Discours des matières et des éléments dans l’œuvre de Phia Ménard

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Critique

Discours des matières et des éléments dans l’œuvre de Phia Ménard

Le 24 Oct 2019
Contes Immoraux - Partie 1 - Maison Mère - ©️Jean-Luc Beaujault

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Contes Immoraux - Partie 1 - Maison Mère - ©️Jean-Luc Beaujault
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 138 - Arts de la scène et arts plastique
138

Eau, vent, terre et ciel. Phia Ménard fait feu de tout bois. Dans des créa­tions inclass­ables qui organ­isent la présence du corps dans un espace semé d’embûches, la jon­gleuse et met­teuse en scène dompte les matières et joue avec les élé­ments. Depuis 2008, elle crée des pièces trans­dis­ci­plinaires avec la farouche inten­tion de repouss­er les lim­ites habituelles de la scène. Sans doute guidée par l’adage « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se trans­forme », elle a bap­tisé sa com­pag­nie Non nova : Non nova, sed nove. (Nous n’inventons rien, nous le voyons dif­férem­ment).

À la manière de Bachelard 1, Phia Ménard se joue des Élé­ments.

Dans son cycle sur l’air, elle crée L’après-midi d’un foehn 2 il y a une dizaine d’années et invente un dis­posi­tif scénique à mi-chemin entre la piste de cirque et le castelet. Un cer­cle, entouré de ven­ti­la­teurs, con­stitue la piste de danse qu’occupera une inter­prète capée. Telle une étrange maîtresse de céré­monie, celle-ci crée des per­son­nages fab­riqués à vue dans des sacs en plas­tique… L’air pul­sé par les ven­ti­la­teurs donne l’illusion de vie à ces petits sachets qui se met­tent à danser dans les airs. Gon­flés à bloc sous la baguette invis­i­ble de leur manip­u­la­trice, les per­son­nages en matière igno­ble – le bois est con­sid­éré comme une matière noble, pas le plas­tique 3 – sem­blent évoluer de manière autonome. Présen­tée par Phia Ménard comme une choré­gra­phie pour mar­i­on­net­tiste et mar­i­on­nettes, avec un dis­posi­tif de ven­ti­la­tion et quelques acces­soires (sacs plas­tique, man­teau, paire de ciseaux, rouleau adhésif, canne et para­pluie), sur les notes de trois œuvres musi­cales de Claude Debussy (L’après-midi d’un faune, Noc­turnes, Dia­logue de la Mer et du Vent), cette pièce serait née d’une vision au Muséum d’Histoire Naturelle de Nantes en octo­bre 2008 : « Déam­bu­lant dans le musée seule la nuit, je pas­sais de longues heures à saisir ce qui me trou­blait dans un pareil espace, entourée de mam­mifères inan­imés par­mi les plus sauvages. Je finis par com­pren­dre que c’était l’absence de courant d’air qui me fai­sait défaut. J’installais donc dans la galerie de l’évolution une série de brasseurs d’air silen­cieux. C’est sous le léger crisse­ment des pelages que je pris con­science que je me trou­vais finale­ment dans un lieu de la représen­ta­tion de la mort. Le musée devînt alors pour moi un cimetière dans lequel je décidais de réin­tro­duire de la vie sous une forme inat­ten­due. Un sac plas­tique rose lesté se mit donc à cir­culer par­mi les ani­maux figés, tel un vis­i­teur inadéquat ! De là naquit l’envie d’écrire une forme choré­graphique pour sacs plas­tiques trans­for­més. »4 Par­al­lèle­ment à cette vision poé­tique, la créa­trice s’intéresse aux change­ments d’humeurs liés aux con­di­tions ther­miques. D’après une étude menée par l’Université de Munich, rel­a­tive aux inter­ac­tions entre le « foehn » et les com­porte­ments humains, il y aurait une aug­men­ta­tion de 10% du nom­bre de sui­cides et d’accidents lors d’épisodes de ce vent chaud et sec en Europe. En com­plé­ment de son cycle sur les « Pièces de Vent », (L’après-midi d’un foehn créé en 2008 puis Vor­tex en 2011), l’artiste pour­suit son explo­ration des matières et met en scène P.P.P 5, pre­mière forme des « Pièces de Glace » en 2008 : « Jon­gler de la glace est plus qu’un défi, c’est un dia­logue avec une matière se trans­for­mant à chaque instant. Du bloc con­gelé à la flaque d’eau, un par­cours semé d’obstacles qui finit tou­jours par vous ramen­er à la posi­tion par­al­lèle au planch­er ! ». Seule en scène au milieu d’un univers givré, elle y invente des mon­des hérités des grandes ères glaciaires. Sur un sol glis­sant, hos­tile et mer­veilleux, avec frigidaire au loin­tain, elle évolue sous des rangées de boules de glace sus­pendues dans les cin­tres – chutant vio­lem­ment au gré du dégel –, et abor­de métaphorique­ment son sujet de prédilec­tion : la mue, le change­ment et l’évolution : sa dif­fi­cile trans­for­ma­tion physique aus­si bien que sa per­pétuelle mue artis­tique.

