Sourire en regardant tomber la pluie

Parole d’artiste

Sourire en regardant tomber la pluie

Le 10 Juil 2014
Antoine Vumilia dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire mise en scène Christian Schiaretti, TNP, 2013. Photo Michel Cavalca.
Antoine Vumilia dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire mise en scène Christian Schiaretti, TNP, 2013. Photo Michel Cavalca.

A

rticle réservé aux abonné.es
Antoine Vumilia dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire mise en scène Christian Schiaretti, TNP, 2013. Photo Michel Cavalca.
Antoine Vumilia dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire mise en scène Christian Schiaretti, TNP, 2013. Photo Michel Cavalca.
Article publié pour le numéro
Couverture du 121-122-123 - Créer à Kinshasa
121 – 122-123

Été pour­ri en per­spec­tive !, pen­sa Ndona. On était en début d ́après-midi et depuis deux heures une pluie fine s ́écra­sait paresseuse­ment sur les toits du quarti­er Matonge de Brux­elles avant d’aller mourir sur les chaussées désertes. Des lamen­ta­tions de vieilles per­son­nes, se dit-elle. C’ est ain­si qu’on désigne dans son Bunia natal ces crachins qui n ́en finis­sent pas de tomber. Faibles et inter­minables comme les lamen­ta­tions de vieilles per­son­nes.

Elle avait trente-cinq ans et durant presque toute sa vie, elle avait entretenu un rap­port assez étrange avec la pluie. À douze ans elle était par­tie vivre auprès d’un oncle à Kin­shasa. Là-bas, ado­les­cente, elle ne trou­vait pas les mots pour con­fess­er devant ses petites cama­rades sans devoir paraître ridicule, qu ́elle accom­pa­g­nait la pluie de bout en bout de ses larmes de joie en pen­sant à sa ville natale et à la beauté de ses petites collines vertes ser­pen­tées de sen­tiers rouges au pied des Monts Bleus. Il n ́était même pas néces­saire qu’il plût en réal­ité. Il lui suff­i­sait de penser à la pluie pour que le mécan­isme s ́enclenchât. Elle avait con­servé, ou plutôt créé dans sa mémoire une image idyllique de Bunia. Devenir plus tard jour­nal­iste et y avoir plusieurs fois séjourné n ́y avait rien changé. Le fait est que l ́esprit de Ndona avait envelop­pé le Con­go, cet agré­gat mal fichu de langues, de cul­tures et de géo­gra­phies qui me sert de nation, comme elle désig­nait son pays, d’un voile fait du lyrisme, et l ́aimait d ́un amour pla­tonique, au même titre que Bunia. En réal­ité les deux entités se con­fondaient. Mais comme elle avait du mal à fan­tas­mer sur un pays dans la cap­i­tale duquel elle vivait chaque jour dans sa chair la détestable réal­ité faite de guer­res, de cor­rup­tion et de médi­ocrité, Bunia était l’arbre qu ́elle avait lais­sé pouss­er et qu ́elle voulait se con­va­in­cre que c’était bien là la forêt. La pluie avait été égale­ment pour elle un moment priv­ilégié de com­mu­nier avec l ́esprit de sa mère. Nika – lisez Véronique – avait trou­vé la mort dans un acci­dent de la route alors que Ndona n ́avait que deux ans. Tan­dis que son entourage était con­va­in­cu qu’elle igno­rait tout de sa géni­trice, la fille savait que Petite Maman Nika accom­pa­g­nait cha­cun de ses pas. Elle dia­loguait avec cet ange gar­di­en pen­dant qu’il pleu­vait, comme on par­le à un être de chair et de sang. C ́était son secret. C ́était son bon­heur.

Une légère tem­pête se mit à souf­fler. Un cou­ple de vieux tra­ver­sa la rue en clop­inant sous la flotte. Ndona recon­nut les Ngo­ma, qui habitaient l ́immeu­ble en face. L’homme était ingénieur et la femme infir­mière. Dix ans aupar­a­vant ils vivaient dans le Bas-Con­go, fief du Bun­du dia Kon­go, un mou­ve­ment politi­co-religieux aux vel­léités séces­sion­nistes, dont ils étaient des adeptes. À l ́occa­sion de con­tes­ta­tions postélec­torales la police avait per­pétré des mas­sacres par­mi les pop­u­la­tions de la province, et les Ngo­ma recher­chés avaient dû se réfugi­er en Bel­gique. Ils étaient sans emploi depuis. La jour­nal­iste allait sou­vent ren­dre vis­ite au cou­ple, qui chaque jour un peu plus dés­espérait de ne jamais retourn­er dans le Bas-Con­go pour pleur­er ses morts. Et l ́annonce de nou­velles élec­tions dans une année fai­saient crain­dre de nou­veaux mas­sacres.

