PULVÉRISÉS d’Alexandra Badea, mise en scène d’Aurélia Guillet et Jacques Nichet

Théâtre
Critique

PULVÉRISÉS d’Alexandra Badea, mise en scène d’Aurélia Guillet et Jacques Nichet

In and out (in Shanghai, Dakar, Bucarest and Lyon) :

Le 17 Avr 2014
Stéphane Facco dans PULVÉRISÉS d’Alexandra Badea, mise en scène par Aurélia Guillet et Jacques Nichet, Théâtre National de Strasbourg, février 2014. Photo Franck Beloncle. Photo du visage projeté Alfredo Caliz-Rea & Mathilde Germi.
Stéphane Facco dans PULVÉRISÉS d’Alexandra Badea, mise en scène par Aurélia Guillet et Jacques Nichet, Théâtre National de Strasbourg, février 2014. Photo Franck Beloncle. Photo du visage projeté Alfredo Caliz-Rea & Mathilde Germi.

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Stéphane Facco dans PULVÉRISÉS d’Alexandra Badea, mise en scène par Aurélia Guillet et Jacques Nichet, Théâtre National de Strasbourg, février 2014. Photo Franck Beloncle. Photo du visage projeté Alfredo Caliz-Rea & Mathilde Germi.
Stéphane Facco dans PULVÉRISÉS d’Alexandra Badea, mise en scène par Aurélia Guillet et Jacques Nichet, Théâtre National de Strasbourg, février 2014. Photo Franck Beloncle. Photo du visage projeté Alfredo Caliz-Rea & Mathilde Germi.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 120 - Les théâtres de l'émotion
120

« Tu te dis si c’est pas toi ça serait un autre 
Et que 900 yuans par mois c’est mieux que rien 
Et qu’un cir­cuit sur qua­tre-vingt est hors normes 
Et que c’est pas toi qui as fait le monde 
Et que c’est pas toi qui étab­lis les règles 
Et que c’est pas toi qui es coupable 
Et que c’est pas toi le respon­s­able de tout ça »

« Tu bouges dans ton fau­teuil sans arriv­er à t’en­dormir. Tu feuil­lettes un arti­cle au hasard et tu lis Ouvrière tex­tile en Inde le pire job du monde. 
Et tu vois une femme endormie sur sa machine à coudre, et une autre attachée à des per­fu­sions. 
Et tu lis (…)
Et tu lis encore (…)
Et tu bal­ances ta revue et tu te dis : Jamais de sous trai­tants en Inde. 
Et tu vas aux toi­lettes et tu te laves le vis­age et tu te bross­es les dents car bien­tôt L’Étude tech­nique de Bucarest va com­mencer. »

« Tu vois tout ce que tu as vu sans vouloir le voir, tu vois tout ce que tu as fait sem­blant de ne pas voir, tu vois tout ce qu’on t’a inter­dit de voir, tu vois tout ce que tu diras n’avoir pas vu. »

Deux acteurs — un homme, une femme (Stéphane Fac­co, Agathe Molière) ; qua­tre per­son­nages — deux hommes, deux femmes —, qua­tre pho­tos qui se for­ment et s’installent pour leur don­ner un vis­age sur les deux vastes écrans qui con­stituent la scéno­gra­phie du spec­ta­cle : qua­tre per­son­nages dont les deux acteurs se font alter­na­tive­ment les voix — voix elles-mêmes tra­ver­sées par, ou dia­loguant avec, d’autres voix, et sons. Voix intérieures et extérieures à la fois, corps et voix intimes même si déjà légère­ment décol­lés, étrangéi­fiés par l’usage du micro HF, à la fois comme absorbés par l’ombre et s’en détachant dans un sub­til tra­vail de lumière où le con­tre-jour domine et qui fait de l’espace dans lequel se trou­vent les corps par­lant à la fois un espace de dis­pari­tion et un espace men­tal, pris entre con­science et incon­science. Sous les regards vivaces des images fix­es, sus­pendues en plein mou­ve­ment et en pleine vie, qui leur don­nent iden­tité et sin­gu­lar­ité — en regard de ces regards —, Stéphane Fac­co et Agathe Molière incar­nent ce proces­sus d’étrangeté à soi-même que l’on nomme alié­na­tion. Et nous, spec­ta­teurs, nous y trou­vons véri­ta­ble­ment con­fron­tés — dans le même va-et-vient entre dis­tance et péné­tra­tion, non pas dans le con­fort d’un sur­plomb en fin de compte indif­férent mais face au proces­sus même de destruc­tion du sujet que peut pro­duire le tra­vail et sa divi­sion mon­di­al­isée : dans l’interpellation active que con­stitue le fait d’être à la fois devant et dedans l’enjeu humain d’une telle alié­na­tion à l’œuvre. Toute la réus­site et la force du dis­posi­tif, de la mise en scène et de la direc­tion d’acteurs de Pul­vérisés par Aurélia Guil­let et Jacques Nichet (avec Philippe Mar­i­oge pour la scéno­gra­phie, Nihil Bor­dures pour la créa­tion musi­cale et sonore, Jean-Pas­cal Pracht pour les lumières, Mathilde Ger­mi à la créa­tion vidéo) est dans cette capac­ité à ren­dre sen­si­ble une telle expéri­ence, à faire enten­dre et réson­ner le texte d’Alexandra Badea dans ce qu’il a de plus fort en man­i­fes­tant la den­sité humaine de ces paroles en cours de désin­gu­lar­i­sa­tion ; et à faire ain­si que, ni con­stat dénon­ci­a­teur qui ne mange pas de pain1 ni anec­do­ti­sa­tion pit­toresque, mais plongée au cœur même de ce qui se joue dans les êtres, cette man­i­fes­ta­tion de la déshu­man­i­sa­tion libérale con­tem­po­raine ne nous glisse pas sur les plumes, comme une page de jour­nal que l’on refer­merait pour, après un bref soupir impuis­sant, pass­er à autre chose.

