Ascanio Celestini, subjectif, indirect, libre

Théâtre
Portrait

Ascanio Celestini, subjectif, indirect, libre

Le 26 Avr 2014
Ascanio Celestini et David Murgia en répétition de DISCOURS À LA NATION, texte et mise en scène Ascanio Celestini, interprétation David Murgia, musique Carmelo Prestigiacomo, Festival de liège, Théâtre National et L’Ancre (Charleroi), 2013. Photo M.Iacovelli-F.Zayed / Spot the Difference.
Ascanio Celestini et David Murgia en répétition de DISCOURS À LA NATION, texte et mise en scène Ascanio Celestini, interprétation David Murgia, musique Carmelo Prestigiacomo, Festival de liège, Théâtre National et L’Ancre (Charleroi), 2013. Photo M.Iacovelli-F.Zayed / Spot the Difference.

A

rticle réservé aux abonné.es
Ascanio Celestini et David Murgia en répétition de DISCOURS À LA NATION, texte et mise en scène Ascanio Celestini, interprétation David Murgia, musique Carmelo Prestigiacomo, Festival de liège, Théâtre National et L’Ancre (Charleroi), 2013. Photo M.Iacovelli-F.Zayed / Spot the Difference.
Ascanio Celestini et David Murgia en répétition de DISCOURS À LA NATION, texte et mise en scène Ascanio Celestini, interprétation David Murgia, musique Carmelo Prestigiacomo, Festival de liège, Théâtre National et L’Ancre (Charleroi), 2013. Photo M.Iacovelli-F.Zayed / Spot the Difference.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 120 - Les théâtres de l'émotion
120

Ascanio Celes­ti­ni ne s’épanche pas sur son tra­vail. Il répond aux ques­tions qu’on lui pose mais préfère s’attarder sur ce qui le préoc­cupe vrai­ment : la sit­u­a­tion dra­ma­tique des pris­ons surpe­u­plées, par exem­ple. Les détenus qui ont moins d’espace que celui prévu par les nor­ma­tives européennes pour les cochons dans les éle­vages ; en Ital­ie, quar­ante pour­cent des détenus sont en attente de procès (donc non con­damnés), et un tiers sont tox­i­codépen­dants. 

Ren­con­tr­er Ascanio ou assis­ter à un de ses spec­ta­cles c’est pren­dre de plein fou­et des prob­lé­ma­tiques qui nous con­cer­nent mais qu’on a ten­dance à écarter — par lâcheté, paresse…

Il nous plonge tête la pre­mière dans des sit­u­a­tions dont nous ne sommes pas fiers. Il nous démon­tre par a+b qu’il n’y a pas de quoi rire. Tout en nous faisant rire aux éclats.

Lorsque je le ren­con­tre à Rome ce jour plu­vieux de févri­er dernier il est en face de moi, comme au théâtre. Assis, con­cen­tré, souri­ant. Il fait peu de gestes. Le décor est sobre. C’est un théâtre de mots, comme l’aimait Pasoli­ni. Un théâtre qui nous par­le de nous, de nos para­dox­es, de nos faib­less­es. Les his­toires qu’il nous racon­te nous ren­voient à notre imag­i­naire, à notre mémoire, indi­vidu­elle et col­lec­tive. 

Un théâtre sur écoute

En étu­di­ant avec minu­tie les dossiers des procès tenus con­tre Menoc­cio, le meu­nier d’un petit vil­lage du Frioul, con­duit au bûch­er par un tri­bunal de l’Inquisition en rai­son de ses con­cep­tions méta­physiques jugées héré­tiques, le grand his­to­rien ital­ien Car­lo Ginzburg ouvre la voie à la  « micro­his­toire ». Las des sources his­toriques tra­di­tion­nelles qui n’évoquaient, d’après lui, que la « cul­ture des vain­queurs », il a dévelop­pé une méth­ode d’analyse des indi­vidus et de leurs com­porte­ments pour faire émerg­er les pra­tiques sociales et cul­turelles.

Ascanio Celes­ti­ni, anthro­po­logue de for­ma­tion, s’est engouf­fré dans cette voie et a dévelop­pé un théâtre de nar­ra­tion très par­ti­c­uli­er. Il part d’une minu­tieuse récolte de témoignages de ces « vain­cus » de l’histoire, des opprimés, des mar­gin­aux, et les racon­te seul sur scène, en un fais­ceau de réc­its qui s’emboîtent et lais­sent au spec­ta­teur le soin d’ouvrir son imag­i­naire et de pro­duire ses pro­pres images. Le spec­ta­teur ain­si sol­lic­ité réac­tive les images don­nées par Ascanio de façon per­son­nelle et autonome.

Celes­ti­ni est quelque part lui-même ce Menoc­cio des temps mod­ernes, et, s’il n’est pas envoyé au bûch­er, il monte de son plein gré sur les planch­es sans crain­dre de se faire brûler. Se cachant der­rière les dis­cours de per­son­nages imag­i­naires, il remet sub­tile­ment en ques­tion des sché­mas aux­quels on est habitués depuis tou­jours. 

« Au départ je voulais être jour­nal­iste », nous dit-il, « puis je me suis ren­du compte que le théâtre m’amusait beau­coup plus. Le théâtre, c’est l’autre face du tra­vail anthro­pologique. D’un côté tu recueilles et de l’autre tu donnes vie sur scène à ces mots que tu as enten­dus. » Sur scène, il con­fronte et super­pose les his­toires qu’il a enten­dues et pro­duit ain­si une sorte de con­tre his­toire relue par le bas.