***

C’était bien la qua­trième fois que Ndona retour­nait dans sa ville natale, mais la pre­mière fois qu’elle y venait seule. Les fois précé­dentes, c ́était tou­jours en mis­sion avec une délé­ga­tion de jour­nal­istes de Radio Okapi, l ́organe de presse de la mis­sion des Nations Unies au Con­go, la fréquence de la paix, comme van­tait la réclame. Plutôt que de descen­dre à l ́hôtel, elle logeait dans la con­ces­sion famil­iale avec son père et la nou­velle famille que ce dernier avait fondée après le départ de tous les enfants de Nika. Pour une rai­son qu ́elle n ́arrivait pas encore à s ́expli­quer, elle n ́était jamais allée vis­iter la tombe de sa Nika. Mais c ́était décidé, cette fois était la bonne ! Elle venait de se lancer comme indépen­dante après avoir démis­sion­né de Radio Okapi, et de quelle manière ! Boulever­sée par ces événe­ments, elle reve­nait pour un séjour de plusieurs semaines dans la région de l ́Ituri avec pour objec­tif de boucler une impor­tante inves­ti­ga­tion certes, mais aus­si pour se sen­tir plus proche des siens. Tout avait com­mencé avec les élec­tions générales qui venaient de s ́achev­er sur la vic­toire proclamée du par­ti au pou­voir. L ́oppo­si­tion avait crié à la fraude et à des assas­si­nats poli­tiques, mais ses preuves n ́étaient vis­i­ble­ment pas solides. Les obser­va­teurs inter­na­tionaux, con­scients des enjeux et de la fragilité de la paix dans le pays, avaient dressé leurs con­clu­sions en des ter­mes telle­ment sibyllins qu ́ils pou­vaient sig­ni­fi­er à la fois une chose et son con­traire.

Les tarés ! J imag­ine qu ils pren­nent ça pour une preuve de finesse d esprit ! avait lancé une Ndona furieuse au cours d ́une réu­nion de tra­vail. Con­nais­sant son tem­péra­ment boute­feu, per­son­ne autour de la table n ́avait souhaité réa­gir. De son côté elle avait con­tin­ué à men­er patiem­ment une enquête qui très prob­a­ble­ment allait con­clure sur l ́exis­tence de fraudes mas­sives et d ́assas­si­nats poli­tiques tels qu ́il ne serait plus logique­ment pos­si­ble de ne pas remet­tre en ques­tion les résul­tats offi­ciels. Elle avait réus­si à accéder à des preuves matérielles trou­blantes. Il ne lui restait que de com­pléter son tra­vail avec des don­nées qu ́elle devait aller chercher dans la région de Bunia. Elle avait envoyé des épreuves de son tra­vail encore en chantier au directeur de rédac­tion, elle avait demandé un ordre de mis­sion pour Bunia. Le soir même elle fut con­vo­quée au bureau par le directeur de la radio en per­son­ne, qui vis­i­ble­ment s ́efforçait de rester calme, et dont le dis­cours fut poli mais ferme :

Vous êtes l une de nos meilleurs grands reporters. Vous avez sou­vent pro­duit un tra­vail de qual­ité qui a con­tribué à la renom­mée de cette radio. Et ma foi, je dois avouer que le tra­vail que vous m avez fait par­venir ne déroge pas à cette habi­tude ! Néan­moins une chose sem­ble vous avoir échap­pé cette fois : nous sommes une radio des Nations-Unies, nous sommes une radio qui œuvre pour la paix. Par con­séquent nous ne pou­vons pas nous per­me­t­tre de tenir un dis­cours aux antipodes de la posi­tion offi­cielle des Nations-Unies, ou pis, livr­er des pub­li­ca­tions qui peu­vent com­pro­met­tre la paix déjà très frag­ile dans ce pays qui sort tout juste d une longue guerre…

Une guerre dans laque­lle sans doute vous aimeriez tant le voir rep­longer, hein ? Pas de guerre, pas de mis­sion des Nations-Unies et donc pas besoin de votre radio. C est ça le cal­cul ? Eh bien patron, je t emmerde !

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Parole d’artiste
Marc-Antoine Vumilia Muhindo
Partager
Antoine Vumilia
Né dans l ́est de la République Démocra- tique du Congo, Antoine Vumilia est auteur,...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements