On ne badine pas avec les créatrices

Théâtre
Edito

On ne badine pas avec les créatrices

Le 31 Juil 2016
Belle d’hier de Phia Ménard, Cie Non Nova. Photo Jean-Luc Beaujault.
Belle d’hier de Phia Ménard, Cie Non Nova. Photo Jean-Luc Beaujault.
Belle d’hier de Phia Ménard, Cie Non Nova. Photo Jean-Luc Beaujault.
Belle d’hier de Phia Ménard, Cie Non Nova. Photo Jean-Luc Beaujault.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

« Tous les hommes sont menteurs, incon­stants, faux, bavards, hyp­ocrites, orgueilleux et lâch­es, mépris­ables et sen­suels ; toutes les femmes sont per­fides, arti­fi­cieuses, van­i­teuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les pho­ques les plus informes ram­p­ent et se tor­dent sur des mon­tagnes de fange ; mais s’il y a au monde une chose sainte et sub­lime, c’est l’union de deux de ces êtres si impar­faits et si affreux.

ALFRED DE MUSSET,
On ne badine pas avec l’amour (1834).

C’est à la deux­ième caté­gorie évo­quée par l’auteur du XIXe siè­cle que nous nous intéres­sons dans ce numéro. Non parce qu’elles sont meilleures que les pre­miers – l’équivalence de défauts et de qual­ités vaut à la ville comme chez Mus­set – , mais parce qu’elles sont encore grande­ment désa­van­tagées dans un monde où s’exerce la dom­i­na­tion mas­cu­line.

Il y a plus d’un siè­cle, la célèbre roman­cière Vir­ginia Woolf (1882 – 1941) imag­i­nait dans Une Cham­bre à soi, un per­son­nage féminin sus- cep­ti­ble d’étayer sa démon­stra­tion sur l’incapacité des femmes à écrire. L’icône du fémin­isme anglo-sax­on spécu­lait sur la petite sœur de Shake­speare, fig­ure imag­i­naire qui aurait voulu écrire elle aus­si… Privée de plume par un fais­ceau de raisons his­toriques, cette dernière serait morte sans avoir eu l’occasion de laiss­er de trace écrite de sa pen­sée. Impuis­santes à écrire, la petite sœur de Shake­speare et les femmes en général, le seraient pour des raisons économiques notam­ment : « […] il est indis­pens­able qu’une femme pos­sède quelque argent et une cham­bre à soi si elle veut écrire une œuvre de fic­tion. », alléguait Vir­ginia Woolf en guise de plaidoy­er pour les femmes. En con­clu­sion de son ouvrage mil­i­tant, elle invi­tait les poét­esses en germe à ne plus renon­cer à leur droit à penser, écrire et créer :

Cette sœur de Shake­speare mou­rut jeune…hélas, elle n’écrivit jamais le moin­dre mot. […] Or j’ai la con­vic­tion que cette poétesse, qui n’a jamais écrit un mot et qui fut enter­rée à ce car­refour, vit encore. Elle vit en vous et en moi, et en nom­bre d’autres femmes qui ne sont pas présentes ici ce soir, car elles sont entrain de laver la vais­selle et de couch­er leurs enfants. Mais elle vit : car les grands poètes ne meurent pas ; ils sont des présences éter­nelles ; ils atten­dent seule­ment l’occasion pour appa­raître par­mi nous en chair et en os. Cette occa­sion, je le crois, il est à présent en votre pou­voir de la don­ner à la sœur de Shake­speare. Car voici ma conviction:si nous vivons encore un siè­cle env­i­ron – je par­le ici de la vie qui est réelle et non pas de ces petites vies séparées que nous vivons en tant qu’individus – et que nous ayons toutes cinq cents livres de rente et des cham­bres qui soient à nous seules ; si nous acquérons l’habitude de la lib­erté et le courage d’écrire exacte­ment ce que nous pen­sons ; si nous par­venons à échap­per un peu au salon com­mun et àvoir les humains non pas seule­ment dans leurs rap-ports les uns avec les autres, mais dans leur rela­tion avec la réal­ité, et aus­si le ciel et les arbres et le reste en fonc­tion de ce qu’ils sont […] alors l’occasion se présen­tera pour la poétesse morte qui était la sœur de Shake­speare de pren­dre cette forme humaine à la quelle il lui a si sou­vent fal­lu renon­cer. Tirant sa vie de la vie des incon­nues qui furent ses devan­cières, ain­si qu’avant elle le fit son frère, elle naî­tra, enfin. Mais il ne faut pas – car cela ne saurait être – nous atten­dre à sa venue sans effort, sans pré­para- tion de notre part, sans que nous soyons résolues à lui offrir, à sa nou­velle nais­sance, la pos­si­bil­ité de vivre et d’écrire. Mais je vous assure qu’elle viendrait si nous tra­vail­lions pour elle et que tra­vailler ain­si, même dans la pau­vreté et dans l’obscurité, est chose qui vaut la peine.

