Quand le théâtre parle d’argent

Théâtre
Réflexion

Quand le théâtre parle d’argent

Le 7 Oct 2015
Gérald Maillet (assis de dos), Serge Maggiani (de face) et Pascal Vuillemot (au fond, debout) dans LE FAISEUR d’après honoré de Balzac, mise en scène Emmanuel Demarcy-Motta, Théâtre des Abbesses, Paris, mars 2014. Photo Jean-Louis Fernandez.
Gérald Maillet (assis de dos), Serge Maggiani (de face) et Pascal Vuillemot (au fond, debout) dans LE FAISEUR d’après honoré de Balzac, mise en scène Emmanuel Demarcy-Motta, Théâtre des Abbesses, Paris, mars 2014. Photo Jean-Louis Fernandez.

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Gérald Maillet (assis de dos), Serge Maggiani (de face) et Pascal Vuillemot (au fond, debout) dans LE FAISEUR d’après honoré de Balzac, mise en scène Emmanuel Demarcy-Motta, Théâtre des Abbesses, Paris, mars 2014. Photo Jean-Louis Fernandez.
Gérald Maillet (assis de dos), Serge Maggiani (de face) et Pascal Vuillemot (au fond, debout) dans LE FAISEUR d’après honoré de Balzac, mise en scène Emmanuel Demarcy-Motta, Théâtre des Abbesses, Paris, mars 2014. Photo Jean-Louis Fernandez.
Article publié pour le numéro
126 – 127

LE DISPOSITIF « Car­tocrise » per­met de suiv­re le décompte mor­bide des annu­la­tions de fes­ti­vals ou sup­pres­sions de struc­tures artis­tiques et cul­turelles, afin de « mesur­er l’impact des choix poli­tiques actuels » et « mieux com­mu­ni­quer sur la lame de fond qui bal­aie le secteur cul­turel ». Le 22 juin 2015, il réper­to­rie pas moins de deux cent quinze points d’impact, dont une majorité dans le spec­ta­cle vivant (arts de la rue, danse, musique, théâtre), con­tre quar­ante-huit en jan­vi­er 20151. À la pré­ten­due « crise de sur­pro­duc­tion » pointée du doigt une dizaine d’années aupar­a­vant sem­ble bien se sub­stituer aujourd’hui une ges­tion de la pénurie. Annon­cée de longue date, la crise que tra­verse le spec­ta­cle vivant exerce une influence, non seule­ment sur l’évolution du secteur, mais surtout sur les dis­cours de justifi­ca­tion qui lui sont apportés aus­si bien par les décideurs poli­tiques que les artistes eux-mêmes. Bas­cu­lant bru­tale­ment du déni de la dimen­sion économique de la créa­tion – entretenu par une cer­taine mytholo­gie d’artiste – au défi ges­tion­naire pré­con­isé par les struc­tures, les « cités du théâtre » sont con­fron­tées à un bru­tal change­ment de par­a­digme.

Alors qu’un cer­tain nom­bre de struc­tures sont men­acées – Théâtre de la Cité Inter­na­tionale, Confluences, Forum de Blanc-Mes­nil), d’autres com­primées (absorp­tion du CDN Alpes par la Mai­son de la Cul­ture de Greno­ble en 2013) ou redéfinies (Théâtre de l’Aquarium sup­posé devenir sim­ple lieu d’accueil en 2016), et que la sub­ven­tion publique réduit partout la voil­ure (notam­ment à des­ti­na­tion des com­pag­nies sub­ven­tion­nées), émerge aujourd’hui un affron­te­ment sym­bol­ique entre con­cep­tions ges­tion­naire et human­iste : un nou­veau type de dis­cours, per­dant de vue les justifi­ca­tions fon­da­men­tales du bien-fondé de la cul­ture, s’engouffre dans une ten­ta­tive hasardeuse de justifi­ca­tion du poids économique de la cul­ture, cepen­dant que se mul­ti­plient les expéri­men­ta­tions visant à pal­li­er la baisse des sub­ven­tions et le désen­gage­ment du sys­tème d’intervention publique sur le marché artis­tique. Par­faite­ment réversible, cette nou­velle rhé­torique man­agéri­ale impose aux pro­fes­sions théâ­trales une justifi­ca­tion à dou­ble tran­chant : elle peut aus­si bien légitimer leur mise en con­cur­rence au titre de la com­péti­tiv­ité que leur régle­men­ta­tion au motif de leurs retombées pos­i­tives sur l’activité économique et l’emploi.

