« Puissance d’intranquillité » des corps à nu

Théâtre
Critique
Réflexion

« Puissance d’intranquillité » des corps à nu

Autour de Bad Little Bubble B., mise en scène de Laurent Bazin

Le 20 Juil 2016
Bad Little Bubble B., mise en scène Laurent Bazin. Photo Svend Andersen.
Bad Little Bubble B., mise en scène Laurent Bazin. Photo Svend Andersen.

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Bad Little Bubble B., mise en scène Laurent Bazin. Photo Svend Andersen.
Bad Little Bubble B., mise en scène Laurent Bazin. Photo Svend Andersen.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

Longtemps can­ton­née aux théâtres de « mau­vais genre », tels les Foires, les Boule­vards, plus tard le Grand Guig­nol ou le Théâtre éro­tique de la rue de la San­té, enfin le cabaret ou le café con­cert, voire la redé­cou­verte de l’effeuillage dans le sil­lage du New Bur­lesque, la nudité a soudain bas­culé, dans les années 1970, du côté de l’avant-garde et de l’expérimentation artis­tique, notam­ment depuis Dionysos in 69 de Richard Schech­n­er en 1967 ou Par­adise now par le Liv­ing The­atre au Fes­ti­val d’Avignon en 1969. Cette ten­dance a atteint un point cul­mi­nant avec la pro­gram­ma­tion conçue par l’artiste invité Jan Fab­re pour l’édition 2005 du Fes­ti­val d’Avignon, provo­quant la cabale que l’on con­naît1. Entretemps, on est passé d’une mon­stra­tion hon­teuse et sub­limée de la nudité, jouant sur les arti­fices théâ­traux afin de con­tourn­er l’interdit en le ren­dant accept­able au regard d’un pub­lic pop­u­laire à la fois friand de frileux, vers une exhi­bi­tion assumée et dés­in­hibée, cher­chant le scan­dale et repous­sant le seuil d’intolérance d’un spec­ta­teur rompu à l’image médi­a­tique ou pub­lic­i­taire à car­ac­tère sex­uel, scat­ologique ou pornographique2. De là à penser l’exposition scénique des corps dans les ter­mes d’une « éroscénolo­gie »3, il n’y a qu’un pas…

Alors que la con­tro­verse sur les scènes de sexe non simulé agite le monde du ciné­ma, notam­ment depuis la sor­tie de Love de Gas­par Noé en 20154, ou que le milieu de la pro­duc­tion pornographique se struc­ture autour de modes d’exploitation cap­i­tal­istes, selon une cul­ture de méti­er large­ment hétéro-nor­ma­tive5, le théâtre s’interroge6 de façon dis­tan­ciée sur la final­ité de met­tre en scène une nudité d’autant plus ambiguë qu’elle s’exerce en coprésence entre un acteur en sit­u­a­tion d’exhibition et un spec­ta­teur en posi­tion de voyeur, a for­tiori dans le cadre d’un ser­vice de presta­tion tar­ifée. Espace tran­si­tion­nel autant que trans­ac­tion­nel, la séance théâ­trale offre donc un dis­posi­tif en mesure de met­tre en cause le repo­si­tion­nement idéologique et esthé­tique dont relève une pos­ture post-fémin­iste revendi­quant la nudité osten­ta­toire comme vecteur d’un engage­ment poli­tique mal­gré tout ambigu : éman­ci­pa­tion con­trar­iée ou con­sci­en­ti­sa­tion active, la surenchère obscène ou pour le moins incon­venante d’une par­tie du théâtre de per­for­mance porte à nou­v­el exa­m­en la ques­tion des stéréo­types de genre et de la respon­s­abil­ité de l’art dans leur réac­ti­va­tion, à moins qu’il ne s’agisse de leur décon­struc­tion sujette à cau­tion…

Lau­réat en 2013 de la cinquième édi­tion du fes­ti­val « Impa­tience », coor­don­né par le Cen­qua­tre, la Colline et le Rond-Point, Bad Lit­tle Bub­ble B., pro­posé par la com­pag­nie Mes­den à l’issue d’une rési­dence à la Loge, mis en scène par Lau­rent Bazin et inter­prété par Cécile Chatig­noux, Céline Clergé, Lola Joulin, Mona Nass­er et Chloé Sourbet, expose cinq corps de femmes dénudés dans une propo­si­tion scénique hybride, située entre con­férence, danse, théâtre, pan­tomime et per­for­mance. Y sont tour à tour exposés la dom­i­na­tion mas­cu­line, l’aliénation de la femme, l’exploitation sex­uelle, la pos­si­bil­ité d’une jouis­sance, voire d’une pornogra­phie fémi­nine et la respon­s­abil­ité de la femme dans la repro­duc­tion des stéréo­types de genre. Qu’il s’agisse de simuler l’orgasme sous les injonc­tions d’une voix off, de simuler un cast­ing pour un strip-tease, d’animer un tchat éro­tique sur les réseaux soci­aux, de dévoil­er les mécan­ismes du plug anal, de com­menter les caté­gories des sites pornographiques, de s’entremêler dans un corps à corps tan­tôt sen­suel, tan­tôt con­vul­sif, le spec­ta­cle dérange, sans jamais som­br­er dans la com­plai­sance. Pos­tures et dis­cours asso­ciés à la « porni­fi­ca­tion » de notre société post-mod­erne sont con­vo­qués sur scène par une suc­ces­sion de tableaux vivants tan­tôt bru­taux, tan­tôt grinçants, tan­tôt franche­ment hila­rants. Si l’objectif affiché est de s’en pren­dre à « la crise du sens à l’heure de l’hyper-exploitation des désirs »7, au moyen d’un pro­to­cole où « cinq femmes met­tent à l’épreuve notre voyeurisme », ce sont bien, de façon fausse­ment provo­ca­trice, une nou­velle fois, des femmes qui se désha­bil­lent à la demande d’un met­teur en scène mas­culin, dans une propo­si­tion artis­tique qui vise la « puis­sance d’intranquillité »8. Mobil­isant le réper­toire des numéros du théâtre éro­tique, voire des Slide Shows et Freaks Shows, exploitant les pos­si­bil­ités per­for­ma­tives des corps exhibés, le dis­posi­tif met avec lucid­ité en abyme le dis­cours sci­en­tifique des Porn Stud­ies, à l’instar d’une séquence par­ti­c­ulière­ment bien­v­enue de con­férence-per­for­mance par­o­di­ant l’expertise académique et le jar­gon psy­ch­an­a­ly­tique. Plaçant l’exhibition du corps féminin sous le regard des hommes dans l’ère du soupçon, il exac­erbe la pul­sion scopique, tout en ren­dant jus­tice à la libido sci­en­di d’une « volon­té de savoir ».

Éloge de la nudité

La final­ité du spec­ta­cle n’est certes pas dou­teuse, con­for­mé­ment à ce que son titre pro­gram­ma­tique laisse présager, en se référant à la fois au B. final qui ren­voie « à cer­taines obscénités qui abon­dent dans la cul­ture pornographique », en par­ti­c­uli­er les Bub­ble Butts, suc­cé­dané audio­vi­suel des théâtres de spé­cial­ité, et au principe poé­tique de com­po­si­tion d’une « élab­o­ra­tion bulleuse », « comme une sorte de mon­tée de bulles à la fois irré­press­ible, imprévis­i­ble et anar­chique ». Lau­rent Bazin car­ac­térise sa propo­si­tion artis­tique comme un « peep-show euphorique qui rend hom­mage à la vital­ité créa­trice et au pou­voir de méta­mor­phose de l’acteur ». Il l’assimile à une « diva­ga­tion spec­tac­u­laire » qui « entremêle l’éloge plas­tique du genre pornographique et sa cri­tique »9, se mon­trant con­fi­ant dans le pou­voir sub­ver­sif intrin­sèque de ces images et imag­i­naires détournés et dans les ver­tus rob­o­ra­tives d’une « inves­ti­ga­tion poé­tique et cri­tique ». L’homme de théâtre con­voque ain­si sur scène « cer­taines obscénités qui abon­dent dans la cul­ture pornographique », en par­ti­c­uli­er la « caté­gorie ludi­co-trash du porno », refuse les caté­gori­sa­tions de spec­ta­cle éro­tique ou pornographique et surtout compte sur un proces­sus de dou­ble récep­tion : « un temps où l’image nous tient cap­tifs, et le moment réfrac­taire où le sup­port nous appa­raît dans toute sa vul­gar­ité et sa laideur »10.

La gageure de ce « spec­ta­cle en droit impos­si­ble et coupable » est par­faite­ment con­sciente : « Un homme qui monte un spec­ta­cle sur la pornogra­phie avec cinq filles, sur le papi­er c’est acca­blant. Nous étions tous con­scients de cette faute orig­inelle, sujette à tous les malen­ten­dus, mais nous avons juste­ment décidé de nous nour­rir de ce foy­er d’impossibilités »11. Elle explique la réti­cence du col­lec­tif à ren­dre pub­lic un tra­vail d’atelier d’abord élaboré en huis clos à l’occasion d’une rési­dence artis­tique qui n’avait pas voca­tion à don­ner lieu à représen­ta­tion ; on en con­serve la trace dans la dimen­sion méta-théâ­trale et auto-par­o­dique d’un spec­ta­cle soucieux de plonger dans la « nébuleuse pornographique » par un sys­tème col­lec­tif d’énonciation mêlant tra­vail à la table et impro­vi­sa­tion au plateau :

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Martial Poirson
Martial Poirson est professeur des universités à l'Université Paris 8, où il enseigne l’histoire culturelle,...Plus d'info
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