L’interface du grand format

Théâtre
Réflexion

L’interface du grand format

Le 28 Nov 2013
Einstein on the Beach, Opéra de Philip Glass et Robert Wilson, Chorégraphie de Lucinda Childs. Photo Lesley Leslie-Spinks.
Einstein on the Beach, Opéra de Philip Glass et Robert Wilson, Chorégraphie de Lucinda Childs. Photo Lesley Leslie-Spinks.

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Einstein on the Beach, Opéra de Philip Glass et Robert Wilson, Chorégraphie de Lucinda Childs. Photo Lesley Leslie-Spinks.
Einstein on the Beach, Opéra de Philip Glass et Robert Wilson, Chorégraphie de Lucinda Childs. Photo Lesley Leslie-Spinks.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

DEPUIS TOUJOURS j’ai aimé le petit for­mat… Jeune, je déplo­rais la trans­la­tion ratée d’un tableau de taille moyenne sur la guerre d’indépendance signé par le maître roumain Nico­las Grig­ores­cu en tableau aux dimen­sions vastes, devenu ain­si rhé­torique et affec­té. L’extension l’avait dému­ni de son inten­sité ini­tiale et fait bas­culer du côté de l’art offi­ciel. Le pein­tre dis­cret érigé en par­ti­san d’une cause, c’est ce que la reprise géante avait pro­duit. Chaque fois que je le retrou­vais accroché pom­peuse­ment sur les murs du Musée Nation­al, j’éprouvais la nos­tal­gie de l’autre, pre­mier. Le rejet du grand for­mat remonte loin !

L’envers du grand format

Plus tard, les déploiements fes­tifs sur la place Rouge ou dans les cap­i­tales de l’Est récon­for­t­aient ma crispa­tion : por­traits démesurées, scènes de genre édi­fi­antes… le grand for­mat me sem­blait être tou­jours du côté du pou­voir. Pra­tique fau­tive de servi­tude volon­taire ! L’hommage aux lead­ers ne pou­vait s’accomplir que par la dis­pro­por­tion des toiles et des mon­u­ments. Instru­men­tal­i­sa­tion de l’art, mais peut-on appel­er « art » l’art offi­ciel à ce point docile ? Son ampleur sem­blait être la garantie du suc­cès auprès des mass­es. Et com­ment ne pas évo­quer ce sou­venir dérisoire d’une ville de province qui pos­sé­dait deux stat­ues d’un prince local et où un ancien appa­ratchik souhaitait en rajouter une autre. « Pourquoi ? il y en a déjà deux !» demandai-je éton­né. « Oui, mais aucune à cheval » répon­dit le zéla­teur obstiné. Le grand for­mat lui appa­rais­sait comme étant seul à même de ren­dre véri­ta­ble­ment hom­mage au héros nation­al. Nos­tal­gique­ment, je me suis rap­pelé alors la belle stat­ue de Pes­soa dans le café qu’il fréquen­tait à Lis­bonne où l’écrivain, à hau­teur d’homme, assis à une table se con­fondait avec les con­som­ma­teurs que nous étions. Les maîtres du monde veu­lent paraître sur des toiles immenses et pol­luer la vue des villes par des stat­ues géantes. Mais, juste retour des choses, leur chute poli­tique entraîne égale­ment l’écroulement des œuvres grand for­mat qui leur ont été con­sacrées. Quel bon­heur d’assister à la mise à mort de ces stat­ues, où que ce soit ! On respire mieux.

Il y a plus de vingt ans, à l’aurore du grand for­mat dans l’art mod­erne j’entrais, au Palais de Tokyo, dans une expo­si­tion sur le baroque con­tem­po­rain, et, espiè­gle, l’ami ital­ien qui m’accompagna for­mu­la un diag­nos­tic symp­to­ma­tique : « Les apparte­ments devi­en­nent de plus en plus petits et les toiles de plus en plus grandes ». Il pointait l’inadéquation entre l’espace privé et les œuvres… « Parce que l’art s’officialise de nou­veau », répondis-je. « À la place des mécènes romains s’installent les directeurs des musées con­tem­po­rains ». Le grand for­mat en dépend, la finance est aux com­man­des. Le pein­tre s’échappe, certes, à l’intérieur bour­geois comme bon nom­bre de ses pairs l’ont souhaité, mais il reste dépen­dant de l’accrochage dans les musées ou, pire encore, de l’anonymat des réserves. Triste sort pour ces vain­queurs innés que sont les par­ti­sans du grand for­mat !

L’appétit du grand format

Il y a une dis­po­si­tion intérieure pro­pre au grand for­mat, épique, musi­cale, pic­turale. Elle définit les artistes autant que les con­som­ma­teurs. Ma femme adore, pen­dant l’été, plonger dans une inter­minable saga : Thomas Mann, Musil. Moi, j’abandonne là où elle pour­suit, s’égare, se retrou­ve. Un ami cher m’a entraîné, il y a des années, à une presta­tion du grand chef Sergiu Céli­bidache avec son com­pos­i­teur fétiche, Anton Bruck­n­er. J’ai cru m’évanouir, fail­lir tan­dis que lui restait, des heures durant, prostré dans la loge qui nous avait été offerte. Dis­cour­tois, je n’ai pas résisté. Trop long… Tchekhov admi­rait Tol­stoï, mais craig­nait l’ampleur de ses romans que Woody Allen avouait avoir lu en lec­ture rapi­de. « GUERRE ET PAIX ?… Oui, il s’agit de la guerre » répondait ironique­ment cet amoureux du petit for­mat. Je déteste l’exercice du TGV dans la con­som­ma­tion de l’art, mais la lenteur extrême de la miche­line m’ennuie égale­ment. Com­ment approcher le grand for­mat ? Il suf­fit de l’exalter pour en être dégoûté davan­tage comme lorsque, offi­cielle­ment invité, j’assistais, au Lou­vre, au dévoile­ment des NOCES DE CANA de Pao­lo Véronèse récem­ment restau­rées. Une œuvre de l’épate, de la plat­i­tude, tableau abu­sive­ment mis en scène. Mise en scène à la gloire… peu importe de qui.

Ce soir-là j’ai détesté, plus que jamais, le spec­ta­cle de la pein­ture. Pour tout ce qu’il com­porte comme excès d’apparat. Le grand for­mat, me réplique-t-on, se rat­tache au théâtre, oui, admet­tons-le, mais au théâtre que je n’aime pas. Théâtre de célébra­tion, théâtre de l’exposition que sou­vent la pein­ture ou la sculp­ture d’état, hyper­bolique­ment, surenchéris­sent. Je n’en suis pas leur affectueux parte­naire, mais plutôt leur irré­ductible adver­saire.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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