Théâtre et musique : montage et décloisonnement

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Théâtre et musique : montage et décloisonnement

Entretien avec Mathieu Bauer

Le 27 Nov 2013
Éléonore Auzou-Connes et Romain Pageard dans Western, librement inspiré du roman de Lee Wells et du film La Chevauchée des bannis d’André de Toth, adaptation et mise en scène Mathieu Bauer, Nouveau Théâtre de Montreuil – CDN, 2018. En bas : Emma Liégeois et Romain Darrieu. Photos Jean-Louis Fernandez.

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Éléonore Auzou-Connes et Romain Pageard dans Western, librement inspiré du roman de Lee Wells et du film La Chevauchée des bannis d’André de Toth, adaptation et mise en scène Mathieu Bauer, Nouveau Théâtre de Montreuil – CDN, 2018. En bas : Emma Liégeois et Romain Darrieu. Photos Jean-Louis Fernandez.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 136 - Théâtre Musique
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CT
Com­ment l’association de la musique avec le théâtre est-elle venue dans ton par­cours 

MB Par­lons peut-être du ciné­ma pour par­ler de la musique : c’est le chem­ine­ment qui a été le mien. La musique fait, à bon ou mau­vais escient, par­tie inté­grante du ciné­ma ; son usage y est cod­i­fié, recon­naiss­able. Quand j’ai com­mencé à faire du théâtre, la ques­tion du ciné­ma était pré­dom­i­nante : plus pré­cisé­ment celle du mon­tage, essen­tielle au ciné­ma. Qu’y a‑t-il entre les plans ? Sou­vent la musique fait le lien. À nos débuts, avec la com­pag­nie Sen­ti­men­tal Bour­reau, on ne se posait pas toutes ces ques­tions, mais on baig­nait dedans, c’était con­cret : il fal­lait se met­tre d’accord sur la manière d’opérer. Com­ment agencer les textes à par­tir des sujets, trou­ver des trans­po­si­tions sur le plateau… ? J’ai le sen­ti­ment que, dans ces mon­tages par­fois un peu abrupts, la musique a fait le lien. Elle per­me­t­tait de digress­er, rebondir, de créer des passerelles entre les dif­férents textes, et toutes les asso­ci­a­tions d’idées qu’on pou­vait faire. Et puis, il y avait une pra­tique : je suis musi­cien de for­ma­tion, per­cus­sions clas­siques, puis bat­terie. Vers seize ans, je suis par­ti sur les routes avec des groupes de rock, j’ai beau­coup aimé ça, et je crois en avoir tou­jours gardé un rap­port direct et instinc­tif d’énergie. Mais on en fait vite le tour, à par­tir du moment où l’on a une cer­taine curiosité, ce qui était notre cas – je dis « notre », car il y avait déjà avec moi Syl­vain Car­tigny, bassiste et gui­tariste, et nos pra­tiques sont intime­ment liées… Vers dix-huit ans, on s’est dit qu’il nous man­quait les rap­ports à l’image, au texte, à la pen­sée. On a com­mencé à rêver d’albums ou de con­certs con­cepts, d’opéra rock… On écoutait beau­coup Franck Zap­pa, les Bea­t­les, les Stones, Bartók, Stravin­sky, Char­lie Min­gus… C’était très éclec­tique. On a eu le désir de pro­longer notre geste. Et il y avait égale­ment un désir de théâtre, puisque famil­iale­ment je viens de là… Très vite, donc, il y a eu l’envie de réu­nir ces amours : ciné­ma, lit­téra­ture, musique, théâtre. On a invité quelques cama­rades à nous rejoin­dre : des musi­ciens, et des gens venant du théâtre, comme Judith Hen­ry. De ce groupe est né Sen­ti­men­tal Bour­reau, et nous avons com­mencé à faire du théâtre avec, comme pos­tu­lat, qu’on mon­terait des spec­ta­cles à par­tir d’essais, de livres d’art, de jour­nal­isme, de scé­nar­ios, du ciné­ma – aucun texte dra­ma­tique – et pourquoi pas de la musique, mais c’est arrivé un peu plus tard. 

CT
Que pre­nait en charge la musique dans ces pre­miers spec­ta­cles ?

MB L’énergie, et la ten­sion. Avec l’âge, j’ai appris à tra­vailler avec le corps d’un acteur, sa voix, sa capac­ité à incar­n­er, mais à l’époque, on n’avait pas du tout cette capac­ité, ni la volon­té. On avait une approche très formelle, on pro­dui­sait des signes, des images, mais pas à l’endroit de l’interprétation. D’une cer­taine façon, la musique venait s’y sub­stituer.

CT
L’énergie, mais aus­si l’affect ?

MB Oui, quand même… Mais c’est là que je me méfie de la musique, et c’est pour ça aus­si que je fais du théâtre : la musique peut être très manip­u­la­trice ; trois accords un peu répéti­tifs, et tu obtiens tout de suite l’émotion souhaitée. C’est pour cela qu’elle peut par­fois devenir indé­cente dans cer­tains spec­ta­cles, soulig­nant, accom­pa­g­nant, cap­tant l’attention, dis­ant ce que le spec­ta­teur devrait ressen­tir… On con­naît ces codes par cœur, ils sont insup­port­a­bles. On n’utilisait pas cela avec Sen­ti­men­tal Bour­reau, on l’évitait même à tout prix, mais l’énergie. Et l’adresse : l’arrivée des micros sur les plateaux, que tout le monde a emprun­tés grosso modo à la pop ou au rock, a fait tomber défini­tive­ment, pour moi en tout cas, le qua­trième mur. Et c’était juste par rap­port au théâtre qu’on voulait con­stru­ire. Toutes les comé­di­ennes chan­taient, on pou­vait donc facile­ment insér­er des moments de chan­son, comme on pou­vait en trou­ver dans cer­tains films qu’on aimait. D’un côté, il y avait ce tra­vail avec la com­pag­nie, et, de l’autre, on avait une activ­ité de musi­ciens sur d’autres spec­ta­cles : les Impré­ca­tions de Michel Deutsch (qui réu­nis­saient André Wilms, Judith Hen­ry et Marie Payen, et six musi­ciens dont ceux de Sen­ti­men­tal Bour­reau, au sein d’un groupe qu’on avait appelé Sen­ti­men­tal Trois Huit) ont été très impor­tantes. Michel avait écrit ces textes dans une tra­di­tion brechti­enne et mül­le­ri­enne (le mon­tage, encore), et notre musique y jouait un rôle essen­tiel d’articulation, de liant, d’énergie, ou de moments sin­guliers. Notre pra­tique musi­cale était très par­ti­c­ulière, ce n’était pas une approche de com­pos­i­teurs : en ter­mes d’écriture, il n’y avait pas chez nous la con­science d’une gram­maire…

Éléonore Auzou-Connes et Romain Pageard dans West­ern, libre­ment inspiré du roman de Lee Wells et du film La Chevauchée des ban­nis d’André de Toth, adap­ta­tion et mise en scène Math­ieu Bauer, Nou­veau Théâtre de Mon­treuil – CDN, 2018. En bas : Emma Lié­geois et Romain Dar­rieu. Pho­tos Jean-Louis Fer­nan­dez.

CT
Une con­science de faire du théâtre musi­cal ? Vous ne définissiez pas du tout votre pra­tique en ces ter­mes ?

MB Non. Ce que j’ai très vite remar­qué, c’est que la musique avait une part énorme dans nos spec­ta­cles, de même que dans les spec­ta­cles de Deutsch aux­quels nous par­tici­p­i­ons. Mais on n’en avait pas con­science, parce qu’on n’avait pas, ou très peu, de com­men­taires dessus. Les cri­tiques de théâtre qui venaient voir nos spec­ta­cles, dans lesquels il y avait trente min­utes de musique sur une heure quinze, nous fai­saient des retours sur ce qu’on avait pro­duit en ter­mes de lit­téra­ture, de sens, ou même de rap­port à l’image, mais pas sur la musique. Donc, pen­dant longtemps, je n’ai jamais con­sid­éré que je fai­sais du théâtre musi­cal. On fai­sait du théâtre avec de la musique, c’était une des com­posantes avec lesquelles on tra­vail­lait. Puis, nous avons joué en Alle­magne, et là, pour la pre­mière fois, on a eu des arti­cles assez incroy­ables sur la musique, bien con­stru­its, avec des références. Cela nous a don­né con­science du pou­voir de la musique dans notre tra­vail. Il y a là-bas une tra­di­tion, brechti­enne en par­ti­c­uli­er, de la musique sur la scène. Karl Valentin, les Dada, Hanns Eisler-Brecht, Kurt Weill-Brecht, jusqu’à Ein­stürzende Neu­bat­en, les pièces radio­phoniques… Les spec­ta­cles de Cas­torf sont rem­plis de musique, par exem­ple, plutôt rock ou folk. En France, je ne trou­ve pas d’équivalents. Il y avait un peu Alex­is Foresti­er, qui venait plutôt de la chan­son et avait bas­culé vers le texte, très influ­encé par Dada et les con­tre-cul­tures, le punk… Sinon, on était du côté de la musique con­tem­po­raine, de la musique sérieuse, mais nos par­ti­tions ne ressem­blent absol­u­ment pas à ça, elles s’adressent à des comé­di­ens qui ne savent pas lire la musique. Il y a eu aus­si la décou­verte des spec­ta­cles d’Heiner Goebbels, qui, eux, s’inscrivaient vrai­ment dans une asso­ci­a­tion entre les deux dis­ci­plines. Goebbels qui, juste après Ou bien le débar­que­ment désas­treux, avait fait un spec­ta­cle mag­nifique sur un de nos albums préférés, Pet Sounds des Beach Boys. On était dans la musique savante, mais il était aus­si pos­si­ble de con­stru­ire sur la cul­ture pop des spec­ta­cles ultra-savants. Ça a été un choc, et on s’est dit qu’il y avait quelque chose qu’il fal­lait un peu plus affirmer à l’endroit de la musique, qui était une de nos spé­ci­ficités. Et l’écriture de Müller aus­si, l’idée de matéri­au : tra­vailler avec des frag­ments, recon­stru­ire à par­tir des ruines. J’étais com­plète­ment dans cette logique.

