D’imperceptibles voix

Entretien
Théâtre

D’imperceptibles voix

Le 22 Mai 2017
"Voicelessness" de Azade Shahmiri. Photo Roberta Cacciagla
"Voicelessness" de Azade Shahmiri. Photo Roberta Cacciagla
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Une scène sobre partagée en deux par un grand écran sur lequel des images de mon­tagnes enneigées sont pro­jetées ; deux femmes, mère et fille, de chaque côté, dia­loguent, essayant de recon­stituer un crime qui a entraîné la mort du père. Elles chem­i­nent virtuelle­ment, l’une étant dans le coma (la mère), l’autre cher­chant des répons­es dans le passé pour pou­voir vivre le présent et appréhen­der le futur. Pou­voir vivre pour l’une, pou­voir mourir pour l’autre. Leurs voix se font écho dans un jeu de miroir entrainant le spec­ta­teur dans leurs pro­jec­tions men­tales et dans leur désir d’entendre la voix de l’absent, de la vérité, de la mort. Silence et réso­nances.

Nous avons ren­con­tré Azade Shah­miri une pre­mière fois à Téhéran au moment du Fes­ti­val Fad­jr, et ensuite à Brux­elles pen­dant les représen­ta­tions de Voice­less­ness aux Brigit­tines dans le cadre du Kun­sten­fes­ti­valde­sarts.

LVG : Le théâtre en Iran et à Téhéran en par­ti­c­uli­er se développe beau­coup à par­tir de spec­ta­cles créés à l’université. Est-ce ton cas ?

AS : Je suis née à Téhéran et j’ai étudié le théâtre, la dra­maturgie et l’écriture à l’université de Téhéran. Quand j’étais en Mas­ter en Lit­téra­ture dra­ma­tique, j’ai mis en scène quelques pièces et j’ai com­mencé à écrire. Une de mes pièces de docu-fic­tion inspirée par les jour­naux intimes et la cor­re­spon­dance de Frantz Fanon, inti­t­ulée Blind Track of Stars, a été primée lors du 12e Fes­ti­val inter­na­tion­al du théâtre uni­ver­si­taire. Ce prix a per­mis de représen­ter le spec­ta­cle une ving­taine de soirs au théâtre Molavi de Téhéran.

LVG : Voice­less­ness met en scène deux femmes, mère et fille, qui dia­loguent. La scéno­gra­phie est très sobre (un mate­las par terre, au fond une grande toile sur laque­lle des images sont pro­jetées) et la mise en scène épurée souligne l’intemporalité du réc­it. Pour­tant, cela se passe dans le futur, et la mère, qui se trou­ve dans le coma, com­mu­nique avec sa fille par un moyen virtuel créé par la fille. Pourquoi as-tu choisi de pro­jeter cette his­toire dans le futur ?

AS : L’année dernière, j’étais invitée à par­ticiper à un fes­ti­val de théâtre à Mannheim, le Schwindel­frei the­ater fes­ti­val, dont la thé­ma­tique était « Fac­ing 2066 ». En dis­cu­tant avec la com­mis­saire, j’ai décidé de tra­vailler sur les procès et les cours de jus­tice du futur. Elle m’a sug­géré de tra­vailler avec des instal­la­tions vidéo.

LVG : L’histoire croise le réel et la fic­tion. As-tu procédé ici aus­si à un tra­vail de doc­u­men­ta­tion ?

AS : L’histoire est basée sur un événe­ment per­son­nel ; mon père est mort dans des cir­con­stances qui n’ont jamais été élu­cidées. Ça n’avait rien de poli­tique mais j’ai voulu enquêter et com­pren­dre ce qui s’était passé. Cela m’a menée à réfléchir à notre rap­port au passé, et com­ment notre passé influ­ence notre présent et notre futur. J’ai donc réal­isé cette vidéo en Alle­magne : un solo, moi face à la caméra. Christophe (Slag­muylder) a vu le tra­vail et m’a sug­géré de mod­i­fi­er la forme pour qu’elle soit plus per­for­ma­tive, plus vivante ; de mon côté je n’étais moi non plus pas com­plète­ment sat­is­faite de ce tra­vail.

LVG : Tu as décidé alors d’y ajouter une actrice sup­plé­men­taire ?

AS : Oui, Sha­di Karam­rou­di, une jeune actrice. C’est en élab­o­rant le scé­nario avec Soheil Amir­shar­i­fi, mon col­lab­o­ra­teur (qui avait réal­isé la vidéo), que nous avons décidé d’y ajouter l’autre « face » du texte, une deux­ième voix, d’où l’idée de la rela­tion entre une mère et sa fille. C’était comme une couche sup­plé­men­taire. Au début je pen­sais jouer la fille et que Sha­di joue la mère, mais nous avons finale­ment inver­sé.