Vir­ginia Woolf, Une Cham­bre à soi,
Éd. 10 – 18, p. 170 – 171.

Orlan­do d’après Vir­ginia Woolf, mise en scène Guy Cassiers, Toneel­huis Antwer­pen, 2013. Pho­to Frieke Janssens.

Révo­lu­tion­naire en son temps, Woolf décrit fort bien le sen­ti­ment d’injustice qui divi­sait alors le règne humain : la « sûreté et la prospérité d’un sexe » et « l’insécurité de l’autre. ». Fon­da­men­tal pour beau­coup, ce texte sem­ble daté pour d’autres : ces con­sid­éra­tions seraient « der­rière nous », la société et les rela­tions homme-femme auraient incroy­able­ment changé depuis cette époque. Il serait donc vain (gênant, déplacé…) d’aborder la ques­tion de l’écriture et de la créa­tion au féminin ? Or, plus d’un siè­cle après ce célèbre plaidoy­er fémin­iste, la ques­tion de la par­ité reste au cœur des prob­lèmes socié­taux. Les Habi­tants, con­sid­éré comme le pre­mier film doc­u­men­taire fémin­iste 1 de Depar­don, dépeint hic et nunc la guerre des sex­es au quo­ti­di­en. « On pour­rait énumér­er ces frag­ments de vie qui témoignent de l’inégalité con­stante entre les sex­es, à tra­vers les pen­sions ali­men­taires sur lesquelles on mégote, les hauts faits éro­tiques dont on se vante. » 2

Dif­fi­cile d’échapper à ces fréquents débats qui affectent – déter­mi­nent – aus­si le milieu cul­turel et théâ­tral… Pour l’écrivaine Marie Dar­rieussecq 3, il n’y a nul doute, « Les femmes, ça crée aus­si » 4 : « Le déni des artistes de sexe féminin est tenace, même si l’histoire de l’art pro­pose de nom­breux exem­ples qui ren­dent caduc cet ostracisme. » Accusée de sex­isme (en jan­vi­er 2016), la direc­tion du Fes­ti­val de la bande dess­inée d’Angoulême renonce à pub­li­er la liste de nom­inés, exclu­sive­ment mas­cu­line… « La Femme invis­i­ble » est le titre d’un arti­cle sur les tal­ents féminins dans le Rock, la pop ou l’électro 5. On pour­rait citer des exem­ples à l’infini, en France 6, en Bel­gique 7 et dans le monde bien sûr.

Si de nom­breux intel­lectuels, mil­i­tants et représen­tants d’institutions s’attachent et s’attaquent au prob­lème, les réac­tions sus­citées sont encore – éton­nam­ment – vives ! Dans le droit fil de réflex­ions 8 rares ou con­duites dans d’autres pays 9 par d’excellentes revues théâ­trales, Alter­na­tives théâ­trales pro­pose de pos­er une nou­velle pierre à l’édifice « gen­ré » en croisant ces divers­es ques­tions : Quid de l’organisation au sein des entre­pris­es artis­tiques et cul­turelles ?

