L’articulation entre textualité et sexualité à travers les âges est au cœur du travail dramaturgique et scénique de Christine Letailleur, qu’il s’agisse de monter La Philosophie dans le Boudoir ou Les Instituteurs immoraux du marquis de Sade (2007), expérimentation des mécanismes complexes du désir et de la dialectique de la possession ; Vénus à la fourrure ou les confessions d’un supra-sensuel de Sacher Masoch (2009), exploration autour des zones obscures du désir de soumission ; Le Château de Wetterstein de Frank Wedekind (2010), parcours du désir sensuel illimité d’une jeune femme sans tabous ; Hiroshima mon amour, d’après le film d’Alain Resnais (2012), variation autour des vertiges de l’adultère ; Le Banquet ou l’éloge de l’amour de Platon (2014), interrogation sur la question de la transmission et de l’homosexualité masculine ; Hinkemann d’Ernst Toller (2015), exposition du traumatisme de l’émasculation d’un soldat rescapé, mais à quel prix, de la Grande Guerre ; ou plus récemment Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, créé au Théâtre national de Strasbourg en janvier 2016, poussant jusque dans ses dernières extrémités l’arithmétique de la séduction et de la manipulation…
Femmes, hommes, corps et langage
ED + MP « Machine de guerre », « combat », « corps à corps » : la presse a retenu de votre mise en scène des Liaisons dangereuses l’idée de la compétition mortelle entre Merteuil et Valmont. L’œuvre montrerait le combat du féminin et du masculin, combat d’esprit, de sexe, de pouvoir. Est-ce ce qui se joue pour vous dans ce spectacle ?
CL Laclos a montré dans son œuvre l’histoire d’un combat, celui d’une femme et d’un homme, qui, après avoir été amants, puis amis, deviennent ennemis ; cette volonté de puissance qui les anime tous deux finira par les séparer et les briser, ils s’affronteront et s’entre-déchireront jusqu’à la mort. C’est un couple d’une nature particulière qui fonctionne en miroir, narcissique et individualiste. Merteuil et Valmont parlent le même langage, ont une haute estime d’eux-mêmes. Ils agissent pareillement dans l’art de la séduction : ils préméditent, calculent et agissent sur les autres pour arriver à leurs propres fins. Ils veulent tout maîtriser, tout régenter et notamment les lois du cœur. Ils sont pris dans les mailles d’un système qui a ses propres codes et règles. C’est pour cela que Merteuil reproche à son ancien amant de déroger à ses principes en s’attaquant à Mme de Tourvel qui est dévote et de mettre sa réputation en péril en n’allant pas assez vite pour conclure cette histoire ; et, plus tard, d’en tomber amoureux bien que Valmont s’en défende et crie haut et fort que « l’amour abrutit l’esprit ! ». Le combat de la marquise et du vicomte relève de la jalousie et de l’orgueil : Merteuil veut rester la favorite, elle ne peut supporter de voir Valmont lui échapper. Elle ne peut pas non plus admettre l’arrogance et le ton marital avec lesquels Valmont lui réclame sa nuit d’amour, faisant preuve d’une autorité machiste et remettant ainsi en question son combat de femme, celui de toute une vie pour l’émancipation et la liberté. Elle préfère donc choisir la guerre.
Je n’ai pas cherché à montrer un combat universel entre le masculin et le féminin, simplement un type de rapport entre une femme et un homme que je voyais inscrit au cœur de l’œuvre de Laclos. Certes, ce combat incarne une époque, mais il la dépasse aussi. Ce genre de rapports existe encore dans le couple et hors du couple, et pas seulement entre hommes et femmes. Je pense qu’aujourd’hui ce combat du masculin et du féminin n’a plus raison d’être et que les hommes et les femmes peuvent œuvrer ensemble, main dans la main, au sein d’une relation amoureuse, amicale ou autre, pour accéder à plus d’égalité entre les sexes.