« Nous avons l’air d’une bande d’intellectuels occidentaux barricadés dans nos châteaux forts »

Entretien
Théâtre

« Nous avons l’air d’une bande d’intellectuels occidentaux barricadés dans nos châteaux forts »

Entretien avec Matthieu Goeury

Le 28 Août 2017
Schuldfabrik / BAM Photographers.
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Lau­rence Van Goethem : Existe-t-il, selon vous, un prob­lème spé­ci­fique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?

Matthieu Goeury : Il existe un prob­lème général dans nos sociétés occi­den­tales d’ac­cès des com­mu­nautés issues de l’im­mi­gra­tion à des postes de représen­ta­tion. Il n’y a pas, par exem­ple, d’en­traîneur de foot­ball noir de peau dans un club majeur en Europe, alors qu’une large par­tie des joueurs l’est. C’est le même mécan­isme qui se repro­duit dans les arts de la scène. Un homme blanc aura ten­dance à choisir un autre homme blanc comme représen­tant. Tant que nous ne parvien­drons pas à diver­si­fi­er nos con­seils d’ad­min­is­tra­tion, direc­tions de théâtre, direc­tions d’é­cole, enseignants en arts de la scène, nous ne pour­rons pas imag­in­er un accès aux scènes des artistes issus de l’im­mi­gra­tion plus en lien avec la démo­gra­phie de nos villes ou com­mu­nautés.

L. V. G. : Il sem­ble que le théâtre soit à la traine d’une ten­dance à la diver­si­fi­ca­tion des artistes, sen­si­ble en par­ti­c­uli­er dans la danse ou la musique, et à plus forte rai­son dans l’audiovisuel, depuis des années ? Pourquoi une telle résis­tance ou réti­cence ?

M.G. : Il faut regarder vers la for­ma­tion en théâtre. Com­bi­en d’é­coles sont dirigées par des hommes ou femmes issues de l’im­mi­gra­tion ? Com­bi­en d’en­seignants dans ces for­ma­tions ne cor­re­spon­dent pas au canon habituel de l’homme de théâtre blanc ? Encore une fois, nous avons une ten­dance naturelle au con­ser­vatisme et à faire des choix qui nous ressem­blent. Les musiques actuelles sont beau­coup plus divers­es parce que le bar­rage de la for­ma­tion y est moins impor­tant, on fait de la musique chez soi ou dans un local, sur son ordi­na­teur prin­ci­pale­ment. Et les acteurs com­mer­ci­aux ont com­pris qu’il y a une pro­duc­tion excel­lente par des artistes issus de l’im­mi­gra­tion et qui par­le à un large pub­lic.

L. V. G. : Le théâtre souf­fre-t-il d’une forme d’inconscient cul­turel colo­nial ?

M. G. : Ce n’est pas que le théâtre. Le secteur artis­tique n’est pas aus­si pro­gres­siste qu’on le pense. Nous tra­vail­lons dans un milieu où la com­péti­tion et la recherche de recon­nais­sance jouent un rôle énorme. Il est dif­fi­cile, dès lors, dans notre secteur finale­ment très néo-libéral, de créer des espaces de partage des priv­ilèges, puisqu’il s’ag­it de cela. Plus qu’un incon­scient colo­nial, je pense qu’il y a un incon­scient con­ser­va­teur dans notre milieu (et pas seule­ment). Nous sommes très retors au change­ment, il faut bien l’avouer.

L. V. G. : Com­ment élargir le recrute­ment des lieux de for­ma­tion aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les tra­vers et effets per­vers d’une poli­tique volon­tariste ?

M. G. : Pourquoi avoir peur d’une poli­tique volon­tariste ? Si nous ne sommes pas capa­bles de chang­er nos pra­tiques, il faut bien forcer les choses. Je ne suis pas par principe favor­able à une poli­tique de quo­tas, mais il faut bien avouer que si nous ne pas­sons pas par des inci­tants, cela risque de dur­er des dizaines d’an­nées avant d’avoir un secteur des arts de la scène représen­tatif de nos réal­ités démo­graphiques. Et d’i­ci là, nous avons l’air d’une bande d’in­tel­lectuels occi­den­taux bar­ri­cadés dans nos châteaux forts.

L. V. G. : Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est sus­cep­ti­ble de s’opérer la pro­mo­tion d’artistes issus de cul­tures minorées ?

M. G. : Il faut pou­voir partager nos priv­ilèges. Con­crète­ment, com­ment don­ner les mêmes chances à un ou une jeune per­son­ne issue de l’im­mi­gra­tion et, pour pren­dre un exem­ple car­i­cat­ur­al, d’une famille mod­este qui n’est pas en con­tact avec une pra­tique artis­tique ? Il existe des exem­ples. Le pro­jet Trans­fo­col­lect à Brux­elles dévelop­pé par l’artiste Haider Al Tim­i­mi et le dra­maturge Bart Capelle en parte­nar­i­at avec De Krieke­laar à Schaer­beek en est un. Ce pro­jet con­siste à offrir une for­ma­tion libre et gra­tu­ite à des jeunes qui souhait­eraient entr­er en école d’arts de la scène mais n’en ont ni les com­pé­tences, ni n’en con­nais­sent la procé­dure. En parte­nar­i­at avec le RITCS, ces jeunes artistes non-pro­fes­sion­nels sont for­més sur le long terme et peu­vent à terme accéder aux exa­m­ens d’en­trée avec les mêmes chances qu’un ou une jeune belge issue d’une famille où la pra­tique artis­tique est présente. Il ne s’ag­it pas de réduire nos priv­ilèges, mais plutôt de trou­ver une manière de les partager.

L. V. G. : Pourquoi les salles de spec­ta­cles sont-elles si homogènes sur le plan eth­nique ? Com­ment diver­si­fi­er aus­si les spec­ta­teurs ?

M. G. : Les codes que nous util­isons dans nos salles sont très mar­qués cul­turelle­ment. Arriv­er à une heure pré­cise, faire la file pour récupér­er son tick­et, repér­er le numéro de sa place, s’asseoir dans le noir pen­dant une heure ou plus, etc., ce sont des us forte­ment occi­den­taux et qui peu­vent être vus comme toute une série d’ac­tions étranges et d’ob­sta­cles pour d’autres com­mu­nautés ou des publics non habitués. Si on ajoute le fait que ce qui est représen­té sur scène et l’équipe sur le plateau sont sou­vent assez éloignés des préoc­cu­pa­tions et ques­tions de ces com­mu­nautés, cela en fait une série d’ob­sta­cles à franchir. Peut-être est-ce une ques­tion à pos­er à ceux que l’on veut voir dans nos salles ?

BAM Photographers.
BAM Pho­tog­ra­phers.
Shuldfabrik de Julian Hetzel est une performance / installation à voir en novembre 2017 au Vooruit à Gand.
Tous les entretiens et témoignages recueillis dans le cadre de notre dossier "défis de la diversité" sont réunis sur notre site.

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Matthieu Goeury
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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