Les mots des maux

Jamais peut-être les mots de la crise n’ont été aus­si étroite­ment asso­ciés au spec­ta­cle : tan­tôt, des hommes de théâtre se deman­dent : « y a‑t-il une crise du théâtre ? », affir­mant comme olivi­er Py que « tout va ensem­ble : l’émergence, la décen­tral­i­sa­tion et le théâtre pub­lic, par­ti­c­ulière­ment en temps de crise »2 ; tan­tôt ils se félici­tent, comme Jean-Michel Ribes, du fait que « la cul­ture est notre pét­role », rap­pelant que « quand le fes­ti­val d’Avignon s’arrête, c’est le Vau­cluse entier qui est en fail­lite » et affir­mant en manière de bravade :  « Le bud­get de la cul­ture, une goutte d’eau dans la mer de la dette »3 ; tan­tôt ils pro­posent des « trouss­es de sec­ours en péri­ode de crise », comme au Théâtre du Rond-Point, cher­chant à com­pren­dre com­ment « nous sommes entrés dans un autre monde, nous y sommes de plain-pied […], pas encore parés à de nou­velles façons de tra­vailler et gag­n­er sa vie »4… La let­tre ouverte à Fleur Pel­lerin sur « l’entreprendre dans la cul­ture » du 12 mars 2015, à l’initiative de l’Union fédérale d’intervention des struc­tures cul­turelles (UFISC), en réponse au rap­port de Steve hearn5, n’échappe pas à la règle, arguant de la respon­s­abil­ité de l’état sur la « dimen­sion socio- économique » et la « bio­di­ver­sité économique » du champ cul­turel6. L’ambiguïté était déjà présente dans le « Man­i­feste pour une autre économie de l’art et de la cul­ture » du 20 décem­bre 2007, van­tant les mérites d’une « économie plurielle », « arti­sanale et de main d’œuvre »7.

Ces vel­léités de mobil­i­sa­tion, comme autant de cer­tifi­cats de bonne con­duite et de gages de coopéra­tion, sont relayées par des poli­tiques tels que le prési­dent François hol­lande promet­tant, dans son dis­cours du 15 juil­let 2012 en Avi­gnon, que « le spec­ta­cle vivant sera la pri­or­ité du Min­istère de la cul­ture », car la cul­ture doit être un levi­er de crois­sance en temps de crise : « La cul­ture, c’est aus­si un investisse­ment, c’est ce qui per­met de créer de nom­breuses activ­ités, des emplois. Voilà pourquoi la cul­ture fait par­tie de notre pro­jet de développe­ment ! »8. C’est ensuite au tour d’Aurélie Fil­ip­pet­ti, con­va­in­cue qu’«il n’y aura pas de redresse­ment pro­duc­tif sans redresse­ment créatif »,de promet­tre qu’il faut « val­oris­er pleine­ment les exter­nal­ités pos­i­tives de la cul­ture »9, puis finale­ment de Fleur Pel­lerin : « espace de créa­tion et vecteur de lien social, la cul­ture est aus­si un for­mi­da­ble ter­reau pour entre­pren­dre »10. Une telle vision est cen­sée être mise en œuvre par la loi sur la créa­tion artis­tique, annon­cée dès 2012, éten­due à l’architecture et au pat­ri­moine en 2014 et finale­ment pro­mul­guée en 2015. Tout en pos­tu­lant le car­ac­tère intan­gi­ble de la lib­erté de créa­tion, le titre I de l’avant-projet fixe aux « artistes, avec l’ensemble des pro­fes­sions des struc­tures publiques et privées de créa­tion », l’objectif suiv­ant : « Ensem­ble, ils con­tribuent au développe­ment économique et de l’emploi, ain­si qu’au ray­on­nement de la France à l’étranger »11. En quelques années, la rhé­torique insti­tu­tion­nelle a donc fait sienne la justifi­ca­tion des retombées économiques et sym­bol­iques de la cul­ture, ain­si mise en demeure de péren­nis­er une poli­tique de la grandeur mul­ti­sécu­laire, tout en dégageant des ressources marchan­des indi­rectes, notam­ment à tra­vers l’industrie du tourisme ou du luxe.

Préconisations paradoxales

En dépit des mis­es en garde d’experts tels que Jean-Pierre Saez, directeur de l’observatoire des poli­tiques cul­turelles, remar­quant que « le par­a­digme ges­tion­naire gagne du ter­rain, au détri­ment d’un grand des­sein pour et par la cul­ture »12, mais égale­ment de pro­fes­sion­nels clair­voy­ants tels que Madeleine Louarn, direc­trice artis­tique du théâtre de l’Entresort à Mor­laix et prési­dente du Syn­deac, con­statant que la cul­ture est en train de « tra­vers­er une crise sans précé­dent », qu’«on est là devant vrai­ment une crise de struc­ture », « un change­ment de par­a­digme »13, rares sont les voix dis­cor­dantes : cer­tains dénon­cent pour­tant, à l’instar de Jack Ralite, insti­ga­teur des états généraux de la cul­ture, dans une let­tre ouverte au prési­dent du 13 févri­er 2014, le traite­ment man­agér­i­al d’une « logique finan­cière d’état », voire « l’allégeance dévo­rante à l’argent » visant à « don­ner au cap­i­tal humain un traite­ment économique» ; il rap­pelle que « la poli­tique cul­turelle ne peut marcher à la dérive des vents budgé­taires » et pro­pose un ren­verse­ment de per­spec­tive : « La crise ne rend pas la cul­ture moins néces­saire, elle la rend au con­traire plus indis­pens­able »14.

