Réinventer le modèle d’organisation des théâtres

Entretien
Théâtre

Réinventer le modèle d’organisation des théâtres

Entretien avec Jean-Louis Colinet et Stanislas Nordey

Le 13 Oct 2015
Stanislas Nordey dans AFFABULAzIoNE de Pier Paolo Pasolini mise en scène Stanislas Nordey. Photo Élisabeth Carecchio.
Stanislas Nordey dans AFFABULAzIoNE de Pier Paolo Pasolini mise en scène Stanislas Nordey. Photo Élisabeth Carecchio.

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Stanislas Nordey dans AFFABULAzIoNE de Pier Paolo Pasolini mise en scène Stanislas Nordey. Photo Élisabeth Carecchio.
Stanislas Nordey dans AFFABULAzIoNE de Pier Paolo Pasolini mise en scène Stanislas Nordey. Photo Élisabeth Carecchio.
Article publié pour le numéro
126 – 127

BERNARD DEBROUX : Com­ment vivez vous dans vos insti­tu­tions la « crise », la diminu­tion de l’engagement des pou­voirs publics dans la cul­ture en général, et dans le théâtre en par­ti­c­uli­er ? Même si vos théâtres sont sans doute plus pro­tégés, n’y a‑t-il pas des réper­cus­sions de ce désen­gage­ment sur la vie du théâtre puisque l’un et l’autre vous avez ouvert vos maisons à la créa­tion, notam­ment à celles des jeunes artistes.

Stanis­las Nordey : Le TNS, comme Théâtre Nation­al (il y en a cinq en France) a été plutôt con­forté, en faisant par­tie du rat­tra­page financier qu’ont con­nu les théâtres nationaux. Il y a un vrai con­fort de tra­vail.
En revanche, nous sommes con­fron­tés à cette crise par rap­port à tous les artistes que l’on accueille, qu’on pro­duit et copro­duit.
Nous subis­sons de plein fou­et la paupéri­sa­tion de toute une pro­fes­sion, par­ti­c­ulière­ment des acteurs.
Au TNS, il y a 98 per­ma­nents et, aujourd’hui, très peu de per­ma­nents artis­tiques. Le para­doxe est qu’il y a une paupéri­sa­tion de plus en plus grande des artistes, des acteurs, qui voient leur salaire stag­n­er, dimin­uer, en même temps que les temps de répéti­tions et de représen­ta­tions. Sur les scènes parisi­ennes, les exploita­tions des spec­ta­cles sont de plus en plus cour­tes. Dans un grand cen­tre, on jouait en général au moins qua­tre semaines. Aujourd’hui, il est com­mun qu’on vous pro­pose de jouer cinq jours, dix jours…
Par un jeu d’augmentations automa­tiques, les per­ma­nents d’un théâtre (l’aide compt­able, le tech­ni­cien, le per­son­nel admin­is­tratif) voient leurs salaires aug­menter, alors que les artistes sont dans le mou­ve­ment inverse.
Cette sit­u­a­tion crée une ten­sion, provo­quée par la manière dont se sont con­sti­tués les théâtres nationaux, les cen­tres dra­ma­tiques, les Scènes Nationales. Petit à petit les artistes en ont été exclus, mis à la porte. Il reste très peu d’artistes réelle­ment per­ma­nents. Cela crée une dérive pos­si­ble où le poids de l’administration est très fort et influe sur les déci­sions.
À l’école du TNS, une jeune fille for­mi­da­ble (Mathilde Dela­haye), élève met­teure en scène, vient de mon­ter un TêTE D’oR et a voulu le réalis­er dans une friche en dehors de Stras­bourg. Quand on a voulu l’aider à réalis­er son pro­jet, des ver­rous admin­is­trat­ifs et tech­niques ont tout de suite sur­gi. C’est le cade­nas du bons sens qui advient face au pro­jet artis­tique.
Des artistes comme Math­ias Lang­hoff ou Jean Jour­d­heuil, qui ont cer­taines « exi­gences », sont presque néces­saire­ment « black­listés ». on dit que ce sont des artistes diffi­ciles, qui ne se plient pas aux règles du jeu…
Ce que j’aime dans le geste des jeunes artistes qui émer­gent comme Thomas Jol­ly, Vin­cent Macaigne ou Julien Gos­selin, c’est qu’ils créent du désor­dre. Des spec­ta­cles de dix-huit heures, ça ne ren­tre pas dans le cadre de l’institution ; faire des nuits pour pré­par­er le plateau, non plus… Ce n’est pas de la provo­ca­tion : ils posent une néces­sité, un geste artis­tique qui « ne marche pas », débor­de.
Si je prends Jol­ly et Macaigne en exem­ple, c’est qu’ils sont mal­gré tout priv­ilégiés ; ils ont été recon­nus par la presse, le pub­lic et les pro­fes­sion­nels. Cette petite par­celle de pou­voir leur per­met de dire aux insti­tu­tions : si, ça se fera quand même ! 
Le point nodal est là : l’artiste, par défi­ni­tion, est cen­sé être au cen­tre de tous nos lieux. C’est lui qui est paupérisé et n’est pas tou­jours le bien­venu. Comme on est dans un sys­tème ultra libéral, si un artiste nous dérange, on ne le réen­gagera jamais ! Quand on est met­teur en scène, avec les acteurs, c’est pareil. Il faut rap­pel­er cette sit­u­a­tion ter­rifiante. L’artiste n’a aucun pou­voir et a intérêt à ren­tr­er dans la loi du marché.

