Angelo Bison: acteur, deux fois lauréat des « Prix de la Critique» belges (seul en scène). En 2005 pour Fabbricad’Ascanio Celestini et en 2017 pour L’Avenirdurelongtempsd’après Althusser). Michel Bernard: metteur en scène de deux lauréats des « Prix de la critique » belges (seul en scène). En 2007, Frédéric Haugness pour Sic’estunhommede Primo Levi et en 2017, Angelo Bison dans L’Avenir dure longtemps d’après Althusser.
Lors d’un colloque sur Althusser, « Penser, agir », qui se tient à Cerisy, fin juin, ses anciens étudiants, Étienne Balibar, co-auteur de Pour Marx et Alain Badiou parleront de l’« actualité » de leur « maître ». On célèbre en octobre le centième anniversaire de la mort d’Althusser et il a vécu, il y a cinquante ans, un « mai 68 » compliqué au sein de l’appareil du parti communiste. Ce colloque prouve que le marxisme « philosophique » n’est pas mort, même si la disparition de l’URSS coïncide avec la mort d’Althusser, en 1990, dans un hôpital psychiatrique. La catastrophe de sa vie, le meurtre de sa femme, a lieu à l’automne 1980, au sein même de la prestigieuse École Normale de la rue d’Ulm. Un meurtre commis en état de démence et qui crée la stupeur : un philosophe marxiste, membre du PC et proche de Lacan, coqueluche de l’intelligentsia parisienne pendant vingt ans, et qui finit dans la rubrique des « faits divers » ! Le « non lieu » dont il bénéficie provoque un scandale et un lynchage violent. Interné pendant plus de deux ans et protégé du monde extérieur, il redécouvre la réalité progressivement et un article du Monde le met en cause. Il se rend compte que sa folie l’a privé du procès que sa conscience lui impose. Il se lance alors en 1985 dans une longue confession de plus de trois cents pages qu’il n’osera pas publier de son vivant, mais qui sera souvent rééditée après sa première édition en 1992. Dans cette autobiographie, L’Avenir dure longtemps, Althusser ne s’épargne pas en décrivant sa relation sadomasochiste avec Hélène, conclue par un meurtre dont il est « absent ». « La matière, écrit son éditeur, Olivier Corpet, en est la folie… la seule possibilité pour le sujet est de se décliner comme fou, puis meurtrier, et pourtant, toujours philosophe et communiste. » Un choc pour de nombreuses personnes dont le metteur en scène Michel Bernard qui obtient, bien plus tard, les droits théâtraux sur l’œuvre. De cette remontée dans l’enfance pour expliquer l’inexplicable, Michel Bernard a laissé tomber le « document », passionnant à la lecture, de la naissance difficile d’un philosophe marxiste, né chrétien et fils de colons français en Algérie. Il n’a logiquement retenu que le drame, traité dans la retenue d’un monologue « philosophique », par la mise en question d’une « identité » rompue. Avec un acteur exceptionnel, Angelo Bison, récompensé d’un « Prix de la critique » 2017, catégorie « seul en scène ». Voici leur témoignage.
CJ
En quoi le récit d’une vie dominée par un meurtre inexplicable est-il un « sujet philosophique » ?
MB Mon adaptation de L’Avenir dure longtemps a reconstruit un récit au plus proche de la tangente du normal et du pathologique. « Le premier événement dans la vie d’Althusser, disait Heiner Muller, a été le meurtre de sa femme. Il devient un sujet au moment du meurtre et doublement dans la définition de non-responsabilité de son acte ». Althusser déploie une ou des pensées au travers de cette autobiographie ou de cette « trauma-graphie » : celle de redéfinir le sujet. Qu’est-ce que le sujet d’une vie ? Qu’est-ce que la vie d’un sujet ? Et surtout lorsqu’on inscrit le sujet dans une histoire (ou dans l’Histoire), il ne peut évacuer ses parts intimes, ses désastres et ses compulsions. Le sujet était ce qui allait se construire entre le dire de l’acteur, Angelo Bison et l’imagination (l’oreille) du spectateur.
CJ
Le sujet le plus « visible », immédiatement sensible pour le public, c’est une histoire d’amour fracassé.
MB À partir du moment où le texte et l’écriture étaient le lieu impératif de la représentation théâtrale, qu’importent les sujets abordés ? Que ce soit l’intime de sa propre sexualité ou de sa sexualité avec les femmes, ses rapports au monde, son ambition de tout dire ou d’« en dire le plus possible ». Pour qu’en fin de compte, le spectateur soit le dernier acteur de la représentation : celui d’être juge ou en tout cas de porter un juge- ment. À ce moment-là, le spectateur inscrit dans l’Histoire la parole d’Althusser et lui redonne une place de sujet. Il fait revenir Louis du néant de son propre nom.