Depuis près de deux saisons et demie, les bas-fonds de Kinshasa à tout moment et à tous leurs points cardinaux m’offrent, comme lits, leurs rues à peau de pierres, de détritus et de poussières…
Je suis un shegué, enfant chassé du taudis familial, enfant d’errance et de personne devant l’Éternel et devant une multitude d’ombres déguisées en êtres humains qui, tout en étant poursuivis par des cauchemars inépuisables, broutent, de leurs pas de vers processionnaires, des rêves fuyants…
– Va ailleurs, sorcier, avant de penser à nous, tels sont les mots de mes géniteurs, ce soir d’il y a plus ou moins une année. C’est sous une pluie battante qu’ils m’ont expulsé de leur bicoque semblable à une boîte de conserve rouge de rouille et de saisons. Un homme
de Dieu, autoproclamé le prophète des Nations, leur avait appris que mon ventre logeait une femme de nuit, démone cannibale aux dents de sabre et aux yeux couleur d’amarante…
…Ah, Kinshasa de bas-fonds ténébreux de jour et ténébreux de nuit écartelés de peurs, de superstitions et de vérités contrefaites, Dieu de colère, Satan le dévoreur ; esprits malfaisants possédant chats tout de noir vêtus, crapauds obèses de pustules, lézards à tête de brasier ; traditions vénérables accusées d’être maléfiques ; multitude d’églises et de temples bouffis de clameurs vides d’amour envers tout être vivant et captives de leur nombril, attendant, de leur Sauveur, bouffe, mariage, fortune, et visa pour des paradis au-delà de la mer et de l’océan.
L’aube les chasse de leur grabat pour des sentiers, chemins et boulevards de débrouille, ouendzé, magasins, grand marché et, surtout, centre-ville où semble danser toute la plénitude du Monde : boulot, pognon, habits, sons, couleurs, parfums, machines de toutes sortes de formes, géants verticaux de verre, d’acier et de béton nommés hôtels, banques, administrations, officines, ou centaines de baraques trapues tour à tour verrues, ecchymoses et champignons de bois, de pisé et de ferrailles étalant, à même le sol, toutes sortes de denrées prêtes à être avalées, dont une eau noire et fumante appelée café…
Un matin, de loin j’ai vu mon père dans un ces malewa au milieu d’une dizaine d’ombres qui, sans doute, devaient être aussi des pères. Entre ses mains, espèces de tenailles largement ouvertes, il serrait une sorte de pain une fois et demie plus gros que son avant-bras, pain qu’il déchirait de ses dents de faucilles, morceau après morceau. Puis, de sa bouche en forme d’entonnoir, il engloutissait ces morceaux après les avoir noyés à demi dans un liquide brunâtre de café et de lait contenu dans un gobelet de la taille presque d’un seau. Tout souriant, il exhibait ses crocs en laissant couler, des commissures de ses lèvres, une traînée jaunâtre semblable à un vermisseau qu’il lapait ensuite d sa langue ressemblant, au loin, à celle d’un serpent- minute. Ses mots à ma mère me bondirent soudain
à la mémoire quand, au premier chant du coq, il parvenait à s’arracher de son sommeil spongieux de bière prise la veille :
– Nous devons de nouveau serrer le ventre aujourd’hui. On n’est pas encore payé et le dernier billet que j’avais, l’Esprit saint me l’a réclamé hier. Il nous faut contribuer aussi à l’édification des âmes et de l’église, n’est-ce pas ?
– Amen, répondait ma mère.
Une fois ses mots vomis, il poussait ses pas à demi vacillant de limace sur des pavés et asphaltes pour un combat interminable de survie…