Mohammad Yaghubi 1
François Chabanais : Le théâtre, la politique et la religion, pourquoi ces trois
éléments sont-ils inséparables en Iran ?
Mohammad Yaghubi : Parce que la fonction du théâtre consiste à éclairer et à dire la vérité. Le théâtre se fonde sur la rhétorique et la philosophie et il a pour tâche d’analyser la situation et de jeter la lumière sur l’obscurité. Mais la politique et la religion veulent que les gens soient ignorants et soumis. Le théâtre invite les gens au doute et à l’interrogation alors que la politique et la religion les invitent au consentement, à la soumission et l’imitation. Pour cette raison ils ne sont pas séparables.
F.CH : On dirait que les artistes iraniens doivent aborder prudemment les questions religieuses et politiques dans leurs pièces de théâtre, alors que dans certains pays on
critique dans les pièces de théâtre les différentes religions et même les hommes d’État, leurs actions et les effets qu’ils produisent sur la société.
M. Y : Les artistes iraniens n’ont pas d’autre solution. Les extrémistes religieux et politiques s’opposent avec violence à tout théâtre qui veut porter un regard critique sur les questions religieuses et politiques. Il est aujourd’hui prouvé et admis que la violence résulte de la peur. Celui qui se comporte avec violence craint quelque chose. Et pour cacher sa peur, il commence à agir avec violence. Il craint que la vérité ne soit divulguée et que les gens en soient informés. Beaucoup de gens souffrent toujours d’une ignorance historique.
F.CH : Que pensez-vous de l’influence de la religion et de la politique sur le théâtre
iranien ?
M. Y : Toutes les deux sont dérangées par le théâtre et le censurent. Elles ne tolèrent pas que le théâtre accomplisse sa propre mission. Même le comportement des régimes antireligieux comme l’Union soviétique, la Chine communiste ou la Corée du Nord ont à l’égard du théâtre une réaction proche d’un régime aussi religieux que l’Iran. Pour la même raison, les alliés politiques les plus proches de l’Iran sont actuellement la Russie et la Chine. C’est vraiment ridicule du point de vue religieux qu’un régime aussi religieux que celui de l’Iran entretienne des relations étroites avec deux régimes irréligieux comme la Chine et la Russie. Mais il n’y a aucune raison d’être étonné ! Car ces trois régimes sont par nature identiques. Ils sont tous les trois idéologiques, totalitaires et intolérants. Le théâtre pouvait et peut toujours fournir aux gens, mieux que la religion et l’idéologie, un endroit de tranquillité, un abri pour l’édification de soi et le traitement de l’âme, un meilleur endroit pour se connaitre et se construire. Par sa nature son aspect collectif, le théâtre est plus que tout art, un sujet de tracas et une cause d’inquiétude pour les religieux hypocrites, les prédicateurs superstitieux et les hommes politiques démagogues.
F.CH : À votre avis pourquoi la censure s’exerce-t-elle toujours en Iran qu’elle
s’aggrave ou s’allège d’un gouvernement à l’autre ? Veuillez nous parler
des expériences que vous avez en la matière.
M. Y : Selon la Constitution de la République islamique d’Iran la censure est interdite. Mais dès le début de l’instauration du régime islamique en Iran on a dédaigné la Constitution en créant des organismes de censure. Et aucun homme politique iranien n’a envie de reconnaître que l’un des principes les plus importants de la Constitution est constamment ignoré. Pourquoi en est-il ainsi ? Cette situation et ce manque d’attention à la liberté d’expression, cette envie maladive de cacher et de contrôler, ce comportement interventionniste à l’égard de la vie des autres, tous s’enracinent dans l’histoire politique, religieuse et sociale de l’Iran ainsi que dans la situation historique de la famille en Iran. La famille, en tant que petite institution sociale, est toujours impliquée dans les entraves, les sévérités, la censure comportementale, la souffrance et la violence. Les libertés personnelles les plus axiomatiques ne sont pas encore reconnues dans cette petite institution sociale ; les membres de la famille ne connaissent pas leurs droits les plus évidents et le père de la famille traditionnelle iranienne se donne le droit d’intervenir dans la vie de la mère et des enfants pour leur interdire ce qu’ils désirent.
