidal­go sur le banc de touche. En même temps qu’il visionne les images d’archives du match – il est le seul à les voir dans leur inté­gral­ité –, il racon­te ce qui se déroule ; et ce qu’il dit est retrans­mis aux spec­ta­teurs par de petites radios qu’on leur a dis­tribuées à l’entrée. Mais lui ne repro­duit pas les com­men­taires de l’époque. Con­traire­ment à une pièce de théâtre dont on pro­pose dif­férentes inter­pré­ta­tions, c’est l’histoire du match qu’il racon­te – une his­toire trag­ique, héroïque ou pathé­tique. Même si le spec­ta­teur peut en con­naître l’issue, c’est une dra­maturgie en direct qui s’élabore.

Claire de Rib­aupierre : Avec, là encore, des décalages ou des écarts dus à la sit­u­a­tion d’énonciation qui a changé : le match s’est joué en 1982 et il est rejoué en 2002 ou en 2006.

F. M.: Même si le fac­teur tem­porel n’est pas nég­lige­able dans NUMÉRO 23 ou NUMÉRO 10, ne serait- ce que par la durée du match et l’endurance qu’elle implique, il inter­vient de façon beau­coup plus mas­sive dans LES HÉROS DE LA PENSÉE, cette per­for­mance de vingt-six heures qui égrène, let­tre après let­tre, tout l’alphabet. Pour­riez-vous revenir sur sa genèse ?

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Frédéric Maurin
Frédéric Maurin est maître de conférences à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle –...Plus d'info
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