Une voix
Marguerite Duras a un statut qui n’appartient qu’à elle. Une stature de Boudha féminin, qui, comme les dieux et les oracles a une parole brève mais essentielle. Des écrits de cette qualité-là, aussi. Elle règne dans un lieu qu’elle occupe seule. Intouchable. Retirée dans ses terres de mer ‑Trouville· ou ses terres de roses — ‑Neauphle·. Elle tient ses assises annuelles à Hyères, au festival, entourée d’une cour éperdue, exclue, aimée selon un flux et un reflux dont elle organise les lunaisons. Elle a une adresse à Paris. Un secrétaire qui filtre. Elle vit, je crois, dans une extrême solitude.
Imposée d’abord par des ruptures personnelles, politiques ‑un homme, le P.C.-. Dont elle a beaucoup souffert. De cette souffrance elle n’a jamais cessé de parler. Elle l’a appelée amour. Elle n’a écrit que sur ce sujet ou ses doubles, la haine, la mort. Maintenant elle a près d’elle« l’homme atlantique ».
Elle lui fait don de ses livres, de sa parole, de ses films. Elle ne peut survivre — après avoir traversé toutes les ivresses· que dans un narcissisme qui la protège (elle est Duras, Marguerite Duras) qu’elle organise mais qui laisse toujours béante la blessure fondamentale, la perte, la recherche, l’espoir de ramour. Elle y croit comme seul un enfant peut croire. Elle a gardé un esprit d’enfance. Il y a des années et des années que cela dure.
Elle a acquis dans cette attente, cette douleur, une aura. Elle n’est pas pourtant un de ces maîtres à penser qui, pour un an ou dix ans donne une doctrine en « isme » que Paris ronge comme un os. Elle n’est plus un écrivain, comme elle l’a remarqué, dont on encense ou recense les livres. Ils sont au delà de la critique. Ils sont. Qu’en écrire de plus. Ils ne sont pas critiquables. C’est le dernier « Duras » avec sa fascination incantatoire, répétitive, irremplaçable. Elle n’est pas une cinéaste qui fait recette au box office mais, ses films sont dans toutes les mémoires, les histoires du cinéma et, avec une souveraine assurance, elle a été jusqu’au point limite de la déconstruction du langage, jusqu’à l’image noire.
Une voix irremplaçable
Pourtant personne ne peut contourner Duras. Dans aucun domaine. Elle parle à l’imaginaire et à l’intelligence. Elle les sollicite sans cesse. Elle fait et est référence parce que le regard qu’elle porte sur le monde interroge le monde là où l’on croyait qu’il ne posait pas de question.
Quand Serge July par exemple lui a demandé de tenir la chronique d’un été dans Libération elle a été la seule, en 80, à relier des mots que la triste quotidienneté de la politique a séparés : pouvoir et morale. Elle a écrit : « Anouar el Sadate a enterré l’empereur d’Iran avec une pompe égale à celle à laquelle il aurait eu droit s’il avait été en pleine gloire, régnant et pur. Cela parce qu’au cours de la guerre de 73 ce même empereur avait rendu un service au peuple égyptien. Sadate avait dit : je n’oublierai jamais. Il n’a pas oublié. Sadate a conduit le deuil du Shah d’Iran seul sur la scène mondiale. A côté de lui if y avait le « voyou » Nixon. Je troque aisément le Watergate, une fraude électorale de plus ou de moins, contre ce geste d’aller au Caire. Il y est allé parce que, du moment que dans les bons jours l’Amérique était allée à Persépolis, elle se devait dans
les jours noirs d’aller aussi au Caire. Il n’y avait aucun doute possible, il tallait aller
au Caire comme on était allé à Persépolis quand on connaissait déjà les crimes de l’empereur.
Ce manque de loyauté est beaucoup plus grave pour Carter que la compromission du fait de son frère et pour Giscard d’Estaing que les cadeaux de Bokassa ou le trafic boursier. De Gaulle serait allé au Caire. Ça doit être très rare de ne faire qu’un avec sa fonction, d’oser, d’être le même individu face à l’Etat et face à la vie. »
Quand, au début 70, les femmes sont entrées dans le mouvement et que l’on a parlé de nouveau de féminisme, de luttes, de changements de société ou de mentalité, alors que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir était le livre de référence théorique et historique, les romans de Marguerite Duras et leur écriture furent les premiers à poser le problème du langage femme, de son existence et de sa spécificité éventuelle. Plus que Colette ou Virginia Woolf elle est “devenue l’objet d’un culte littéraire Bien qu’elle se soit toujours tenue en dehors de toutes manifestations publiques et qu’elle ait peu encouragé l’utilisation de son nom, quelque part se tenait Marguerite avec une force de papesse involontaire. Les femmes se reconnaissaient, tremblantes et admiratives dans ce qu’elle écrivait. Anne-Marie Stretter devient un nom magique qui prit le visage de Delphine Seyrig et la voix de Jeanne Moreau. Et le cri du vice· consul et l’attente de la mendiante, tous ces gens qui mouraient d’amour ou de faim, de la faim
de l’amour rentrèrent dans l’imaginaire collectif des lectrices qui, par ailleurs, s’insurgeaient contre la dépendance sentimentale des femmes. Ce qu’elle écrivait était ressenti comme le « c’est comme cela que nous sommes » et n’amenait aucune critique militante. Elle était protégée, comme la seiche, par son encre, ce nuage noir de la magie du style.Quand elle s’est mise à faire du cinéma, à remplacer progressivement et pour un temps l’écriture par les images et la voix, là aussi, elle était attendue et a été entendue. Elle délivrait le cinéma de la narration classique, introduisait un tempo nouveau.L’avant-garde avait existé avant elle, avec ses recherches, ses lenteurs, sa découverte du temps réel, de l’interstice, du rien, du décalage son/ image. Elle n’arrivait pas en pionnière, simplement elle arrivait. Toujours avec cette ignorance des autres qui est une superbe protection, une manière royale d’être soi. Elle y est venue en autodidacte et son ignorance a balayé toutes les sciences. Elle a mis dix ans à détraquer le langage pellicule. A le rendre au blanc et au noir, à rendre le spectateur actif et non plus captif. Bref à n’avoir peur de rien. Surtout du système ou des systèmes. Elle a d’abord adapté fidèlement ses livres. Elle a fait des erreurs, puis pris l’assurance du persan ou du huron de la fable qui débarque à Paris. Progressivement l’image a repris son statut d’image, et la voix son statut de voix.