LVG : Con­sid­ères-tu que ton tra­vail est aus­si poli­tique ? Est-ce une façon de par­ler du présent, du monde d’aujourd’hui ?

AS : On peut y trou­ver des inter­pré­ta­tions poli­tiques. Je ne con­sid­ère pas que mon tra­vail soit lié à la poli­tique de mon pays. Je pense, j’espère, qu’il est uni­versel. Mais c’est une his­toire per­son­nelle et il se trou­ve que j’habite l’Iran, donc bien sûr, il y a des liens avec la réal­ité d’aujourd’hui, le tra­vail de la police, etc. J’étais très déçue du fait que l’enquête au sujet de mon père n’ait rien don­né.

LVG : Tu as voulu nar­rer l’histoire d’une com­mu­ni­ca­tion com­pliquée entre une mère et sa fille, dans le futur, alors qu’il y a un crime irré­solu qui les « relie »…

AS : Oui, com­ment, dans le futur, nous racon­tons et nous nous remé­morons le passé et com­ment nous traitons le matéri­au que nous avons à dis­po­si­tion pour recon­stituer l’histoire et la « vérité his­torique ».

LVG : Une mémoire famil­iale nébuleuse peut blo­quer la vie dans le présent, c’est ce qui arrive à cette fille. Elle ne parvient pas à avancer à cause de ce qui est arrivé. Quelque part, elle est autant empêchée que sa mère qui se trou­ve dans le coma, comme si sa vie s’était arrêtée.

AS : Oui, elle est « sus­pendue » dans le passé et le présent lui sert unique­ment à essay­er de com­pren­dre ce passé.

LVG : Ce n’est pas anodin que ce soient des femmes qui échangent car elles sont en général en pre­mière ligne pour tran­scen­der les his­toires du passé aux nou­velles généra­tions.

AS : Elles incar­nent sou­vent la mémoire dans les familles. Mais la pièce par­le aus­si du (ou des) père.s, même s’il est absent, sa voix est enten­due, écoutée par sa fille.

LVG : Le spec­ta­cle incar­ne aus­si, dans un sens, la jeune généra­tion, en Iran ou ailleurs, qui a l’impression, à tort ou à rai­son, de ne pas être assez enten­due ou écoutée.

AS : Toute la famille est ici « voice­less », sans voix, cha­cun à sa manière. La fille a enten­du des choses que per­son­ne ne croit, la voix de la mère est virtuelle et le père est mort. La sit­u­a­tion générale ne donne aucune voix, aucune pos­si­bil­ité, aucun out­il pour com­pren­dre.

LVG : Il y a aus­si l’idée que chaque per­son­ne a une voix pro­pre, recon­naiss­able immé­di­ate­ment et dont on se sou­vient longtemps ; une façon de con­tin­uer à vivre après la mort. Les mon­tagnes pro­jetées sur fond de scène évo­quent l’écho qui fait réson­ner les voix, même celles des morts ; où avez-vous filmé ces images ?

AS : Ce sont les mon­tagnes qui entourent Téhéran. La ville est con­stru­ite dans une val­lée entourée de hautes mon­tagnes qui ont des neiges éter­nelles au som­met ; nous avons filmé au print­emps quand la neige com­mence à fon­dre. C’est un endroit où Soheil va sou­vent grimper.

LVG : Le lieu choisi pour ton spec­ta­cle, l’ancienne chapelle des Brigit­tines, était par­fait pour incar­n­er ce mélange entre passé et futur !

AS : Oui, c’était une sug­ges­tion du fes­ti­val et j’en suis très heureuse, c’était idéal pour mêler le passé, le présent et le futur. Les murs y ont une âme…

LVG : Quels sont les artistes d’aujourd’hui que tu admires par­ti­c­ulière­ment ?

AS : Je ne con­nais pas beau­coup d’artistes inter­na­tionaux. J’ai eu la chance de voir quelques travaux de Romeo Castel­luc­ci qui m’ont beau­coup impres­sion­née ; j’aime beau­coup Amir Rêza Koohes­tani ; l’année dernière au Kun­sten­fes­ti­val, j’ai adoré la per­for­mance de Sarah Van­hee. Bien que son tra­vail soit assez éloigné du mien, je me sens proche de sa démarche. Et enfin, Guer­ril­la (col­lec­tif El Conde de Tor­refiel, Barcelone), vu l’année dernière… Mag­nifique !

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Azade Shahmiri
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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