Quelles qualités faut-il pour faire un bon directeur de théâtre ? Sans doute sont-elles nombreuses et diffèrent-elles d’une maison à l’autre. Celles que possèdent Jean-Louis Colinet sont souvent paradoxales, mais elles ont sans conteste placé le Théâtre National comme un lieu singulier et reconnu sur la scène belge et européenne. Le TNB est la plus grande institution théâtrale belge. Pourtant, son animateur a gardé un tempérament non conformiste ; il aime les marges, le risque. La programmation artistique est d’abord une affaire de goût. Celui de Jean-Louis est sûr, et en même temps il se méfie des modes, souvent passagères ; il leur préfère l’authenticité de la démarche de l’artiste.
Diriger un grand théâtre demande de la stratégie : rencontrer le public, assurer une communication, choisir des artistes, convaincre les politiques, équilibrer des budgets… Pour maîtriser ces enjeux, on peut vite cultiver une prudence qui aboutirait à des saisons sans âme et sans couleurs ; Jean-Louis pratique davantage le coup de cœur et la fidélité.
Ce qui aura sans doute été le changement le plus radical dans la politique du Théâtre National, et son directeur s’en explique dans l’entretien qu’il m’a accordé, c’est d’avoir oser parier sur l’émergence d’une nouvelle génération de créateurs, sans attendre qu’ils aient fait leurs preuves ailleurs. Dans les grandes institutions de théâtre, les festivals, on mise la plupart du temps sur des artistes reconnus qui assurent à la fois la visibilité médiatique et l’assurance de pouvoir remplir les salles, en réservant, dans le meilleur des cas, une petite place à de jeunes créateurs et à leurs premiers travaux. Ici, en l’espace de quelques années, et c’est là que se mesure le souffle novateur de Jean-Louis Colinet, on a assisté à un renversement de la démarche. Sa dernière saison programmée au Théâtre National (2016/2017) est exemplaire à cet égard : onze projets sont portés par de jeunes créateurs et pour certains d’entre eux, il s’agit d’un premier spectacle.
Nous en avons rassemblé quelques-uns autour d’une table ronde où ils ont pu faire part de l’importance pour eux d’être associé à cette grande scène belge et internationale qu’est le Théâtre National. En prenant sa direction, Jean-Louis Colinet a certes eu la chance d’hériter d’un bâtiment remarquable par son équipement et ses possibilités techniques, et de talents au sein de ses équipes. Là, il n’y a pas eu à transiger. On y retrouve la pratique de l’excellence de tous les métiers du théâtre, ce qui permet aux équipes d’artistes de se confronter aux nouvelles technologies du plateau et de profiter du savoir-faire des régisseurs.
Ce qui fait aussi la vitalité d’un théâtre, c’est lorsque les équipes artistiques, techniques et administratives collaborent au même objectif : la qualité du geste artistique et la rencontre des publics. Le rajeunissement des artistes s’est accompagné d’un rajeunissement incontestable du public. Ce qui permet une fois encore de se réjouir que le théâtre, pourtant secoué par un envahissement de communications médiatiques et virtuelles sans précédent, s’avère plus que jamais nécessaire ; la présence d’un public aussi ouvert, fidèle et passionné de théâtre le confirme.
Les quelques textes rassemblés dans ce bilan en forme d’ouverture sur l’avenir témoignent de l’ancrage dans le réel que le Théâtre National a développé durant la dernière décennie.
Après s’être entouré d’artistes de sa génération comme Jacques Delcuvellerie, Michèle Noiret, Jean-Marie Piemme, Isabelle Pousseur, Philippe Sireuil, Ingrid von Wantoch Rekowski, Jean-Louis Colinet s’est résolument ouvert à de jeunes créateurs qui ont pu grâce à lui trouver une reconnaissance internationale, comme c’est le cas pour Fabrice Murgia ou le Raoul Collectif, pour ne citer qu’eux. Des auteurs et metteurs en scène phares du théâtre contemporain ont trouvé à Bruxelles un lieu de création où ils ont pu déployer leur talent et rencontrer un très large public parmi lesquels Emma Dante, Lars Norén, Falk Richter et Joël Pommerat. Ce dernier fait l’objet d’un dossier spécial au sein de ce numéro. Comme pour affirmer qu’il faut confier le théâtre à cette jeune génération à laquelle le Théâtre National a su faire confiance dans ces dernières années, le conseil d’administration du théâtre a choisi, pour succéder à Jean-Louis Colinet, un artiste qu’il aura contribué à faire connaître : Fabrice Murgia. Un jeune et nouveau directeur qui se trouve devant une page blanche et sait qu’il devra à la fois s’inscrire dans une démarche qui a fait ses preuves et inventer de nouvelles aventures.