Claude Schmitz : croire en sa fiction

Entretien
Théâtre

Claude Schmitz : croire en sa fiction

Entretien avec le metteur en scène bruxellois, auteur d’une oeuvre ambitieuse et protéiforme

Le 27 Avr 2014
Kate Moran dans MELANIE DANIELS, Kunstenfestivaldesarts, Théâtre La Balsamine, 2013. Photo Marie- Françoise Plissart.
Kate Moran dans MELANIE DANIELS, Kunstenfestivaldesarts, Théâtre La Balsamine, 2013. Photo Marie- Françoise Plissart.

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Kate Moran dans MELANIE DANIELS, Kunstenfestivaldesarts, Théâtre La Balsamine, 2013. Photo Marie- Françoise Plissart.
Kate Moran dans MELANIE DANIELS, Kunstenfestivaldesarts, Théâtre La Balsamine, 2013. Photo Marie- Françoise Plissart.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 120 - Les théâtres de l'émotion
120

Antoine Laubin : Par­mi les met­teurs en scène ayant com­mencé à mon­tr­er leur tra­vail durant ces dix dernières années en Bel­gique fran­coph­o­ne, tu es prob­a­ble­ment celui pour qui la notion d’oeuvre est la plus cen­trale. Tes spec­ta­cles se répon­dent directe­ment les uns aux autres…

Claude Schmitz : J’ai con­science que cha­cun de mes spec­ta­cles répond au précé­dent. Et en même temps, je pense que chaque spec­ta­cle con­stitue une rup­ture. Je n’ai jamais tra­vail­lé à par­tir d’un auteur de théâtre, donc je pars tou­jours de l’en­droit que j’ai quit­té. Par exem­ple, entre Ameri­ka et The Inner worlds, je me suis dit « qu’est-ce qui arriverait au per­son­nage du fils d’Amerika vingt ans plus tard s’il était resté seul dans ce ter­ri­toire qu’il a créé ? ». Et ce per­son­nage, on peut dire que c’est moi. Le spec­ta­cle avec le Groupov1 est un peu une excep­tion dans ce par­cours, mais, glob­ale­ment, j’aime suiv­re des motifs et des per­son­nages. Je con­state aus­si une cohérence par rap­port à ce que je vis dans ma vie, tant dans un rap­port per­son­nel que dans un rap­port à l’institution. Même si je les masque par la fic­tion, je pars sou­vent d’histoires assez intimes. Cette fron­tière entre la fic­tion et le réel me pas­sionne. C’est une des raisons pour lesquelles je tra­vaille avec des acteurs non pro­fes­sion­nels. Je crois qu’il y a deux types d’ac­teurs qui m’intéressent : les acteurs vir­tu­os­es, type Bran­do, telle­ment forts qu’ils racon­tent tou­jours un moment de leur vie en même temps que la fic­tion qu’ils pren­nent en charge, et, à l’op­posé, ceux qui ne sont pas du tout acteurs et ne peu­vent faire qu’une chose : racon­ter ce qu’ils sont. Ces deux extrêmes se rejoignent. Entre les deux, il y a les acteurs « couteaux suiss­es », qui m’intéressent moins. Il y a un endroit où la vir­tu­osité et l’amateurisme se rejoignent et peu­vent se ren­con­tr­er. À mon sens, toute fic­tion manque quelque chose si elle ne présente pas aus­si un aspect doc­u­men­taire.

A. L. : Exam­inons ton par­cours chronologique­ment. Dès ton pre­mier spec­ta­cle pro­fes­sion­nel, l’étiquette de « créa­tion con­tem­po­raine » t’était accolée et l’ambition de métapho­ris­er le réel s’af­fichait claire­ment. Quel a été le chemin qui a précédé cela ?