Très con­nu en Ital­ie, notam­ment par ses inter­ven­tions télévi­suelles (dans des émis­sions comme Par­la con me, devenu the show must go off), ses chroniques (dans l’hebdomadaire Il Ven­er­di de La Repub­bli­ca par exem­ple), ses films, romans, pièces de théâtre, chan­sons, il est devenu aujourd’hui le chantre des opprimés, qu’ils soient pris­on­niers, « fous », employés de call cen­ter, ouvri­ers, ces exclus qui n’ont jamais la pos­si­bil­ité de s’exprimer et qui refusent de recon­naître le lan­gage du pou­voir. En faisant exis­ter ces paroles minori­taires, Celes­ti­ni mène un véri­ta­ble tra­vail de résis­tance.

En Bel­gique, c’est lors du deux­ième Fes­ti­val de Liège que Jean-Louis Col­inet invite Celes­ti­ni avec Fab­bri­ca. À tra­vers les let­tres qu’un ouvri­er engagé par erreur écrit à sa mère, Fab­bri­ca racon­te l’histoire de Faus­to, chef manoeu­vre dans une usine en Ital­ie à la fin de la deux­ième guerre mon­di­ale. Comme à son habi­tude, pour con­stru­ire son réc­it l’auteur est par­ti d’une abon­dante récolte de témoignages des ouvri­ers de cette époque. 

En 2005, Pietro Piz­zu­ti monte au Rideau de Brux­elles la ver­sion traduite par Kath­leen Dulac avec Ange­lo Bison comme inter­prète et, en 2009, ce même théâtre con­sacr­era tout un « Automne » à l’auteur ital­ien. La même année, Charles Tord­j­man choisira de mon­ter ce texte comme dernier spec­ta­cle en tant que directeur de la Man­u­fac­ture de Nan­cy. Il invit­era sur scène la chanteuse et eth­no­mu­si­co­logue Gio­van­na Mari­ni, per­son­nal­ité bien con­nue en Ital­ie, amie de Pasoli­ni et spé­cial­iste des chan­sons pop­u­laires.

Plus récem­ment, Dis­cours à la Nation, écrit par Celes­ti­ni et inter­prété par David Mur­gia, a rem­porté à Brux­elles le Prix de la cri­tique et à Avi­gnon le Prix du Pub­lic Fes­ti­val Off.

Une radicalité poétique

Le théâtre d’Ascanio Celes­ti­ni n’est ni com­pas­sion­nel ni nos­tal­gique. C’est un théâtre sub­jec­tif qui exprime un point de vue, le sien. Son dis­cours poli­tique n’est pas frontal, il investit émo­tion­nelle­ment le spec­ta­teur qui prend part à ses con­fi­dences et en ressort ren­for­cé, avec l’impression d’avoir vécu une com­mu­nion pro­fonde. Il récrée le lien sym­bol­ique trans­mis par cet art ances­tral du con­te qui exis­tait aupar­a­vant dans chaque com­mu­nauté, dans chaque famille, et qui est aujourd’hui détru­it, pour beau­coup, par la cul­ture de masse. 

Ascanio Celestini
en «action-récitation»
à Rione Monti, piazza
Madonna dei Monti,
dans le centre de Rome,
en mai 2005.
Photo M.Iacovelli-F.Zayed /
Spot the Difference.
Ascanio Celes­ti­ni en « action-réc­i­ta­tion » à Rione Mon­ti, piaz­za Madon­na dei Mon­ti, dans le cen­tre de Rome, en mai 2005.
Pho­to M.Iacovelli‑F.Zayed / Spot the Dif­fer­ence.

Son sin­guli­er regard sur le monde, loin des dis­cours habituels et très ancré dans le présent donne à son théâtre un car­ac­tère poli­tique : « Mon théâtre est poli­tique parce qu’il mon­tre qu’il y a une autre façon de regarder les choses. Qu’il y a un point de vue qui vient du bas. Une quo­ti­di­en­neté de l’histoire »1.

Il évite le didac­tisme avec élé­gance et, s’il abor­de des sujets graves, c’est tou­jours avec légèreté et beau­coup d’humour. Par son auto-ironie cinglante, il est le digne héri­ti­er de L’Arioste du Roland furieux mais ses poèmes épiques inspirés des « petites gens », des déclassés de l’humanité, bien qu’ils se réfèrent à un passé absolu, exi­gent un juge­ment présent. Car ils nous par­lent d’aujourd’hui, à tra­vers la mémoire : « La mémoire est lit­téra­ture. Elle est la lit­téra­ture qui racon­te l’histoire des êtres humains. Leurs vies. »2

Quand on se voit près de Cam­po dei Fiori, on com­mence donc à par­ler des pris­ons. Il est inqui­et du sort imputé aux détenus de la prison de Mari­na del Tron­to, une « super prison » réservée aux ter­ror­istes des Brigades rouges. Il repart ensuite sur la sit­u­a­tion des hôpi­taux psy­chi­a­triques, thème de prédilec­tion de son texte La Pec­o­ra nera (La Bre­bis galeuse, traduit par Olivi­er Favier et pub­lié aux édi­tions du son­neur). 

Ensuite, il me racon­te une anec­dote sig­ni­fica­tive : il est avec son fils (env­i­ron huit ans) et un ami de son fils dans la voiture. Ils voient par la fenêtre une mai­son. Ascanio dit : « Vous avez vu cette mai­son, comme elle est belle ! J’aimerais bien habiter une mai­son comme ça ». Le copain de son fils, adepte d’arts mar­ti­aux, réag­it : « Je vais ren­tr­er dedans et chas­s­er les habi­tants avec des supers pris­es de Kung fu ». Le fils d’Ascanio : « moi je vais ren­tr­er dedans et jouer telle­ment au piano qu’ils vont finir par par­tir ». Et l’autre répond : « oui mais tu dois jouer fort et faux ! ». 

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Portrait
Ascanio Celestini
3
Partager
Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements