Olivier Dubouclez : De la philosophie au théâtre, la continuité ne va pas de soi, non seulement parce que la philosophie, à quelques notables exceptions, s’est longtemps méfiée de la « représentation » et du « spectacle », mais aussi parce rien n’assure de prime abord que le théâtre constitue un lieu ouvert à l’acte philosophique. Une singularité de votre parcours tient pourtant au rapport qui s’y noue entre la scène – comme auteur, acteur ou metteur en scène – et la pensée spéculative – comme philosophe, théoricien du théâtre et universitaire. Vous avez d’ailleurs consacré à cette question un ouvrage en 1997, Relation (entre théâtre et philosophie). Pourriez- vous revenir sur la façon dont ont cohabité chez vous ces deux domaines de création et de pensée ?
Denis Guénoun J’ai vécu d’abord cette relation sur le mode de l’hétérogénéité : quand je faisais de la philosophie, je ne parlais pas nécessairement de théâtre et, une fois au théâtre, en particulier dans mon travail de metteur en scène, je recherchais la radicalité de l’acte dramatique pour lui-même, en montant notamment du Shakespeare – Roméo et Juliette, La Nuit des rois, Jules César (1975 – 1976). J’ai ensuite mis en scène des pièces dont j’étais moi-même l’auteur, et mon travail n’avait rien de visiblement philosophique et n’était d’ailleurs pas perçu comme tel. Au contraire, on me faisait le grief de donner dans le « théâtre populaire », en proposant des drames historiques, notamment avec la Trilogie de Pâques (1985 – 1992). Je me suis arrêté alors et suis revenu à la philosophie, à plein temps et pour elle-même, philosophie dont l’objet était principalement politique. La conjonction entre théâtre et philosophie s’est faite plus tard, même si au moment de la Lettre audirecteur de théâtre (1996), il y avait déjà un intérêt pour cette « relation ». Le théâtre y posait une question à la philosophie : « Toi, philosophie, es-tu capable de t’exposer ? Puisque, toi aussi, tu es affaire d’exposition, viens donc sur scène et voyons ce qui arrive… ». C’était justement ce que dans la Lettre, dans le texte qui posait cette question, je prétendais réaliser.
OD Peut-on dire que votre « première manière », tournée vers l’Histoire et soucieuse d’abord de raconter, était en rupture avec une certaine idée, et même avec une certaine philosophie du théâtre ?
DG Indiscutablement. Au théâtre, comme ailleurs, j’ai toujours été animé par une certaine passion pour le réel, très proche de la démarche documentaire telle qu’on la trouve au cinéma. Or, dans les théories philosophiques du théâtre, on considère souvent qu’il y a une incompatibilité entre le théâtre et pareille façon de rendre compte de la réalité. Pour Szondi le drame est un monde clos, fermé sur lui-même. On trouve déjà cette idée chez Nietzsche et dans la tradition : le fait d’aller chercher quelque chose qui a vraiment lieu est la destruction du dramatique. Briser cette clôture est l’un des moteurs de la démarche brechtienne dont je suis héritier, même si à l’époque où le brechtisme était dominant, je n’étais pas personnellement engagé sur ce plan.
En ce qui me concerne, la volonté de rendre compte de quelque chose qui a eu lieu ou qui a lieu est passée par le rapport à l’Histoire. Je n’ai pas totalement abandonné cette voie : il y a eu par exemple Mai, juin, juilleten 2012. Mais, à la fin des années 1990, c’est le réel autobiographique qui s’est imposé, avec en particulier Scène (1997) dont le personnage principal porte mon nom et Un Sémite (2002) qui, à ce jour, est mon principal livre autobiographique et qui était une réponse à une commande de théâtre de Michel Voïta.
OD Le recours au « je » était aussi une façon d’introduire une certaine réflexivité sur la scène ?