Quid de l’écriture dans un con­texte iné­gal­i­taire ? Y aurait-il une manière d’orchestrer un groupe, une troupe, au féminin, de représen­ter les corps, pro­pre aux femmes ? Ces trois lignes direc­tri­ces sont exam­inées par des artistes et penseurs qui s’intéressent à la créa­tion au féminin, en France, en Bel­gique et dans cer­tains pays du monde où la place de la femme sus­cite des réc­its néces­saire- ment empreints des théories du « deux­ième sexe » (en référence à Simone de Beau­voir), du (ou des) féminisme(s), et du post-fémin­isme.

Ce numéro s’ouvre avec des arti­cles théoriques sur une approche gen­rée de la créa­tion avec la philosophe Vin­ciane Despret 10, et les pro­fesseurs de lit­téra­ture Clotilde Thouret et François Lecer­cle. Com­plétée par une étude soci­ologique de Raphaelle Doy­on, « Sin­gu­lar­ités des par­cours de femmes en art dra­ma­tique et mécan­ismes du « pla­fond de verre » 11, « Quelques notes sur le genre » pro­posées par Antoine Laubin, ain­si qu’un arti­cle de Souria Sahli-Gran­di, qui abor­de cette ques­tion de manière extrême en s’intéressant à la créa­tion théâ­trale au féminin en Algérie, nous espérons tiss­er quelques passerelles avec la sit­u­a­tion actuelle.

« Que font les femmes à la pen­sée et à l’art ? » – inter­roge Vin­ciane Despret. « Le développe­ment du théâtre et la con­quête de sa place dans la société devra aus­si pass­er par elles » – sug­gère Clotilde Thouret. « Met­tre en scène pour une femme est un com­bat », affirme Chris­tine Letailleur, tan­dis que Maëlle Poésy et Chloé Dabert dis­ent surtout ne pas vouloir être réduites à/par leur iden­tité fémi­nine. Artiste ou femme avant tout ? Est-ce for­cé­ment con­tra­dic­toire ? Les gestes artis­tiques de nom­breuses met­teuses en scène sont – volon­taire­ment ou pas – empreints de pen­sée fémi­nine ou fémin­iste. En témoignent de façons très var­iées Phia Ménard, Judith Depaule, Chris­tiane Jatahy (Brésil), Sel­ma Alaoui et Myr­i­am Saduis (Bel­gique), Mahin Sadri et Afsaneh Mahi­an (Iran). Christophe Tri­au et Mar­tial Poir­son s’intéressent notam­ment à la représen­ta­tion du corps féminin au théâtre. Nudité, objet de désir…, en analysant respec­tive­ment le tra­vail de Camille Mutel, et Bad Lit­tle Bub­ble B par Lau­rent Bazin, ils lèvent le voile sur l’idée du beau et du corps-objet d’exhibition 12, tan­dis que Lau­rence Van Goethem brosse les por­traits de trois « mythiques mys­tiques » ital­i­ennes, Erman­na Mon­ta­nari, Emma Dante, Mar­ta Cus­cunà. 13

Lucien Jed­wab, ancien cor­recteur en chef du Monde, nous instru­it quant à lui sur « Les mots pour LA dire ». José-Manuel Gonçalves, actuel directeur du Cen­qua­tre-Paris, souligne l’importance – et non l’obligation – du fac­teur féminin dans la com­po­si­tion d’une équipe et d’une pro­gram­ma­tion. 14 Enfin, une syn­thèse de la Ren­con­tre publique du 8 mars 2016 au Cen­tre Wal­lonie-Brux­elles vous est pro­posée ici (par­tielle­ment en ver­sion papi­er et inté­grale­ment en ligne), en atten­dant de pour­suiv­re la réflex­ion au Fes­ti­val d’Avignon 15 , avec Maëlle Poésy, Cornélia Rain­er (Autriche) et Anne-Cécile Van­dalem (Bel­gique), à qui nous sommes heureux de con­sacr­er un dossier dans ce numéro.