CT
Le fait que Hein­er Goebbels fasse de la musique savante tout en venant du punk, des musiques expéri­men­tales, cela ouvrait un espace pour toi ?

MB Oui, il venait de la Rote Fan­far, qui jouait dans la rue pour accom­pa­g­n­er les man­i­fes­ta­tions dans les années 1970, avec un réper­toire de chan­sons révo­lu­tion­naires de Hanns Eisler…

CT
Eisler est pour toi un maître de théâtre musi­cal ?

MB Oui. Il est musi­cale­ment bien plus intéres­sant que Kurt Weill, en ter­mes de com­plex­ité d’écriture, d’harmonie, de tim­bres… Énor­mé­ment emprun­tés au jazz, qu’on aimait aus­si beau­coup, car il y souf­flait un vent de lib­erté. Les années 1930, c’est mag­nifique : Eisler, Duke Elling­ton… Et là, on par­le des rap­ports entre cul­ture pop­u­laire et cul­ture savante. C’est ce que j’ai tant aimé chez Bartók : toutes ses pièces à par­tir des mélodies et chan­sons folk­loriques qu’il est allé recueil­lir dans les cam­pagnes hon­grois­es et roumaines. Pour Bartók, il n’est pas pos­si­ble de se couper des racines pop­u­laires, au risque d’une rup­ture avec le peu­ple (au meilleur sens du terme) et le monde. La ques­tion de ce qui nous réu­nit tous et qui est peut-être de l’ordre de l’universel – une mélodie qu’on recon­naît, qu’on peut iden­ti­fi­er, chan­ton­ner, faire sienne – me hante : com­ment on est tra­ver­sé par les émo­tions sans qu’elles se lim­i­tent à notre petit « moi » per­son­nel, mais peu­vent porter une aspi­ra­tion à plus loin que nous. Populaire/savant : j’ai aus­si aimé le ciné­ma pour ça. Et je crois que chez les com­pos­i­teurs que je préfère, que ce soit Zap­pa ou Eisler, il y a tou­jours, même dans les écri­t­ures les plus com­plex­es, quelque chose qui est iden­ti­fi­able. J’essaie moi-même d’amener les gens à des endroits où je con­sid­ère qu’il y a tou­jours une porte d’entrée pos­si­ble, même dans ce qu’on pour­rait con­sid­ér­er comme la pointe de la rad­i­cal­ité. Pour moi, tout fait théâtre, tout peut faire sens, mais la ques­tion est : com­ment trou­ver des points de jonc­tion, com­ment pou­voir s’y pro­jeter ? La musique per­met cela. Quand je suis arrivé à Mon­treuil en tant que directeur, je me suis vite dit que le rap­port entre théâtre et musique était un endroit où, poten­tielle­ment, un dia­logue pou­vait se met­tre en partage avec les spec­ta­teurs.

CT
La ques­tion de com­ment cer­taines musiques peu­vent touch­er tout le monde est très prég­nante dans tes derniers spec­ta­cles…

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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