  1. http://umap.openstreetmap.fr/fr/map/cartocrise-culturefrancaise-tu-te-meurs26647#6/51.000/2.000 ↩︎
  2. Olivi­er Py, Chris­t­ian Schiaret­ti, Emmanuel Demar­cy-Mota, LaT­er­rasse no 212, 26 août 2013. ↩︎
  3. Jour­nal du Dimanche, 16 juil­let 2012. ↩︎
  4. http://2013 – 2014.theatredurondpoint.fr/saison/cycle.cfm/6616-trousses-de-secours-en-periode-de-crise.html ↩︎
  5. Rap­port sur le développe­ment de l’entrepreneuriat dans le secteur cul­turel en France, juin 2014. ↩︎
  6. http://ufisc.org/component/content/article/45-page-daccueil/227-lettre-ouverte-a-madame-la-ministre-de-la-culture.html ↩︎
  7. http://www.ufisc.org/l‑ufisc/manifeste.html ↩︎
  8. http://www.franceculture.fr/2012 – 07-15-avi­gnon-2012-fran­cois-hol­lande-veut-pre­serv­er-la-cul­ture-mal­gre-les-con­di­tions-economique ↩︎
  9. Libéra­tion, 12 juin 2012. ↩︎
  10. « Entre­pren­dre dans la Cul­ture », 25 – 27 mars 2015. ↩︎
  11. Avant-pro­jet de loi rel­a­tive à la lib­erté de la créa­tion, à l’architecture et au pat­ri­moine, présen­té au con­seil des min­istres au pre­mier trimestre 2015. ↩︎
  12. La Ter­rasse no 234, juil­let 2015, p. 40 – 41. ↩︎
  13. « Le fes­ti­val d’Avignon, le théâtre, la crise et le renou­veau » : http://www.rfi.fr/france/20150706-festival-avignon-theatre-crise-renouveau-aquarium-cgt-helle-syndeac ↩︎
  14. http://www.rfi.fr/france/20150706-festival-avignon-theatre-crise-renouveau-aquarium-cgt-helle-syndeac ↩︎
  15. La Ter­rasse no 222, juil­let 2014. ↩︎
  16. Isabelle Bar­béris et Mar­tial Poir­son, ÉCONOMIE DU SPECTACLE VIVANT, Paris, Puf, « QSJ ? », rééd. 2015. ↩︎
  17. « Des vach­es mai­gres, faire chou gras », Le Monde, 2 juin 2015. ↩︎
  18. http://www.lesbeauxprojets.com/2012/03/15/la-parabole-des-tuileries/comment-page‑1/ ↩︎
  19. « La cul­ture, plus on en con­somme, plus on a envie d’en con­som­mer », Le Monde, 9 mars 2012. ↩︎
  20. Yann Mouli­er-Boutang, L’ABEILLE ET L’ÉCONOMISTE, Paris, Car­nets Nord, 2010. ↩︎
  21. Mar­tial Poir­son et Emmanuel Wal­lon, « Théâtre en tra­vail »,Théâtre/Public no 217, juin 2015. ↩︎
  22. Salmon Kurt, Com­ment dif­fuseurs et insti­tu­tions cul­turelles doivent-ils se réformer à l’ère du numérique ? Forum d’Avignon, juil­let 2014. ↩︎
  23. « Notre temps col­lec­tif », 4 – 7 juin 2015, Théâtre de la Bastille ;  « Troupes, col­lec­tifs, com­pag­nies, enjeux socio-esthé­tiques des modes d’organisation et de créa­tion dans le spec­ta­cle vivant », 1 – 3 avril 2015, Lyon-Valence. ↩︎
  24. Mar­tial Poir­son, « Cap­i­tal­isme artiste et opti­mi­sa­tion du cap­i­tal atten­tion­nel », L’ÉCONOMIE DE L’ATTENTION : NOUVEL HORIZON DU CAPITALISME ? Paris, La Décou­verte, 2014, p. 267 – 287. ↩︎
  25. « Col­lecte des don­nées, arme d’intrusion mas­sive », Libéra­tion, 24 sep­tem­bre 2014. ↩︎
  26. Voir mon arti­cle « Quand on par­le d’argent au théâtre » page 60 dans le présent vol­ume. ↩︎

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Martial Poirson
Martial Poirson est professeur des universités à l'Université Paris 8, où il enseigne l’histoire culturelle,...Plus d'info
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