C. S.: Je suis sor­ti en 2003 de l’In­sas. D’une manière ou d’une autre, j’ai tou­jours ten­té d’ex­primer des choses à tra­vers un medi­um, par le dessin, le ciné­ma ou le théâtre. Le théâtre n’a jamais été une fin en soi pour moi, j’y suis arrivé un peu par acci­dent. Je suis d’abord un cinéphile avant d’être un ama­teur de théâtre. Quand j’avais douze ans, j’étais dans un inter­nat où on nous pro­je­tait chaque mer­cre­di des films dans la salle de sport. J’y ai vu des Kuroza­wa, des Ken Loach, des Her­zog, des choses par­fois très vio­lentes. Sou­vent, il y avait telle­ment de chahut que les séances étaient inter­rompues avant la fin du film. Je voulais faire du ciné­ma et j’ai réal­isé quelques films en super 8. Plus tard, j’ai ter­miné mes études sec­ondaires dans une école artis­tique. J’y ai fait l’ac­teur dans la troupe de théâtre de l’é­cole ain­si qu’une pre­mière ten­ta­tive de mise en scène. Ensuite j’ai suivi des amis et je me suis inscrit à l’I­AD où j’ai passé un an. Durant cette année-là, hors de l’école, j’ai mis en scène Zoo sto­ry d’Ed­ward Albee, qu’on répé­tait dans la Gare du Nord à Brux­elles, dans les salles d’attente sur les quais. Je me suis vite dit que mon­ter ce texte d’Al­bee ne me parais­sait pas très créatif. Je trou­vais mon apport assez pau­vre. Au final, j’avais ajouté deux per­son­nages à la pièce. C’est à ce moment-là que je me suis dit que, dis­tor­dant ce que l’au­teur avait écrit, il était peut-être préférable que j’invente mes pro­pres his­toires. Ça a été le pre­mier déclic. Puis, je me suis fait remerci­er de l’I­AD et, en arrivant à l’In­sas, le deux­ième déclic a été de décou­vrir le tra­vail de Kan­tor. J’ai lu ses écrits et décou­vert son par­cours, qui m’a pas­sion­né. Voilà quelqu’un qui venait des arts plas­tiques et arrivait au théâtre comme créa­teur, racon­tant des his­toires qui lui étaient per­son­nelles, par ailleurs, il tra­vail­lait sou­vent avec des non-acteurs. Au-delà de ça, je n’étais pas très intéressé par des met­teurs en scène comme par exem­ple Peter Brook ou Vitez, qui ne me touchaient pas vrai­ment. La manière dont Kan­tor s’était emparé du médi­um théâtre pour créer quelque chose d’unique me pas­sion­nait beau­coup plus. Comme Pasoli­ni dans son rap­port très libre au ciné­ma me pas­sion­nera plus tard. En arrivant à l’In­sas, j’ai été assez déprimé de ne pas faire tout de suite de la mise en scène. Dès la deux­ième année, j’ai mon­té hors école un spec­ta­cle de créa­tion, très inspiré par la démarche de Kan­tor. L’ex­péri­ence a été déter­mi­nante. Ensuite, pour mon tra­vail de fin d’é­tudes, je me suis un peu dégagé de l’in­flu­ence de Kan­tor – c’était devenu néces­saire –  tout en en gar­dant les fon­da­men­taux. Puis j’ai fait un pre­mier spec­ta­cle à L’Épon­gerie à Brux­elles, pour lequel j’avais eu un peu d’ar­gent de la com­mis­sion d’aide aux pro­jets théâ­traux, un ovni qui tra­vail­lait sur le grotesque et que très peu de gens ont vu. À cette époque, j’ai com­mencé à rédi­ger la par­ti­tion scénique d’Ameri­ka en pen­sant que je ne pour­rais jamais le faire. Je suis allé trou­ver Antoine Pick­els à la sor­tie d’un de ses cours à la Cam­bre et il a décidé de pro­gram­mer Ameri­ka aux Halles de Schaer­beek, dans la grande Halle, ce qui était dingue de sa part puisque j’étais totale­ment incon­nu. Per­son­ne à sa place n’aurait fait ça. Ça a été une sorte de mir­a­cle : Lou Cas­tel a accep­té le pro­jet pour un salaire de mis­ère, la nou­velle direc­tion des Halles a soutenu le pro­jet, tout le monde a beau­coup tra­vail­lé et le spec­ta­cle a été très bien reçu. Après, tout est devenu beau­coup plus com­pliqué évidem­ment !

A. L. : Com­ment as-tu procédé pour créer Ameri­ka ?

Annette Sachs et Marie
Bos dans AMERIKA, mise
en scène Claude Schmitz,
Les Halles de Schaerbeek,
2006.
Photo Marie-Françoise
Plissart.
Annette Sachs et Marie Bos dans AMERIKA, mise en scène Claude Schmitz, Les Halles de Schaer­beek, 2006.
Pho­to Marie-Françoise Plis­sart.

