Farzan Sojoodi, linguiste et sémiologue, est professeur au département de théâtre à l’Université d’Art de Téhéran, ancien président du département de la Sémiologie de l’Académie d’Art Iranienne et membre du Cercle de Sémiologie de Téhéran. Il a traduit et rédigé, entre autres, des ouvrages et articles sur la sémiologie du théâtre, de l’art et de la littérature et dirigé des mémoires et thèses de sémiologie et linguistique en arts du spectacle, cinéma, peinture, photographie et littérature.
MZ Je voudrais tout d’abord clarifier que si j’emploie des termes qui pourraient porter à équivoque, comme « occidental » ou « oriental », c’est uniquement par souci de commodité.
Nous sommes conscients de tous les enjeux théoriques et des malentendus qu’ils pourraient impliquer. La question à laquelle nous essayons de répondre ici est la suivante : comment le spectateur occidental peut-il comprendre les codes de la représentation du théâtre iranien pour que les malentendus émanant des différences culturelles soient réduits au minimum ? Certes, ces différences impliquent également des questions sociales, politiques et religieuses.
On présuppose que l’on voit sur la scène des codes qui en auraient remplacé d’autres, que le spectateur occidental ignore. Nous devrions donc lui expliquer ce qui a été éliminé et ce qui a été remplacé. Une question se pose immédiatement : est-ce que nos explications réduiraient ces « malentendus » ? Je crois que la réponse est négative. Ne devrions-nous pas répondre plutôt à des questions comme : à travers quel dynamisme social, culturel et politique se forment et se communiquent les codes de la représentation en Iran ? Je souligne le terme de dynamisme car je crois qu’une telle approche est plus efficace pour que le « spectateur occidental » puisse comprendre, par exemple, pourquoi il est parfois interdit, dans un temps et lieu donnés, de parler de certains tabous religieux et politiques mais pas dans un autre espace-temps.
FS Avant de répondre, une courte introduction théorique s’impose. Je simplifie d’abord votre question : « comment le spectateur occidental peut nous comprendre ? ». Du point de vue de la sémiologie culturelle, c’est une question qui porte sur l’interculturalité. L’histoire de la culture est celle du dialogue interculturel. Que deux cultures puissent entrer en dialogue est dû au fait qu’elles sont à la fois similaires et distinctes. La similarité afin d’avoir une base d’entente et la distinction pour une motivation à aller vers autrui. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le théâtre occidental (plutôt français mais aussi russe) est importé en Iran via Tbilissi. C’est la base de la similarité. Puis, nous nous le sommes appropriés tout en ayant recours à nos codes historiques et culturels pour créer notre théâtre à nous. C’est la base de la distinction. Il y a donc possibilité de dialogue entre notre théâtre et le spectateur occidental. Je conceptualise ce dialogue comme traduction interculturelle. J’entends la traduction dans son sens large : différents systèmes complexes de codes entrent en jeu, allant des codes corporels, gestuels, comportementaux aux codes plus abstraits comme la langue, etc. Ainsi, je peux reformuler la question de départ comme suit : « comment le spectateur occidental peut « traduire » nos codes de la représentation dans sa culture ? ». Les codes ont toujours des aspects culturels et historiques. La majorité des codes de la représentation dans le théâtre iranien émanent donc des codes culturels plus généraux. Pour comprendre ces derniers, il faut un savoir sémiologique. Je distingue deux niveaux de savoir : la connaissance du contexte culturel et historique dans lequel les codes sont formés et l’expérience vécue par ceux qui emploient ces codes. Le spectateur occidental peut se procurer une connaissance du contexte mais l’expérience vécue ne lui est guère accessible, tout comme son expérience vécue à lui ne nous est pas accessible.
MZ En outre, les codes deviennent plus complexes quand il s’agit de contourner les interdits religieux et politiques. Il me semble que jusqu’ici nous sommes en train de décourager le spectateur occidental de nous comprendre !
FS Nous n’avons qu’un choix : lui expliquer dans quel dynamisme social et politique les codes de la représentation se forment et se transmettent en Iran. Quant aux codes
permettant de contourner les interdictions, nous les avons appris au cours de notre vécu social, culturel et politique. Ils sont même entrés dans notre inconscient collectif. Je continue avec un exemple : dans toutes les représentations théâtrales, films cinématographiques et séries télévisées, les femmes doivent couvrir leurs cheveux sous un foulard. Le spectateur iranien ne voit plus ce foulard. À force d’être redondant, il a été naturalisé. Pour le spectateur iranien, il est naturel de voir une femme se coucher dans son lit les cheveux couverts par un foulard. La spectatrice iranienne ne le fait pas elle-même dans sa vie réelle mais elle accepte ce code dominant. Mais ce qui est plus intéressant, c’est quand on veut montrer une femme étrangère ou une femme sans hijab de l’époque des Pahlavi1 : on met un chapeau sur le foulard ! Le chapeau n’était pas courant chez les Iraniennes, c’est donc un objet exotique ; il appartient à l’« autre ». Les codes de contournement sont tellement intériorisés que le spectateur iranien ne voit pas du tout le foulard. En voyant le chapeau, il se dit qu’elle est soit étrangère soit de l’époque de l’ancien régime. En effet, c’est une manière de montrer les cheveux de la femme. Le monde réel s’impose au moyen du contrôle qu’il exerce sur le monde dramatique. Ce dernier n’a d’autre choix que d’accepter mais il le contourne grâce à des stratagèmes. Celles-ci se transforment elles-mêmes en codes de représentation. La conséquence idéologique est que le foulard devient partie intégrante du corps féminin par le biais du processus de naturalisation. Il n’existe plus comme hijab.
MZ Le fait même d’interdire quelque chose n’aboutit-il pas justement à amplifier le contenu éliminé ?
FS C’est une question essentielle. À part certaines questions politiques particulières, l’appareil de contrôle en Iran, en l’occurrence celui du théâtre, n’est pas préoccupé par le signifié ou le contenu. Il ne lui importe guère si le spectateur saisit ce que l’on entend par un tel geste ou comportement. Ce qui lui importe est le signifiant ou la forme d’expression. Le contenu interdit doit être exprimé au travers de couches de significations complexes. Cela s’explique par la nature de la surveillance qui est l’exercice de l’omnipotence du pouvoir. Celui-ci rappelle sans cesse son omnipotence à l’artiste et au public afin qu’ils n’oublient jamais de se voir comme assujetti. Dès lors, ce qui importe, c’est l’exercice même de la surveillance plutôt que le contenu interdit. Ainsi, ce système de contrôle engendre une manière d’expression où les connotations occupent une place de choix. L’exemple par excellence est le cinéma populaire en Iran, qui est fort érotique. Le public se réjouit de voir un film érotique et aussi de découvrir cet érotisme à travers des signifiants. Cette substitution des signifiants se fait de différentes manières. Par métaphore ; par métonymie ; par des signifiants gestuels, corporels et comportementaux et par des figures de style comme l’euphémisme, les allusions, connotations, etc. Il faut dire que notre histoire est hantée par les allusions, connotations, métaphores et ce genre de stratagème. Cela a donné lieu à une sorte de rhétorique que j’appelle la rhétorique du contournement.