Jean-Louis Col­inet : Ce qui me fait peur, ce n’est pas seule­ment la paupéri­sa­tion des struc­tures artis­tiques, c’est l’attitude que la société néo­cap­i­tal­iste adopte d’une façon générale vis-à-vis de l’ensemble des domaines qui con­cer­nent le droit des per­son­nes. Il ne s’agit pas seule­ment de la cul­ture ; la san­té, la jus­tice, les ser­vices publics dans leur ensem­ble sont de moins en moins aidés.
Dans le même temps, les social démoc­ra­ties refusent de dire (sauf en France) que même par sem­blant d’humanisme, on va tax­er davan­tage les rich­es.
C’est effec­tive­ment aux artistes qu’il faudrait pos­er la ques­tion de com­ment ils vivent cette sit­u­a­tion de l’appauvrissement : c’est surtout eux qui pren­nent de plein fou­et la crise.
Dans la pra­tique théâ­trale, il y a deux statuts : les per­ma­nents et les inter­mit­tents. Quand il y a diminu­tion ou stag­na­tion des sub­ven­tions, ce sont les inter­mit­tents, donc notam­ment artistes, qui subis­sent le choc.
Dans l’économie d’une struc­ture théâ­trale, les dépens­es liées à la présence des per­ma­nents aug­mentent de façon ten­dan­cielle, et la part qui est disponible pour l’artistique dimin­ue.
J’ai pro­posé qu’au Théâtre Nation­al de Brux­elles (et j’invite mes col­lègues des autres théâtres à faire de même) l’incidence des restric­tions porte tout autant sur les frais de fonc­tion­nement que sur les bud­gets artis­tiques.

S. N.: En France, chaque année, il y a une par­tie des crédits qui sont gelés. on est cen­sé, en tant que théâtre, si le gel est appliqué, avoir ces 3 ou 5 % – selon les années – qu’on n’utilise pas. J’ai pro­posé qu’on gèle autant le fonc­tion­nement que l’artistique. Si on gelait la part des per­ma­nents des théâtres, ceux-ci seraient peut être plus mobil­isés quand les inter­mit­tents sont attaqués…
J’ai vécu l’annulation du fes­ti­val d’Avignon de 2003. Dans le dernier vote qui a été pro­posé pour savoir si la grève con­tin­u­ait ou pas, 60 % des tech­ni­ciens dis­aient oui, 45 % des acteurs aus­si. Le per­son­nel admin­is­tratif du fes­ti­val votaient oui à 5 %…! 
Les per­son­nels per­ma­nents des théâtres ne sont qua­si­ment jamais men­acés. En exam­i­nant la pré­car­ité, je dirais presque, de façon provo­ca­trice, que dans les théâtres il faudrait que tout le monde soit per­ma­nent ou que per­son­ne ne le soit ! 

olivia Carrère dans LIFE : RESET, ChRoNIQUE D’UNE VILLE éPUISéE, mise en scène Fabrice Murgia, Théâtre National de Bruxelles, mai 2011. Photo Cici Olsson.
Olivia Car­rère dans LIFE : RESET, CHRONIQUE D’UNE VILLE ÉPUISÉE, mise en scène Fab­rice Mur­gia, Théâtre Nation­al de Brux­elles, mai 2011.
Pho­to Cici Ols­son.

