Envisager la scène comme un laboratoire d’idées et de questions liées à l’humain dans le monde d’aujourd’hui, inventer des dispositifs de paroles et d’actions pour les partager avec le public sans dénoncer ou moraliser, voilà qui est au cœur de la démarche de la metteuse en scène liégeoise Dominique Roodthooft, que ce soit à travers une écriture de plateau ou le montage de textes non théâtraux. Une démarche à la fois réflexive et sensible qu’elle développe à partir du Corridor, la maison de création pour les arts vivants qu’elle a fondée avec le plasticien et écrivain Patrick Corillon. Rencontre.
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Aux sources de ton engagement dans le théâtre, il y a déjà une exigence de pensée très active, Dominique…
DR Depuis trente ans, je m’appuie sur les idées de gens fondateurs pour moi, que j’ai rencontrés dans mon premier métier d’assistante sociale : pas nécessairement des philosophes, plutôt des penseurs et des praticiens comme Raimundo Dinello, pédagogue et psychologue de l’éducation uruguayen, et Odette et Henri Bassis, fondateurs du Groupe français d’éducation nouvelle. C’est grâce à eux que j’ai commencé à m’intéresser de près à l’analyse et à la pédagogie institutionnelles, aux rapports de pouvoir dans les institutions (à ce moment-là, les écoles) avec ce qu’ils fabriquent comme êtres humains. Combattre l’échec, redon- ner à l’élève le pouvoir de construire ses savoirs, et cela de façon collective, était au centre de mes préoccupations. Plus tard, il y a eu la rencontre avec le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag qui m’a fait découvrir la rupture épistémologique avec la résistance traditionnelle (qui passe par la révolution pour prendre le pouvoir) et les nouvelles résistances avec, comme premier exemple, les Indiens du Chiapas et le sous-commandant Marcos : ils ont fait la révolution mais en refusant le pouvoir. Depuis ce moment-là, d’autres formes de résistances prennent de plus en plus de place dans notre société.
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En quoi l’espace de la scène t’a permis de développer autrement ces idées et pratiques ?
DR Quand j’ai compris que l’institution (un centre psycho-médico-social où je travaillais) me donnait un rôle auquel je ne pouvais échapper (la situation fait l’homme !) et que j’étais en totale contradiction avec mes convictions et mes actions, j’ai essayé de trouver un endroit où je pouvais dialoguer avec les gens et les emmener ailleurs ; la scène m’a paru un bon endroit, ainsi qu’un espace de liberté formidable. Mais je ne fais pas ce métier pour « faire du théâtre ». J’essaie d’inventer des situations qui me permettent de retrouver les valeurs auxquelles je crois, avec le pari de créer des expériences de vie dans lesquelles embarquer tout le monde dans une aventure collective où chacun peut apporter son contenu et où nous allons construire ensemble une forme toujours en mouvement. Pour moi, c’est ça la philosophie, c’est la recherche, le doute, le bégaiement, le devenir, le mouvement de la pensée qui s’accompagne du mouvement du corps… Le jeu de l’acteur ne m’intéresse pas en soi, ce n’est pas ma question.
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Faire d’une interrogation philosophique l’objet même du spectacle était au cœur de la trilogie des SMATCH, créés au Kunstenfestivaldesarts en 2009 et 2011 pour les deux premiers, et au Manège de Mons en 2013 pour le troisième.
DR J’y ai développé plus formellement le fait d’amener la pensée sur scène et de la partager avec un public, en mettant en place un dispositif d’actions qui permette aux gens de penser par eux-mêmes, de faire des liens pendant qu’ils assistent à la représentation. Ce sont les traces qui restent de mes premières rencontres avec les grands pédagogues que j’ai évoqués plus haut. Je cherche à obtenir chez les spectateurs une mise en mouvement de la pensée, à actionner leur potentiel de création. SMATCH[1] touchait à la manière dont les croyances s’organisent pour finir par devenir la réalité elle-même. SMATCH[2] parlait de la question de la vie même de l’homme et de son déracinement, à travers sa relation sensible aux végétaux et à la terre. SMATCH[3] partait de l’anatomie pour interroger la force et la fragilité de notre condition humaine face aux pouvoirs qui s’exercent sur les corps comme sur les esprits.