C. S. : Je croy­ais faire une métaphore sur le Onze sep­tem­bre et finale­ment c’est un spec­ta­cle qui par­le de mon rap­port au patri­ar­cat. En arrivant en répéti­tions le pre­mier jour, toute la par­ti­tion scénique était écrite. Chaque réplique, chaque déplace­ment étaient écrits, il n’y avait pas de place pour l’improvisation. Ce désir-là de maîtrise a dimin­ué au fil du temps pour laiss­er plus de place aux êtres. La fron­tière entre réal­ité et fic­tion est dev­enue plus poreuse. Ou peut-être que je l’ai davan­tage con­sci­en­tisée. Au fur et à mesure des spec­ta­cles, j’ai accep­té de me laiss­er débor­der par les per­son­nes sur le plateau. Aujour­d’hui, le pre­mier jour de répéti­tions, je racon­te l’histoire aux acteurs, mais je ne leur donne aucun sup­port écrit. Ce qui fait que les acteurs n’ont qu’une con­science vague de ce que nous allons faire et que la place de l’accident est plus grande.

A. L. : On a du mal à imag­in­er que la par­ti­tion de Lou Cas­tel dans Ameri­ka ait été totale­ment écrite. La dimen­sion hyp­no­tique du spec­ta­cle vient d’abord de la ryth­mique très par­ti­c­ulière qu’il impose…

C. S. : J’étais allé chercher Lou Cas­tel après l’avoir vu dans les films de Bel­lo­chio et Fass­binder2, parce que je voulais une fig­ure qui ne soit pas iden­ti­fiée sur la scène belge. Je me suis retrou­vé con­fron­té à une sorte de bête de scène, qui résis­tait à ma par­ti­tion scénique. Nos rap­ports ont été très con­flictuels parce qu’il met­tait en ten­sion per­ma­nente le rap­port à la mise en scène que je ten­tais de lui impos­er. En fait son tra­vail était for­mi­da­ble parce qu’en lien direct avec mon sujet. La ten­sion qu’il ame­nait sur le plateau était pal­pa­ble. Il était tou­jours à deux doigts de met­tre en échec la représen­ta­tion. Il impo­sait des flot­te­ments, des con­tretemps, ce qui était com­pliqué pour les autres acteurs. C’é­tait mag­nifique de le voir con­stam­ment au bord de la cat­a­stro­phe. C’est une des plus belles choses qui puis­sent arriv­er au théâtre : qu’on soit sur le fil. Ça pour­rait s’écrouler, mais ça ne s’écroule pas. C’était très juste aus­si par rap­port à son rôle et à l’é­tat de ter­reur qu’il crée dans la famille vis-à-vis des autres acteurs et des spec­ta­teurs. Cette ten­sion et le doute des spec­ta­teurs sur sa nature ont fait la par­tic­u­lar­ité du spec­ta­cle.

A. L. : Ameri­ka, comme les spec­ta­cles suiv­ants, est con­stru­it autour d’une pro­gres­sion très cir­cu­laire, cyclique. Ça avance par boucles, ce qui ampli­fie la dimen­sion hyp­no­tique.

C. S. : La struc­ture cyclique est emprun­tée aux con­tes. Les événe­ments se répè­tent par trois fois comme dans les con­tes. Il faut deux échecs pour que les choses se résol­vent. La Psy­ch­analyse des con­tes de fée de Bet­tel­heim m’a beau­coup intéressé et a mar­qué mon écri­t­ure. J’écris sou­vent des rêves éveil­lés. L’imaginaire du spec­ta­teur est invité à se gref­fer sur les balis­es que je mets en place par l’image, le son et le texte.

A. L. : Le dip­tyque Le Souter­rain / Le Château qui com­pose le pro­jet suiv­ant, The Inner Worlds, cor­re­spond à cette déf­i­ni­tion et pos­sède une très forte dimen­sion psy­ch­an­a­ly­tique.

C. S. : Le petit tableau présent dans le spec­ta­cle est un por­trait qu’on a réal­isé de moi quand j’étais enfant et le château minia­ture que l’on voit dans le spec­ta­cle est la mai­son de mes grands-par­ents. J’ai tra­vail­lé de manière con­sciente avec un matéri­au famil­ial et per­son­nel pour racon­ter l’histoire d’un per­son­nage qui se débat avec son héritage et qui tente, par une démarche volon­tariste, donc rel­a­tive­ment arti­fi­cielle, de trou­ver un équili­bre. Ten­ter de maîtris­er les forces qui nous habitent est tou­jours un peu com­pliqué. Je voulais essay­er de com­pren­dre qui était le gamin peint sur le petit tableau. Je ne me recon­nais­sais pas. Et j’ai con­stru­it le spec­ta­cle autour de la ques­tion suiv­ante : qu’est-ce qui me sépare de ce petit garçon ? Mais cette quête per­son­nelle devait être acces­si­ble à d’autres, je ne voulais donc pas en faire quelque chose de plate­ment nar­cis­sique. D’où la fic­tion…

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Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
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