Le scénographe : un plasticien qui doute

Le scénographe : un plasticien qui doute

Le 9 Juil 1982
Esquisse de Yannis Kokkos pour Britannicus de Jean Racine - Mise en scène Antoine Vitez
Esquisse de Yannis Kokkos pour Britannicus de Jean Racine - Mise en scène Antoine Vitez

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Esquisse de Yannis Kokkos pour Britannicus de Jean Racine - Mise en scène Antoine Vitez
Esquisse de Yannis Kokkos pour Britannicus de Jean Racine - Mise en scène Antoine Vitez
Article publié pour le numéro
Scénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives ThéâtralesScénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives Théâtrales
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Un espace de liberté

La scène est pour l’esquisse du scéno­graphe ce que le tableau fut jadis pour le dessin : son hori­zon, son des­tin. L’esquisse tient du lab­o­ra­toire, de l’amorce d’un faire glob­al — le spec­ta­cle — auquel il lui revient de se rat­tach­er. En réal­ité, la com­para­i­son dessin-tableau fonc­tionne tant qu’on se lim­ite à la pra­tique du scéno­graphe qui passe, lui, de l’esquisse au cos­tume ou au décor voués à l’ab­sorp­tion dans le tout de la mise en scène.
Cette autonomie au sein de la république fédéra­tive cor­recte­ment con­sti­tuée que doit être tout bon spec­ta­cle s’avère réduite, car le pro­jet d’ensem­ble s’éla­bore sous la direc­tion du met­teur en scène, et les propo­si­tions ponctuelles de cos­tume se soumet­tent aux corps des comé­di­ens. Le scéno­graphe invente dans un champ bal­isé, bien que son tra­vail ne reste pas sans con­séquences sur celui des parte­naires : au théâtre cha­cun appar­tient à un réseau. Une dessi­na­trice dev­enue scéno­graphe, Françoise Cheva­lier, avoue :
« J’ai com­mencé à m’in­téress­er au théâtre pour des raisons morales. Quelqu’un qui des­sine retient le monde, tan­dis que dans le théâtre il y a quelque chose de dialec­tique grâce au fonc­tion­nement de plusieurs volon­tés… au théâtre, le tra­vail me rend plus réelle, plus saine, plus social­isée »1. Le scéno­graphe appar­tient à une équipe réu­nie autour d’un pro­jet : la soli­tude ne le guette pas.

Bien qu’il par­ticipe à cette œuvre col­lec­tive qu’est le spec­ta­cle, le scéno­graphe néan­moins se préserve un espace de lib­erté. Il se retrou­ve, mal­gré tout, seul, indépen­dant au niveau du graphisme. La lib­erté con­cerne non pas tant le pro­duit à réalis­er que les modal­ités pour le capter, le désign­er. Si l’œu­vre matérielle — décor, cos­tume — respecte le pro­jet col­lec­tif, le graphisme, lui, porte la griffe du scéno­graphe. L’esquisse n’est-elle pas son pre­mier lieu de vérité ? Le scéno­graphe puise au niveau du graphisme sa joie de créa­teur qui ne s’as­sume pas en tant que tel car, pour pro­duire, il a besoin d’une demande, d’une attente. La gra­tu­ité le paral­yse et ses esquiss­es sont tou­jours issues d’une « urgence » dit Yan­nis Kokkos, « urgence théâ­trale » à laque­lle un plas­ti­cien reste étranger. La com­mande ras­sure — on n’a pas à affron­ter l’in­dif­férence — mais elle endigue aus­si le désir d’un artiste sous sur­veil­lance. Il s’échappe seule­ment lorsqu’il manie ses out­ils, crayons, pinceaux, car c’est seule­ment par le graphisme qu’il pro­jette pleine­ment son corps, ses pul­sions. C’est un aveu, aveu muet qui ne parvien­dra jamais au pub­lic. L’esquisse n’ac­cède pas à l’e­space du voir ; son des­tin c’est l’ate­lier de l’artiste.

Dessin de Françoise Chevalier pour le costume d'Agrippine
Dessin de Françoise Cheva­lier pour le cos­tume d’A­grip­pine
Dessiner un parcours

Pour ses esquiss­es, le scéno­graphe opte entre le dessin et l’huile, mais, en dépit des raisons pra­tiques invo­quées, en choi­sis­sant, il témoigne sur lui-même en tant que plas­ti­cien et non pas en tant qu’homme de théâtre. Il osera à peine invo­quer de tels argu­ments pour pou­voir se dis­simuler tou­jours et tou­jours der­rière l’im­pératif du tra­vail théâ­tral. Cer­tains scéno­graphes préfèrent l’huile au nom d’une épais­seur du com­men­taire : le per­son­nage acquiert une cor­poréité, il est déjà là comme masse vis­i­ble, tac­tile presque. Le met­teur en scène autant que le comé­di­en vont y puis­er des infor­ma­tions non ver­bales, matérielles, lour­des. Radu Boruzes­cu priv­ilégie l’huile : « Je préfère la pein­ture car en regar­dant une esquisse j’aime voir non pas un cos­tume, mais un per­son­nage. J’ai hor­reur des esquiss­es qui ressem­blent à un prêt-à-porter util­is­able par n’im­porte qui ».