"Agathe Molière dans PULVÉRISÉS
d’Alexandra Badea,
mise en scène par Aurélia Guillet et Jacques Nichet, Théâtre National de Strasbourg, février 2014.
Photo Franck Beloncle."
Agathe Molière dans PULVÉRISÉS d’Alexandra Badea, mise en scène par Aurélia Guil­let et Jacques Nichet, Théâtre Nation­al de Stras­bourg, févri­er 2014.
Pho­to Franck Belon­cle.

Ce sont qua­tre mono­logues, qui se suc­cè­dent et alter­nent, que présente la pièce d’Alexandra Badea, sai­sis­sant au présent les pen­sées et sen­sa­tions de qua­tre per­son­nages aux pris­es avec le sen­ti­ment d’étrangeté à soi-même, le proces­sus d’aliénation et de déshu­man­i­sa­tion du tra­vail de l’entreprise glob­al­isée. Deux « H » (hommes) et deux « F » (femmes) déjà privés de dénom­i­na­tions autres que l’appellation tech­nocra­tique de leurs fonc­tions : « Respon­s­able Assur­ance Qual­ité Sous-trai­tance Lyon H », « Ingénieur d’Études et de développe­ment Bucarest F », « Super­viseur de plateau (Team-leader) Dakar H », « Opéra­teur de fab­ri­ca­tion Shang­hai F ». Ils par­ticipent sans se con­naître, aux qua­tre coins de la planète, de la même chaîne de con­cep­tion, de fab­ri­ca­tion et de vente d’une grande entre­prise de télé­com­mu­ni­ca­tion, pris dans une grande machine où ils ne sont que des petits points et des fonc­tions objec­tivées et imper­son­nal­isées. Der­rière deux d’entre eux (les Occi­den­taux : la Roumaine et le Français, qui, à la dif­férence des autres, voy­age de pays en pays, d’escale inter­na­tionale en escale inter­na­tionale, au point d’être comme dans un jet­lag per­pétuel), une famille — mod­èle, con­ven­tion­nelle — et des crédits à rem­bours­er ; der­rière les deux autres, des dor­toirs, des employés qu’ils recru­tent et exploitent (le Séné­galais), ou d’autres ouvrières à la chaîne avec lesquelles, après les longues heures de tra­vail mécanique, on danse par­fois pour oubli­er le vide et libér­er les corps et les esprits épuisés (la Chi­noise, seize ans). Et dans les paroles et le quo­ti­di­en de tous, l’artificialité ravageuse des mots et du lan­gage de l’entreprise et du man­age­ment, les instru­ments tech­niques de com­mu­ni­ca­tion à dis­tance et de con­trôle qui relient les êtres dans la sépa­ra­tion : web­cams, caméras de sur­veil­lance… Et quelques rêves ou fan­tasmes, for­matés ou non, comme échap­pa­toires.

La sin­gu­lar­ité du texte d’Alexandra Badea est de faire par­ler ces per­son­nages à la deux­ième per­son­ne du sin­guli­er, et de saisir ain­si leur per­cep­tion (des choses et des sit­u­a­tions, de leurs réac­tions à celles-ci, d’eux-mêmes) dans un présent perçu comme extérieur mais pour autant sans dis­tance : « Tu ouvres les yeux / Paupières lour­des / Ton corps glisse sur le drap / Con­trac­tion du grand adduc­teur / (…) Tu ouvres les yeux et tu les refer­mes / Agres­sion de l’environnement / L’odeur du lit ne t’appartient pas / Rien ne t’appartient ici / (…) / Paumé dans un décalage horaire improb­a­ble tu allumes la télé », débute ain­si, par exem­ple, le Respon­s­able Assur­ance Qual­ité sous-trai­tance, se réveil­lant dans une cham­bre d’hôtel inter­na­tionale qu’il n’identifie d’abord pas. Une telle descrip­tion ne serait que clin­ique, n’était juste­ment ce « tu », les sen­sa­tions, et le décalage que ces réc­its mono­logués expri­ment entre la sur­vivance d’une con­science et d’une indi­vid­u­al­ité et la déshu­man­i­sa­tion pro­duite par l’isolement et le fait d’être pris dans le cycle infer­nal de la divi­sion du tra­vail mod­erne, ses critères froids et sa langue fac­tice.

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Alexandra Badea
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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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