DG Et surtout de poser une question qui n’a cessé de m’occuper : celle de savoir ce qui a lieu sur la scène au moment précis où on joue ; non pas la question de la scène en général, mais celle de l’événement. La Lettre au directeur de théâtre répondait à ce besoin en proposant une sorte de pirandellisme. C’était aussi une façon de prendre les choses au point où les avaient laissées Beckett : faire droit à cette fascination pour la scène, pour ce qui a lieu là, jusqu’à une certaine extinction du texte. Aux corps prochains (2015) est la pièce où je suis allé le plus loin dans l’extinction de l’écriture d’auteur pour laisser la place à une « écriture de plateau », liée à une forme d’organisation collective, et qui débouche à la fin sur une « Déclaration », un texte affirmant la radicalité de son écriture et faisant irruption par là, comme si l’on amenait soudain sur les planches un animal ou une machine.
OD Dans plusieurs de vos spectacles récents, la conjonction entre théâtre et philosophie est devenue explicite : La Nuit des buveurs (2008), adaptation du Banquet de Platon, Qu’est-ce que le temps ?(2011), mise en scène du livre XI des Confessions, et Aux corps prochains (2015), sous- titré « Sur une pensée de Spinoza ». Qu’est-ce qui a motivé cette plongée soudaine dans la philosophie et les grands auteurs de la tradition ?
DG Inviter la philosophie sur scène signifie pour moi interroger plus profondément et plus radicalement l’acte théâtral pour lui-même, cela pour au moins deux raisons. La première, c’est que les très grands textes de théâtre sont tous de très grands textes de pensée, au sens où la manière dont l’énoncé théâtral est élaboré et introduit par ces auteurs est une chose extraordinairement dense en pensée. Et ce constat peut s’appliquer à l’approche de la philosophie par le théâtre : quand on prend Augustin, Spinoza ou Platon, le théâtre permet d’épurer cet élément de pensée, à la condition d’une certaine écriture du texte philosophique qui l’extraie de sa gangue.
Mais il y a une seconde raison. La question philosophique essentielle pour moi est celle de l’extériorisation : celle de la phénoménalité, de l’expression, de la création au sens théologique. C’est la question esthétique au sens hégélien, dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit : « La force de l’esprit est seulement aussi grande que son extériorisation, sa profondeur, profonde seulement dans la mesure où elle ose s’épancher et se perdre en se déployant ». Or cette question ne se pose jamais de façon aussi aiguë que sur la scène : si le peintre ou le sculpteur donne à ce devenir-extérieur la forme d’une œuvre d’où ils se retirent par après, la praxis de l’acteur fait qu’il se trouve dans un acte qui est aussi lui- même. L’acteur vit ce devenir-extérieur à même sa personne. C’est ce que l’on a très fortement vécu avec Qu’est-ce que le temps ? : un point d’indistinction entre ce dont parlait le texte et ce que vivait l’acteur. Ce qui se traduisait par des questions du public à Stanislas Roquette : « Est-ce que vous croyez en Dieu ? », ou pour le spectacle Artaud-Barrault (2010) : « Est-ce que vous n’êtes pas en train de devenir fou ? »
OD Qu’est-ce que le temps ?, à cet égard, a un statut particulier : le drame de penser s’y présente à nu ; Augustin constitue la question, dans un effort qui confine au désespoir, et ensuite, selon les mêmes modalités, arrache une réponse à sa propre confusion. N’est-ce pas l’acte philosophique qui se phénoménalise alors – la question et sa résolution offerte dans le mouvement continu d’une genèse ?
DG Oui, et ce que je dois souligner, c’est que la mise en scène s’est construite à partir d’une certaine nudité, d’un non-savoir. On ne savait rien d’abord sur Augustin et on ne savait rien sur ce qu’il était possible de faire. Nous n’avions pas l’idée de ce que nous voulions montrer. Stanislas Roquette me demandait toujours : « Est-ce que c’est du théâtre ? Penses-tu que ça fasse vraiment du théâtre ? » Pour que cela soit du théâtre, il fallait certaines circonstances qui sont sans doute en lien avec le mouvement de genèse que vous évoquez : une scène vide, un acteur qui n’est pas un « philosophe », une ignorance jusqu’à un certain point d’Augustin lui-même, de sa figure historique, doctrinale, pour se laisser interroger par les mots et voir comment rendre compte de leur enchaînement en termes d’énergie scénique. Je pense souvent à ces passages magnifiques où Deleuze parle de l’écriture philosophique. Je crois que le théâtre ne fait rien d’autre qu’aggraver ce que l’écriture fait à la philosophie, en travaillant son corps langagier qui est un corps physique, en le prenant au mot.