Con­tes Immoraux — Mai­son Mère — ©️Jean-Luc Beau­jault

À la manière de Sisyphe, elle recon­stru­it des abris voués à l’effondrement

Habitée par l’Intranquillité, tenue en éveil par un imag­i­naire de la méta­mor­phose et nour­rie par ses recherch­es sur nos rela­tions aux matières, elle développe depuis 2018 le pro­jet « I.C.E » (Injonglabil­ité Com­plé­men­taire des Elé­ments) et élar­git son champ de créa­tions, jusque-là réservé au spec­ta­cle vivant, à des instal­la­tions pérennes ou éphémères.

Pour cette artiste-archi­tecte, l’installation ren­voie aux arts plas­tiques et à l’inerte, et la per­for­mance, à la mise en jeu d’un être humain, aléa­toire, irre­pro­ductible. On retrou­ve ces deux dimen­sions, qui l’intéressent égale­ment, dans les Con­tes immoraux 6 qu’elle créé en 2017. Mai­son Mère est le pre­mier con­te d’un trip­tyque né d’une com­mande de la Doc­u­men­ta 14, quin­quen­nale d’art con­tem­po­rain de Kas­sel, autour de la thé­ma­tique : « Appren­dre d’Athènes, pour un Par­lement des Corps ». Pour con­cevoir ce pre­mier volet, Phia Ménard songe aux habi­tats éphémères. En sou­venir d’un grand-père nan­tais enseveli sous les bombes pen­dant la Sec­onde guerre mon­di­ale et relégué à la fos­se com­mune, en mémoire de « l’absurdité du Plan Mar­shall et de la recon­struc­tion suiv­ant un mod­èle de mai­son pré­fab­riquée…», en écho à la crise migra­toire et à la ques­tion non résolue de l’habitat des sans-abris, elle s’est attaquée à l’esthétique de la décon­struc­tion. Seule en scène, telle une Ama­zone arrachée au dernier opus de Mad Max, elle con­stru­it un Parthénon de car­ton. Mag­nifique et dérisoire, l’édifice qu’elle parvient à ériger avec les plus grandes dif­fi­cultés, est voué – on le sent – à un anéan­tisse­ment pro­gram­mé. Après s’être acharnée pen­dant les deux-tiers de la représen­ta­tion à l’érection de ce tem­ple pré­caire, la per­formeuse s’ingénie à le défaire. Des trombes d’eau déver­sées sur l’édifice s’infiltrent lente­ment dans la toi­ture, jusqu’à trans­former l’œuvre plas­tique en décor de car­ton-pâte bran­lant. Instal­lée côté cour pen­dant une sorte d’épilogue de la représen­ta­tion, Phia Ménard assiste à la mort annon­cée de son pro­jet. Impuis­sante et médusée – à l’instar du pub­lic inqui­et –, par la beauté ven­imeuse de ces décom­bres fumant…

Cri d’alarme anthro­pocène ? Geste poé­tique et poli­tique, comme la plu­part des œuvres
de la com­pag­nie Non Nova ? La créa­trice pro­téi­forme a choisi cette métaphore
pour évo­quer une Europe en éter­nelle déconstruction/ recon­struc­tion. Après cet
Écroule­ment de la Baliv­er­na peut-être annon­ci­a­teur de mon­des meilleurs, le
cycle des Con­tes immoraux étalé sur trois années, se pour­suiv­ra par Temps Père et La Ren­con­tre Inter­dite.


  1. Dans L’eau et les rêves (1942), essai d’esthétique lit­téraire, Gas­ton Bachelard s’intéresse à l’un des qua­tre élé­ments matériels – l’eau – qui, avec le feu, la terre et l’air, régi­rait l’ensemble des forces imag­i­nantes de notre esprit. ↩︎
  2. L’après-midi d’un foehn, Ver­sion 1, pre­mière des « Pièces du Vent » au muséum d’Histoire Naturelle de Nantes, 2008. ↩︎
  3. Cf Jean Bau­drillard, « Bois naturel, bois cul­turel », Le sys­tème des objets, Tel/ Gal­li­mard, 1968. ↩︎
  4. Tous les pro­pos de Phia Ménard cités en italique sont emprun­tés au site de la com­pag­nie Non nova : www.cienova.com/ ↩︎
  5. P.P.P., Manip­u­la­tion de matières – Pièce de Glace, inter­prétée et mise en scène par Phia Ménard, jan­vi­er 2008. ↩︎

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Phia Ménard
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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