  1. « Le pre­mier film fémin­iste de Depar­don », pro­pos recueil­lis par Flo­rence Aube­nas, Le Monde daté du 27 avril 2016. ↩︎
  2. Thomas Sotinel, « Un reporter sur le front de la guerre des sex­es », à pro­pos du doc­u­men­taire de Depar­don, Le Monde daté du 27 avril 2016. ↩︎
  3. Un Lieu . soi, nou­velle tra­duc­tion du livre de Vir­ginia Woolf par Marie Dar­rieussecq, Éd. Denoël, 2016. ↩︎
  4. Marie Dar­rieussecq, Lib.ration, 10 avril 2006. ↩︎
  5. « La Femme invis­i­ble », enquête de Stéphanie Binet et Clarisse Fab­re, Le Monde daté du 13 avril 2016. ↩︎
  6. Voir les études chiffrées du min­istère de la Cul­ture et de la SACD en France. ↩︎
  7. « Quelle place pour les femmes dans les métiers de la cul­ture en Bel­gique ? » Alpha­be­ta Mag­a­zine a mené l’enquête et livré ses résul­tats au cours d’une dis­cus­sion organ­isée dans le cadre du Ladyfest Brux­elles, le 19 mars 2016. https://storify.com/alphabetamag/quelle-place-pour-les-femmes-dans-les-me-tiers-de‑l ↩︎
  8. Voir notam­ment deux N° d’Outre Scène, Revue du TNS (rédac­tion en chef : Anne-Françoise Ben­hamou) : « Met­teuse en scène, Le théâtre a‑t-il un genre ? », N°9, mai 2007 ; « Con­tem­po­raines ? Rôles féminins dans le théâtre d’aujourd’hui », n°12 (mai 2011). ↩︎
  9. Voir Revue Jeu : « Nou­veaux Ter­ri­toires fémin­istes », N°156, 2015 ; « Théâtre-femmes », N°66, 1993, Mon­tréal. ↩︎
  10. Vin­ciane Despret, Isabelle Stengers (philosophes) : Les faiseuses d’histoires, que font les femmes à la pen­sée ?, Les Empêcheurs de penser en rond, Éd. La Décou­verte, 2011. ↩︎
  11. Résumé : « Nous présen­tons les résul­tats d’une enquête sur les tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles des artistes femmes, inter­prètes ou met­teuses en scène, diplômées de trois écoles nationales de la région Île de France. Si les femmes for­ment un vivi­er impor­tant dans les for­ma­tions et sur le marché du tra­vail, elles sont sous-représen­tées dans les postes à respon­s­abil­ités. Com­ment, dans un monde du théâtre large­ment dom­iné par les esthé­tiques nat­u­ral­istes et les textes de réper­toire (qui offrent des rôles plus impor­tants aux hommes qu’aux femmes), s’installent des iné­gal­ités de genre à dif­férentes étapes du par­cours : for­ma­tion, inser­tion pro­fes­sion­nelle, recon­nais­sance par les pairs du change­ment de statut (de comé­di­enne ou d’assistante, à met­teuse en scène), accès aux moyens de pro­duc­tion et de dif­fu­sion. » Mer­ci au col­lec­tif H/F. À con­sul­ter sur le site : www.alternativestheatrales.be ↩︎
  12. Voir entre autres : Le Sexe et l’effroi, Pas­cal Quig­nard, Gal­li­mard, et Une esthé­tique de l’outrage ?(Dir. Jean-Marc Lachaud et Olivi­er Neveux), L’Harmattan. ↩︎
  13. L’article sur Mar­ta Cus­cunà est à con­sul­ter sur le blog d’Alternatives Théâ­trales, ain­si que l’entretien
    avec Émi­lie Delorme (direc­trice de l’Académie du Fes­ti­val d’art lyrique d’Aix-en-Provence) con­duit par Leyli Dary­oush. http://blog.alternativestheatrales.be/ ↩︎
  14. À con­sul­ter sur : www.alternativestheatrales.be ↩︎
  15. Ren­con­tre publique : Écri­t­ure et créa­tion au féminin #2 - Alter­na­tives théâ­trales / Ate­liers de la Pen­sée, Fes­ti­val d’Avignon, 11/07/16 à 15h. ↩︎
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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