OD Dans ce transfert de la philosophie vers le théâtre, il y a un concept particulièrement important : l’hypothèse. Ce terme donne son titre à Hypothèses sur l’Europe (2000), et il se retrouve aujourd’hui dans votre dernier spectacle, Soulever la politique créé à Genève en novembre 2017, qui est une « Hypothèse-théâtre ». Comment l’hypothèse peut-elle être un ressort de l’écriture dramatique ? Faut-il y voir un appel à l’expérimentation ?
DG Le mot « hypothèse » a d’abord été un leitmotiv, dont l’insistance relevait de raisons qui, sur le moment, m’échappaient un peu. Le signifiant précède parfois les décisions théoriques et engage quelque chose qui n’est pas toujours conscient. Il reste néanmoins que l’hypothèse est aussi un acte de pensée visant à se demander « et si… », « et si c’était ainsi ». Ce qui dans le cas du spectacle de 2017 est devenu un acte de « pensée ensemble » : « Et si on refaisait la politique ? »
OD Une hypothèse formulée en commun, donc – un acte philosophique à plusieurs ?
DG Oui, véritablement. Au départ, nous n’avions rien d’autre que le titre, Soulever la politique. Notre premier acte de pensée fut de constituer une équipe d’acteurs : nous voulions « soulever la politique » depuis la Corée, le Laos, le Congo et l’Aveyron. Il y avait une thèse derrière cela : la politique est affaire de monde ; il n’y a désormais rien d’autre qu’une politique-monde ; même la plus locale est mondiale. À partir de là, nous avons mis sur pied un protocole d’improvisation assez précis où l’un faisait une « conférence de presse » tandis que les trois autres l’interro- geaient sur son histoire. Il ne s’agissait pas de dire quels étaient nos problèmes communs ou ce que l’on pouvait faire ensemble : il s’agissait d’être ensemble. Parce qu’Eunil est née à Gwangju, j’ai découvert à cette occasion un événement de l’histoire mondiale dont je ne savais rien, les mas- sacres de Gwangju en 1984, événement essentiel dans l’histoire de la Corée – et du monde. Boun Sy a fui le Laos dans les années 1970. Ce sont quatre guerres qu’Alvie a traversées, au sens physique du mot. La politique qui vient sera faite à partir de ça, de ces histoires, mais aussi de ce rapprochement entre nous, de la philia entre une Coréenne et une Africaine qui ne se connaissaient pas et qui sont devenues inséparables.
OD Le spectacle s’est donc écrit en collaboration avec les comédiens, comme c’était déjà le cas d’Aux corps prochains.
DG Dans Soulever la politique, la démarche était toutefois différente. Chacun racontait des histoires, et sur la base des récits des acteurs, je me mettais à écrire pour eux, sans du tout me contenter de reprendre ce qu’ils avaient dit : j’étais en dialogue avec leurs histoires, mobilisant moi-même un certain imaginaire ; et ce qui s’est composé alors, c’est un étrange rôle qui leur res- semble mais qui n’est pas du tout eux, où ce sont mes mots et pas les leurs. Ce qui pose la question de savoir dans quelle mesure pareils rôles peuvent être repris, étant entendu que le statut du théâtre, c’est la possibilité de reprendre… J’ai été pas- sionné par cette démarche d’écriture, par cette élaboration d’un nouveau rôle, situé quelque part entre eux et moi.