Je dois avouer que contourner la censure est un des plaisirs qu’on peut avoir en travaillant dans le théâtre. Depuis la mise en scène de ma première pièce de théâtre en hiver 1987, je fais tout mon possible pour écrire toujours dans la liberté. Je me souviens d’un comédien qui me disait que le personnage ne devait pas dire « Je t’aime », car on ne permettait pas à l’époque de dire une telle phrase sur la scène. Pouvez-vous l’imaginer ? On ne pouvait pas prononcer l’une des phrases les plus belles du monde. Je me souviens qu’à la même époque, Akbar Znajanipour avait mis en scène La Mouette de Tchekhov ; un comédien disait à l’autre : « Je m’intéresse à vous », car il était interdit de dire « je t’aime ». Voyez-vous dans quelle période de stupidité nous vivions ? En hiver 1987, j’ai fait dire à mon personnage Nahid « je t’aime » en s’adressant à son mari, mon acteur m’a fait remarquer qu’on ne nous permettrait pas de prononcer cette expression sur scène. Je lui ai répondu que nous allions garder l’expression et si jamais on nous l’interdisait, nous penserions à la façon de la modifier. Heureusement on ne nous a rien dit. Même si on m’avait fait des remarques, j’aurais accepté de changer les phrases en présence des agents de l’organisme de censure ; finalement nous avons fait ce que nous désirions. Le théâtre est le meilleur art pour manifester de l’insoumission, car c’est un art incontrôlable. Quatre ans après cet hiver de 1987 et après plusieurs autres pièces que nous avions mises en scène, les autorités ont pris conscience de leur responsabilité et ont décidé de me tirer les oreilles. Ils ne m’ont pas autorisé à mettre en scène ma pièce intitulée de l’obscurité. Bien que cette interdiction constitue un souvenir désagréable dans mon parcours professionnel, elle ne m’a jamais conduit à changer de chemin et à me soumettre à la volonté de ceux qui m’ont imposé cette interdiction. Je me suis heurté à des obstacles dès mon premier travail. La mise en scène de Night Mother de Marsha Norman était ma première présence professionnelle dans le théâtre iranien et nous avons fait beaucoup d’effort pour pouvoir la mettre en scène. Le Conseil de censure ne nous donnait pas la permission de présenter cette pièce. On disait que son thème propageait le suicide. Je crois que nous avons joué clandestinement cette pièce plus de cinquante fois dans le sous-sol de la maison paternelle de Panthéa Bahram (l’un de deux comédiens de la pièce) et beaucoup d’artistes du théâtre iranien ont vu notre présentation. Finalement l’un des spectateurs de ces séances clandestines a parlé avec le directeur du centre des arts du spectacle de l’époque (avant juin 1997) et il a tellement admiré notre travail que le directeur m’a appelé et nous a permis de présenter cette pièce dans la salle numéro 2 du Théâtre de la Ville (Téhéran). C’était ainsi que notre présentation a été accueillie par le plus grand nombre des spectateurs de cette année-là sans que personne ayant vu notre spectacle ni faisant partie de notre équipe ne se soit suicidé. J’ai compris désormais que pour toute pièce que j’écris ou que je mets en scène, je pourrais entendre une réponse négative, mais je dois faire ce que je veux. Tout ce que j’ai écrit à partir de ce moment-là était un effort pour exprimer l’insoumission. Il est possible que certains ne veuillent pas avoir les ennuis qu’impose l’insoumission et qu’ils préfèrent se comporter selon les règles du conformisme pour éviter les embarras éventuels. Mais un conseil que je donne dans mes ateliers d’écriture, c’est que pour être différent, il faut sortir des troupeaux et être courageusement insoumis. Nous vivons dans une telle situation désagréable parce que beaucoup de gens ont préféré de vivre toujours dans le conformisme pour éviter tout embêtement. C’est un grand plaisir de désobéir dans un pays où il est interdit de dire beaucoup de choses.
F.CH : Quand vous écriviez une minute de silence, n’aviez-vous pas pensé au
fait que l’enchaînement successif des meurtres ou les autres événements de
cette époque-là se voyait clairement dans votre pièce, et que cela aurait pu se
solder par la censure et l’interdiction de la mise en scène de cette pièce ?
M. Y : J’ai présenté cette pièce à l’époque où même le président du pays avait était obligé
(pour des raisons dont je doute qu’elles aient été humanitaires) d’avouer que
les responsables de ces meurtres n’étaient autres que quelques agents du
ministère de l’information et de la sécurité nationale. J’ai profité de cette
occasion historique et j’ai pu mettre en scène ma pièce. Quand je décide
d’écrire, quand je commence à écrire, je ne me demande jamais si on
m’autorisera à présenter ma pièce ou non. Dans une société aussi fermée que
l’Iran, tout citoyen pourrait ressembler au personnage de Kaff dans la nouvelle
devant la porte de Frantz Kafka. Si vous attendez la permission pour
entrer dans le château, il est possible qu’on ne vous permette jamais d’y
entrer. Pour écrire, il ne faut pas attendre la permission. Il faut écrire et
essayer ensuite de mettre en scène vos écrits. J’ai écrit (ma pièce) dans
l’espoir de la mettre en scène et elle a été mise en scène. Je peux dire
fermement qu’un système déterminé n’est pas en vigueur en Iran. Les choses qui
provoquent la sensibilité des responsables sont presque évidentes, pourtant il
ne faut pas faire attention à cette sensibilité. Tout ce que vous écrivez en
Iran pourrait être inconvenable et problématique selon le Conseil de censure.
Obtenir l’autorisation de la mise en scène pour Écrire dans l’obscurité
était plus difficile que celle d’Une minute de silence. Au moment où
j’ai écrit Écrire dans l’obscurité, personne n’imaginait qu’il était
possible de mettre en scène une pièce portant sur les élections présidentielles
douteuses et les émeutes de juin 2009. Pourtant j’ai écrit une pièce et je l’ai
mise en scène en 2010 malgré tous les tracas. Cette pièce a été révisée et
modifiée six fois pour qu’on puisse obtenir enfin la permission de la mettre en
scène. Je promettais de réparer toutes les objections faites par les agents de
censure. J’avais compris que le Conseil de censure avait adopté une nouvelle
attitude ; ils cherchaient la petite bête au point qu’on se sentait
méprisé et qu’on renonçait à mettre en scène sa pièce. J’ai décidé de ne pas me
sentir méprisé et de ne pas donner des prétextes au Conseil de censure pour
désapprouver mon travail. Plus ils trouvaient d’objections à mon texte, plus je
leur promettais de corriger et d’éliminer les problèmes. J’avais l’intention de
ne pas être fatigué et de les fatiguer au contraire. Et comme je vous ai déjà dit, cette pièce a été finalement mise en scène après six fois des modifications et beaucoup d’obstination de notre part même si elle a subi de nombreuses censures.
3 commentaires
khosrow
très très interessant, bravo
Noble
et metteur en scène célèbre en Iran. Le théâtre iranien moderne s’est construit grâce à ses pièces
Rhodes
Excellent entretien, très intéressant.