A cet appétit de con­cret, les par­ti­sans du dessin opposent la quête de la rapid­ité théâ­trale. Là où la vie passe, seule la ligne peut saisir ses sur­sauts, ses coups d’ar­rêt, bref sa mou­vance. Pour Patrice Caucheti­er le dessin s’avère capa­ble d’en­reg­istr­er les sec­ouss­es d’une méta­mor­phose sans fin. « Je n’ai jamais peint parce que je déteste l’huile. Le dessin oblige à sur­pren­dre le onc­tion­nement du corps, et davan­tage encore celui du cos­tume ». Le dessin préserve une lib­erté, il avance des hypothès­es dépourvues de toute charge impéra­tive, car le scéno­graphe qui s’en réclame veut sauve­g­arder juste­ment cet espace d’in­cer­ti­tude qui peut recevoir l’ap­port des autres. Ils ne seront jamais des intrus là où il y a un sus­pens, fig­ure même de l’at­tente. « Je ne conçois pas l’im­age théâ­trale comme une image pic­turale, dit Y. Kokkos. Pour moi l’im­age théâ­trale c’est une image qui naît de la scène et non pas une image qui est imposée à la scène. Je fais tout pour que de nou­velles images puis­sent appa­raître à par­tir de mes propo­si­tions ». Le scéno­graphe qui des­sine informe, tout en préser­vant ces inter­stices où ses parte­naires, corps et réflex­ions con­fon­dus, peu­vent s’é­panouir.

Le scéno­graphe qui peint focalise, tan­dis que celui qui des­sine trace un par­cours. Le par­cours de son approche dont il indique les escales : il avance en lais­sant des traces. C’est le chemin de la mat­u­ra­tion du regard. « Dès que je con­nais l’œu­vre, déclare Y. Kokkos, je fais toute une série de dessins qui n’ont rien de pré­cis, ce sont des dessins d’at­ti­tude, de masse, de détails. Dessins d’ap­proche qui ne sont en rien fonc­tion­nels. Il s’ag­it pour moi de trou­ver l’équiv­a­lent, au niveau visuel, de la pre­mière lec­ture. A par­tir de cette masse de dessins, je passe après à un tra­vail tech­nique pour lequel je des­sine des images plus pré­cis­es. Et ensuite, le dernier jet qui va servir à la réal­i­sa­tion est un dessin très exact ». De l’é­ton­nement à la maîtrise. Françoise Cheva­lier, quant à elle, à tra­vers ses dessins laisse percevoir la décou­verte pro­gres­sive d’un corps. Pour le cos­tume d’A­grip­pine elle procède à une séance de pho­tos, et pen­dant que la comé­di­enne bouge, se déplace, l’œil décou­vre des épaules, des hanch­es que la main doit ensuite habiller. Lorsque la scéno­graphe sur­prend l’am­pleur sculp­turale du torse de l’ac­trice, elle aime le recou­vrir d’un man­teau qui doit appuy­er sa majesté : l’esquisse con­fesse cet éblouisse­ment. A la ren­con­tre d’un corps, le scéno­graphe avance à coups d’aveux, aveux fugi­tifs que la ligne capte dans leur mobil­ité.

Dessin de Françoise Chevalier pour le costume de Britannicus
Dessin de Françoise Cheva­lier pour le cos­tume de Bri­tan­ni­cus

Les scéno­graphes qui dessi­nent aiment préserv­er une dis­tance. La matière n’est pas leur affaire. Françoise Cheva­lier, quand elle fait des cein­tures, se sent trop impliquée, trop absorbée, tan­dis que pour Miruna Boruzes­cu, adepte de l’huile, il n’y a pas de plaisir plus exquis que de jouer des matéri­aux, de les déformer, de les com­bin­er, de touch­er des corps qui se lais­sent vêtir. Le scéno­graphe-dessi­na­teur rêve d’une image dont la con­créti­sa­tion ne l’ex­cite point : « j’aime dessin­er un maquil­lage, mais non pas maquiller un acteur » dit-il. Il est tou­jours habité par une pudeur clas­sique. Le dessin peut répon­dre à un appétit de vitesse, tout comme il peut sat­is­faire un besoin de pré­ci­sion. Patrice Caucheti­er, Claude Lemaire adorent le trait exact, détail­lé qui sac­ri­fie la mobil­ité au prof­it d’une aggloméra­tion de détails pointilleux qui n’empêchent pas pour autant que la sil­hou­ette se pré­cise avec net­teté. Le dessin cette fois-ci, immo­bilise, il rejette le flou et, tout d’un coup, corps et cos­tumes pren­nent un air d’é­ter­nité. La ligne résiste aux rav­ages du temps.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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