IL FAUT TOUJOURS se méfier des superlatifs. Exercer un regard critique, c’est analyser, prendre distance. Pour moi, ce sera toujours avant tout faire partager l’émotion ressentie, et engager le lecteur, l’interlocuteur, l’ami, à aller voir…
Pas de réserve donc ici pour avancer qu’avec cette ALCINA, j’ai eu le sentiment de la rencontre magistrale de deux immenses artistes : Georg Friedrich Händel (1685 – 1759) et Katie Mitchell (1964).
Avec TRAUERNACHT créé au festival d’Aix-en- Provence en 20141, Mitchell avait réussi un bouleversant travail de mise en scène à partir d’extraits de cantates de Jean-Sébastien Bach. Elle avait imaginé à partir de celles-ci une narration théâtrale, une sorte de récit, où apparaissaient une famille, un père et ses enfants. Les chanteurs incarnaient ces personnages sans ajouts d’autres textes et réussissaient à faire partager par la musique et les relations qu’ils tissaient entre eux la dimension métaphysique de la mort.
Avec ALCINA, la trame narrative existe. La force de la mise en scène sera de lui donner une dimension contemporaine, réaliste, sans évacuer les éléments oniriques et magiques contenus dans le livret. Comme souvent à l’opéra, celui-ci n’est pas d’un intérêt considérable (dans un entretien Katie Mitchell le considère même avec humour de « ridiculous » et décousu). La metteure en scène va davantage s’appuyer sur la beauté de la musique et les émotions qu’elle fait naître pour développer son propre récit.
Il y a dans les opéras de Händel, même dans ceux qu’on rattache à la série des œuvres « magiques », une part d’ombre qui perce sous la séduction et le charme des arias. La musique d’ALCINA dégage une mélancolie qui va donner le ton général au spectacle.
Les sauts dans le temps
La création de l’opéra a eu lieu en 1735 ; le livret s’inspirait de l’ORLANDO FURIOSO de L’Arioste écrit deux cents ans plus tôt…
La scénographie que nous découvrons au lever du rideau suggère une époque mixte où se dérouleraient les évènements – les années 1920 – et en même temps, nous sommes aujourd’hui.
La metteure en scène joue avec les périodes de l’histoire et nous confronte à l’impossible maîtrise de la fuite du temps. L’idée fascinante de dédoubler les deux protagonistes principales, Alcina et Morgana, en jeunes femmes désirantes et désirables, et en femmes vieillies et marquées par le passage des années, états qu’elles endossent et quittent en une fraction de seconde par un astucieux (et très théâtral) jeu de portes, nous ramène au cœur de la condition humaine. C’est aussi une position engagée de l’artiste Katie Mitchell sur le rôle et l’image des femmes aujourd’hui.
Une lecture féministe
- TRAUERNACHT créé en juillet 2014 était la seconde expérience de mise en scène de musique de Bach (qui n’a jamais écrit d’opéra) par Mitchell. En 2007 elle avait réalisé au festival de Glyndebourne une version scénique de la Passion selon Saint Mathieu. ↩︎
- Voir dans Alternatives théâtrales no 115, p. 97 – 99, WRITTEN ON SKIN, un chef d’œuvre de feu et de glace. ↩︎
- da capo : littéralement « derechef ». Reprise, souvent ornementée, de la première partie de l’air, après une section centrale contrastante ; cette forme ternaire est schématisée par trois lettres : « A‑B-A. » ↩︎
- Grâce à un très bon enregistrement de l’opéra par Arte, on peut toujours voir la captation d’Alcina en ligne : concert.arte.tv/fr/alcina-de-haendel-au-festival-daix-en-provence ↩︎