J.-L. C.: Il faut main­tenir un équili­bre entre les néces­sités du fonc­tion­nement et les capac­ités artis­tiques de la struc­ture. Car, par voie de con­séquence, si l’artistique dimin­ue, il faut aus­si dimin­uer le nom­bre de per­ma­nents : il n’est pas néces­saire d’avoir qua­tre-vingt tech­ni­ciens pour faire trois mono­logues par an ! 
Il n’y a pas tou­jours une grande sol­i­dar­ité des per­ma­nents vis-à-vis des artistes. Les per­ma­nents sont beau­coup mieux organ­isés syn­di­cale­ment et les artistes beau­coup plus livrés à eux-mêmes…

S. N.: …et moins pro­tégés sociale­ment : une actrice qui tombe enceinte n’a pas le même accom­pa­g­ne­ment qu’une per­ma­nente qui va avoir un con­gé de mater­nité ! 

J.-L. C.: Au Théâtre Nation­al (Brux­elles), pour abor­der cette équa­tion, nous avons réduit le per­son­nel per­ma­nent de 10 % en quelques années (et ce, sans licen­ciement, en ne procé­dant sim­ple­ment pas au rem­place­ment de départs à la retraite ou de départs volon­taires). on fait davan­tage appel aus­si dans le domaine tech­nique à des inter­mit­tents.
La ques­tion de l’argent est ren­due plus cru­ciale vis-à- vis des jeunes généra­tions d’artistes. Ce sont elles les plus touchées. Les com­pag­nies ou les met­teurs en scène qui ont acquis un cer­tain degré de notoriété peu­vent encore trou­ver des moyens de créa­tion. Glob­ale­ment, la paupéri­sa­tion amène une frilosité dans les choix de pro­gram­ma­tion : les pre­mières vic­times ce sont les jeunes acteurs, met­teurs en scène, les jeunes com­pag­nies.

B. D.: Pensez-vous que la crise a des réper­cus­sions aus­si sur les difficultés finan­cières ren­con­trées par le pub­lic et son choix de venir au théâtre ? 

S. N.: En France, les gens qui vont au théâtre ne sont pas issus des class­es sociales défa­vorisées. La ques­tion du théâtre pour tous et de la décen­tral­i­sa­tion s’est arrêtée en route… Même si Jean-Pierre Vin­cent nous rap­pelle qu’il ne faut jamais dire que la décen­tral­i­sa­tion a échoué – car en 1945, le bon théâtre n’était qu’à Paris et coû­tait très cher. Aujourd’hui, il y a du théâtre partout et beau­coup plus de gens peu­vent y aller, mais ceux qui y vont sont en majorité issus des class­es moyennes et hautes de la bour­geoisie.
Si j’ai accep­té de repren­dre la direc­tion d’un théâtre, c’est pour con­tin­uer à inter­roger cette ques­tion-là. En région, les théâtres sont pleins, il n’y a pas vrai­ment de prob­lème de fréquen­ta­tion, on ne peut pas dire qu’il y a eu une baisse de fréquen­ta­tion depuis la crise.
Mais la ques­tion de chercher d’autres publics, ceux qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre, a par­fois été trop lais­sée en friche ces trente dernières années.

  1. Les met­teurs en scène Julien Gos­selin, Thomas Jol­ly, Lazare, Chris­tine Letailleur, Blon­dine Saveti­er, Anne Théron ; les acteurs Emmanuelle Béart, Audrey Bon­net, Nico­las Bouchaud, Vin­cent Dis­sez, Valérie Dréville, Claude Dupar­fait, Véronique Nordey, Lau­rent Poitre­naux, Dominique Rey­mond, Lau­rent Sauvage ; les auteurs Falk Richter et Pas­cal Ram­bert. ↩︎

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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
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