OD Un tel projet fait songer à un philosophe qui vous est cher, Rousseau, et à la si problématique institution du pacte social. L’histoire que chacun raconte, sa « conférence », serait alors une façon de « se séparer de soi-même », comme dit Le Manuscrit de Genève, de s’avancer pour « activer » le pacte…
DG On pourrait parler d’une « hypertopie » : si l’utopie est sans lieu, il s’agit ici de ce qui a lieu lorsque nous, acteurs et actrices, nous sommes ensemble et que nous nous retrouvons à travers nos histoires. Les comédiens m’ont d’ailleurs beaucoup questionné là-dessus. Est-il possible de refaire de la politique, de refaire le monde, et comment s’y prendre ? En vérité, on ne voit pas bien comment faire. À part, peut-être commencer par être présents les uns aux autres. C’est l’acte précisément, cet être-ensemble que nous expérimentons. Et c’est la grandeur du théâtre, car cette aventure de construire une existence commune et un lieu commun est singulière. Par cette opération, les ghettos sociaux où nous vivons sont comme suspendus. Désormais, j’ai une amie africaine, un ami laotien, une amie coréenne, et ça, c’est l’acte de théâtre. Ce qui ne veut pas dire que nous ayons surmonté toutes les difficultés posées par le spectacle, et que nous soyons parvenus à un résultat qui nous satisfasse entièrement…
OD À un certain moment, dans l’acte III, l’acte fondateur dont vous venez de parler est retourné vers la salle avec l’appel au « vote mondial ». Vote qui ne vaut pas par le contenu particulier qu’il exprime, mais par la déclaration unanime qu’il entend accomplir. Chacun est appelé à se prononcer. N’est-ce pas, comme à la fin du Citoyen, une sorte de « bombe démocratique » ? L’acte théâtral ici ne retrouve-t-il pas, comme performance, toute son effectivité politique ?
DG C’est aussi toute la difficulté ! Comment basculer du dramatique au politique ? Le spectacle s’ouvre sur une phrase de Stanislas Roquette : « Au départ, nous ne voulions pas faire un spectacle intitulé Soulever la politique… Notre but était de soulever la politique ». Mais cette phrase pose évidemment un problème : passer du spectacle Soulever la politique, à l’acte effectif du soulèvement. C’est la question de la « césure », au sens que Lacoue-Labarthe a donné à ce terme, et, en effet, il y a une césure dans la pièce. Comme dans LeCitoyen, il y a une fable, mais ici la fable finit par se briser. Le moment de la cassure a été extrêmement difficile. Ce n’est pas possible théâtralement de casser de cette façon : comment raconter une belle histoire, et tout à coup s’arrêter pour parler de ce qui a lieu, de la politique justement ? Une polémique est née autour du geste sacrificiel à la fin de l’acte II. Pourquoi le sacrifice s’arrête-t-il ? Selon moi, il était essentiel que cet arrêt soit sans raison. C’est une grâce, située en dehors de l’explication causale. S’il y avait de la causalité, on resterait prisonnier de la fable et l’on ne parviendrait pas à aller dans la salle. Stanislas Roquette a fini par trouver une solution à cette difficulté, en tombant dans la salle depuis la scène. Événement qu’on ne peut récupérer dans le poème, qui coupe la trame où l’on était installé pour donner lieu à la politique. Toute la question néanmoins est de savoir ce qu’est cet acte, ce qu’est un acte en général. Est-ce un acte pur ? Comment éviter le tranchant du « décisionnisme » à la Carl Schmitt, l’arbitraire de l’acte souverain ?
OD Plutôt qu’un acte déjà accompli, n’est-ce pas ici l’appel à un acte commun – un acte qui demande à être repris par la multitude ?
DG C’est une interprétation, en effet, qui m’a été suggérée par Esa Kirkkopelto dans un autre contexte, à propos de la Révélation. Il le formulait alors en termes benjaminiens : la Révélation ne serait pas un donné, mais une tâche. Il en irait de même ici. Je conteste l’acte pur dans son amont, dans son autoritarisme et sa brutalité, mais il faut le voir aussi dans son aval, dans sa proposition, dans sa tâche.